Le voyage interstellaire, un « rêve » réalisable? (analyse)
« Il n’y a pas de planète B », martèlent les militants pour le climat. Il est vrai qu’envoyer un vaisseau vers une exoplanète habitable soulève de gigantesques défis techniques, énergétiques et humains. Quelles solutions? Où en est la recherche? Voyage interstellaire avec l’astrophysicien André Füzfa, de l’UNamur.
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La détection d’exoplanètes rocheuses potentiellement habitables progresse à grands pas. La mise en service, ces prochaines années, de télescopes terrestres et spatiaux plus puissants permettra de sonder avec une précision inédite l’atmosphère de ces mondes situés hors du système solaire. Près de cinq mille exoplanètes ont été découvertes au cours des vingt-cinq dernières années, dont quelques-unes ressemblent à la Terre et sont situées dans la « zone d’habitabilité » de leur étoile, région où la température à la surface d’une planète permet à l’eau de demeurer liquide. « Je m’attends à ce que les nouvelles générations de grands télescopes décèlent des biosignatures dans l’atmosphère de ces planètes d’ici à dix ou quinze ans », confie André Füzfa, professeur à l’UNamur, où il enseigne la cosmologie et la gravitation relativiste. « D’aucuns, y compris des scientifiques, espèrent secrètement que ce travail de recherche de planètes habitables constitue le prélude à leur exploration robotique, puis à leur colonisation. Cet espoir méconnaît ou sous-estime les défis épineux du voyage interstellaire. »
Envoyer une sonde vers Proxima b équivaut à parcourir dix mille fois la distance Terre-Neptune.
L’une des « exoterres » observées par les télescopes pourrait-elle néanmoins servir un jour de refuge à une humanité confrontée à l’accélération et à l’intensification des dérèglements climatiques sur Terre? « Peu de chercheurs osent franchir ce pas publiquement, répond l’astrophysicien. Il y a tout de même, chez certains, un réflexe de fuite en avant. Le souci est que notre planète sera sans doute devenue inhospitalière bien avant qu’on ait découvert le moyen d’émigrer sur une exoplanète. J’ai aussi entendu des esprits cyniques et fatalistes avancer cet argument: selon eux, l’état désastreux de la planète nous acculera à tenter l’aventure! »
Une exoterre refuge pour l’humanité?
Ce n’est pas le discours des militants pour le climat. Tandis qu’Homo sapiens poursuit le saccage de sa planète au point de risquer de se condamner à un « avenir infernal » – dixit António Guterres, secrétaire général de l’ONU -, ils clament qu' »il n’y a pas de planète B ». Des scientifiques confirment: « Aux vitesses atteintes aujourd’hui, autour de 50 000 kilomètres par heure, rejoindre une terre de secours prendrait plusieurs milliers d’années, avance l’astrophysicien franco-canadien Hubert Reeves. Nous sommes condamnés à apprendre à vivre avec notre planète. » Son confrère suisse Didier Queloz, prix Nobel de physique en 2019, récompensé avec Michel Mayor pour la découverte, en 1995, de la toute première exoplanète, 51 Pegasi b, est du même avis: « Penser que lorsque les choses tourneront vraiment mal nous pourrons nous réfugier ailleurs est irresponsable. Nous ne sommes pas faits pour survivre sur une autre planète. L’espèce humaine a évolué et s’est développée sur Terre. Nous ferions mieux de consacrer notre temps et notre énergie à en prendre soin. »
Ces avertissements n’empêchent pas une poignée de brillants physiciens et ingénieurs de se passionner pour le voyage interstellaire. « A la différence du voyage dans le temps, non compatible avec les lois de la physique conventionnelle, le voyage vers les étoiles, autre grand thème de science-fiction, est théoriquement possible, note André Füzfa, spécialiste de la modélisation de telles expéditions. Mais le prix à payer rend l’entreprise effrayante et dangereuse. Une mission extrasolaire exige de franchir un gap technologique phénoménal. Il faut réussir à faire dix mille fois mieux que ce que nous faisons aujourd’hui. Je m’explique: aller jusqu’à la planète Neptune, survolée jusqu’ici par une seule sonde spatiale, Voyager 2, représente un déplacement dix mille fois plus long que le trajet Terre-Lune. Et atteindre le système planétaire de Proxima du Centaure, l’étoile la plus proche de nous, située à 4,2 années-lumière, équivaut à parcourir dix mille fois la distance entre la Terre et Neptune. Avec les technologies actuelles, un voyage jusqu’à l’exoplanète Proxima b, qui gravite autour de Proxima du Centaure, prendrait environ quarante mille ans. Même si nous parvenons à mettre au point un mode de propulsion permettant à un vaisseau d’atteindre une vitesse proche de celle de la lumière, le défi principal resterait le coût énergétique d’un voyage interstellaire. Envoyer à cette vitesse un engin d’une centaine de tonnes vers Proxima b du Centaure exigerait, rien que pour l’aller simple, d’épuiser toutes les ressources terrestres pendant des décennies! »
Le voyage interstellaire, domaine sous-investi
Thème majeur de la science-fiction en littérature, au cinéma, en bande dessinée et en jeux vidéo, la colonisation de l’espace a connu son âge d’or autour des… Golden Sixties. Dans la saga Dune, de Frank Herbert, dont le premier tome a été écrit en 1965, la galaxie est largement colonisée par l’humanité. Les séries télévisées et films Star Trek (1966 à nos jours) décrivent une Fédération des planètes unies dont font partie l’humanité et d’autres espèces intelligentes. En revanche, dans le Cycle de Fondation d’Isaac Asimov, publié entre 1951 et 1993, aucune civilisation extraterrestre n’a été découverte dans la galaxie, colonisée par l’humanité dans un lointain futur. « Toutes ces oeuvres témoignent d’un positivisme charmant mais un peu naïf, analyse André Füzfa. Grâce aux sauts dans l' »hyperespace », le voyage interstellaire apparaît comme un banal trajet en train ou en avion sur Terre. Nous avons aujourd’hui une approche plus mature des voyages vers les étoiles. Mais le domaine a été négligé par la recherche ces dernières décennies. »
Des « vaisseaux-monde » pour convoyer les colons
Plusieurs options sont envisagées par les scientifiques pour une odyssée vers les exoplanètes habitables. Certaines sont spéculatives, d’autres plus réalistes. La première est la construction d’un ou de plusieurs « vaisseaux-monde », arches autonomes conçues pour convoyer une population de colons. Ces paquebots spatiaux seraient pourvus d’un écosystème complet capable de nourrir leurs occupants pendant des siècles. Le film d’animation WALL-E (2008), d’Andrew Stanton, illustre les conséquences probables d’une aussi longue errance en vase clos. Dépendants des machines, les passagers mèneraient une vie oisive. « Après quelques centaines ou milliers d’années de voyage, que restera-t-il à bord de l’intelligence humaine? , s’interroge André Füzfa. On voit déjà les dégâts psychologiques et autres que peuvent causer quelques mois de confinement sur Terre pour cause de crise sanitaire! A ce risque s’ajoute, une fois encore, la question des besoins énergétiques faramineux exigés par un tel projet « légalement ». »
Défier Einstein et sa théorie de la relativité
Autre piste pour atteindre des planètes situées à des années- lumière: les trous de ver (wormhole), ces connexions entre deux points de l’espace-temps. Popularisés par Contact, le roman de l’astronome américain Carl Sagan, et par Interstellar, le film culte de Christopher Nolan, ces raccourcis permettraient de voyager d’étoile en étoile à une vitesse plus élevée que la lumière, défiant ainsi Einstein et sa théorie de la relativité. « Le modèle mathématique est bien posé, mais sa concrétisation exige une physique autorisant non seulement l’existence et le maintien de ces « tunnels », mais également leur création à des énergies accessibles, précise le physicien namurois. En outre, les trous de ver doivent être traversables par l’être humain. C’est de la physique spéculative, tout comme la propulsion de type warp drive, qui utilise une énergie dite « exotique » pour déformer l’espace-temps autour du vaisseau spatial. L’espace est contracté en avant de l’engin et allongé derrière lui. Le principe, que l’on retrouve dans l’univers de fiction de Star Trek, a un fondement scientifique sérieux, et les recherches initiées en 1994 par le physicien mexicain Miguel Alcubierre se poursuivent. Mais les ingénieurs ne savent comment faire fonctionner un tel moteur dans la réalité. S’ils y parvenaient, il ferait voyager un vaisseau à une vitesse supraluminique, soit plus de 300 000 kilomètres par seconde. La théorie de la relativité restreinte fait de la vitesse de la lumière un mur infranchissable, mais l’astuce d’Alcubierre permettrait de le contourner.
Un effet de la dilatation du temps
Se déplacer plus rapidement que la lumière n’est pas une nécessité pour les voyages interstellaires, remarque André Füzfa. Sauf si le destin de l’humanité est de constituer un empire galactique, façon Fondation ou Star Wars. En revanche, plus un vaisseau se rapproche de la vitesse de la lumière, plus les effets de la relativité se manifestent: dilatation du temps et contraction de la distance. L’équipage parcourt l’univers pendant des millénaires, tandis que quelques années s’écoulent à bord. Le temps local dans le vaisseau interstellaire devient compatible avec la durée d’une vie humaine. Mais pour que cet effet de la relativité restreinte soit notable, il faut une accélération longue et constante qui nécessite des quantités d’énergie colossales.
Un voyage interstellaire exige d’épuiser toutes les ressources terrestres pendant des décennies!
Propulsion nucléaire et moteurs à plasma
Les scientifiques pragmatiques avancent des solutions plus plausibles, qui visent à maximiser l’efficacité de la propulsion. L’une d’elles est la propulsion nucléaire thermique, qui offre un meilleur rendement que la propulsion chimique utilisée par les lanceurs actuels. De nombreux prototypes de réacteurs ont été testés par la Nasa entre 1960 et 1972 dans le cadre du projet Nerva. Il était même prévu, en 1971, de doter le dernier étage de la fusée Saturn d’un moteur nucléaire réutilisable. La fin du programme Apollo, un an plus tard, a mis fin aux essais. « Cette option convient aux missions interplanétaires, mais la vitesse est insuffisante pour atteindre les étoiles dans un délai compatible avec la durée de la vie humaine », signale André Füzfa.
Des études ont été réalisées sur des modes de propulsion plus performants, comme la fusion nucléaire et la propulsion nucléaire pulsée. L’une des tentatives de conception d’un véhicule à impulsions nucléaires est le projet Longshot, sur lequel la Nasa a planché il y a une trentaine d’années. L’engin devait atteindre Proxima du Centaure en cent ans. Autre solution, qui a l’avantage de consommer très peu de carburant: les propulseurs électriques, ou moteurs à plasma, déjà en usage sur certains satellites, et qui pourraient s’imposer pour des futures missions lointaines.
La puissance de l’antimatière
Une alternative pour les vaisseaux spatiaux du futur est la propulsion par antimatière. Certains physiciens estiment que cette technologie sera techniquement mûre dès la fin de la décennie. On prétend même que SpaceX travaille secrètement sur ce mode de propulsion inédit. « Le plus compliqué est de produire cette matière composée d’antiparticules de façon significative, relève André Füzfa. L’accélérateur de particules du Cern, à Genève, n’a produit qu’une quantité infime d’atomes d’anti- hydrogène en plusieurs années, alors qu’il en faudrait plusieurs tonnes pour propulser une fusée interstellaire. » En 2006, la Nasa estimait que quelques dizaines de milligrammes d’antimatière suffiraient pour une mission humaine Terre-Mars.
A la faveur du rapprochement des deux planètes, qui se produit tous les vingt-six mois, un voyage habité vers Mars prend deux cent soixante jours environ avec les carburants actuels. Avec une propulsion par antimatière, l’équipage arriverait sur la planète rouge en une quarantaine de jours. Selon certains scientifiques, l’antimatière permettrait même d’atteindre une vitesse égale à près de 40% de la vitesse de la lumière, ce qui réduirait à une décennie environ le temps de voyage vers Proxima b du Centaure. « Les obstacles techniques pour construire un moteur à antimatière, notamment le contrôle des éjections de particules à très haute énergie, sont énormes, prévient André Füzfa. Il faut beaucoup d’énergie pour produire une petite quantité d’antimatière, qui doit être strictement confinée sous peine d’un feu d’artifice inédit! »
La propulsion à énergie dirigée est notre chemin de fer du futur
prédit André Füzfa (UNamur)
La propulsion à énergie dirigée
En fin de compte, la piste la plus prometteuse pour rendre accessible le voyage interstellaire semble être la propulsion photonique (à l’aide des photons, les particules de lumière émises par le soleil). Le principe consiste à transférer l’énergie de la lumière à un objet. Les photons frappent une voile solaire et la mettent en mouvement. Atout de ce mode de propulsion: l’énergie est gratuite et abondante. Toutefois, plus le vaisseau s’éloigne du soleil, plus le rayonnement diminue. D’où l’idée de la « propulsion à énergie dirigée ». Des faisceaux laser provenant de la Terre envoient des flux de photons sur les réflecteurs du vaisseau, propulsé ainsi sur des milliards de kilomètres. Selon le physicien Philip Lubin, directeur de Deep-In, un projet soutenu par la Nasa, un engin inhabité de cent kilos atteindrait Mars en trois jours avec ce mode de propulsion. Le trajet pour un vaisseau avec équipage de type capsule Orion prendrait un mois, au lieu de cinq. Les voyages interstellaires se retrouveraient à portée de vie humaine.
Faire l’économie du carburant embarqué
« La propulsion à énergie dirigée est notre chemin de fer du futur, assure André Füzfa. Elle permet de transférer, sans fil et sur de très longues distances, l’énergie de l’endroit où elle est produite, près du soleil, au lieu où elle est consommée. Cette révolution conduira à « l’électrification de l’espace », donc à une nouvelle ère de l’aventure spatiale. Les fusées actuelles sont peu performantes parce que lourdes, car elles doivent emporter d’énormes quantités de carburant. La propulsion par laser photonique a l’avantage de faire l’économie du carburant embarqué. Seule une petite quantité est encore nécessaire, pour les manoeuvres. On peut encore améliorer les performances en ajoutant une propulsion électrique, alimentée par le faisceau laser. »
Le coût de la sonde miniaturisée dotée d’une voile solaire, environ six millions de dollars, n’est qu’une part minime du budget du système. L‘émetteur laser, lui, atteint les dix milliards de dollars. « Ce n’est pas si exorbitant, estime le chercheur belge: le grand télescope spatial James-Webb a la même valeur. Oserais-je mentionner, à titre de comparaison, qu’on évalue à deux cents milliards de dollars le coût pour l’émirat du Qatar de l’organisation du Mondial de football 2022? »
Impossible de freiner la sonde
Actuellement, les sondes les plus rapides construites par l’homme ont une vitesse égale à 0,01% de la vitesse de la lumière. Avec une combinaison de lasers géants mis en orbite, une minuscule sonde équipée de capteurs pourrait atteindre un quart de la vitesse de la lumière, selon Philip Lubin. A cette allure, elle dépasserait la planète Mars en trente minutes et atteindrait Proxima du Centaure en quinze ans. Un inconvénient tout de même: un vaisseau lancé à une telle vitesse ne parviendra pas à freiner pour se mettre en orbite autour d’une planète. « Pour arrêter l’engin, il faudrait un second laser ou un miroir à l’arrivée, explique André Füzfa. Une sonde envoyée vers Proxima traverserait son système planétaire en une heure à peine! »
Lancé début 2016, le projet Breakthrough Starshot a précisément pour objectif d’envoyer une flottille de nano sondes équipées de voiles solaires vers la planète Proxima b du Centaure. Le faible poids de ces engins (environ un gramme), grands comme des timbres, allié à la puissance du laser terrestre utilisé pour les propulser (jusqu’à 100 gigawatts), leur permettrait d’atteindre 20% de la vitesse de la lumière dans le vide, soit 60 000 kilomètres par seconde. Les minisondes pourraient survoler l’exoplanète une vingtaine d’années après leur lancement, prévu pour la fin de ce siècle. Il faudrait patienter quatre années supplémentaires pour recevoir les images enregistrées par les engins, équipés de caméras et de systèmes de communication.
Le multimilliardaire russo-israélien Iouri Milner a décidé d’investir cent millions de dollars dans la fondation chargée de chapeauter ce programme, qui a eu l’appui de plusieurs scientifiques de renom, dont le physicien Stephen Hawking, star mondiale et esprit hors norme, décédé en 2018. « Depuis lors, Breakthrough Starshot communique peu, déplore André Füzfa. Les nanosondes et les matériaux de la voile sont en cours de tests. Les appels d’offres pour la construction d’un laser de puissance limitée ont été lancés. Le projet en est au stade du démonstrateur technologique, qui pourrait avoir des applications diverses dans le système solaire. »
Un grand schisme au XXIIe siècle?
En 2017, Stephen Hawking a lancé, de Pékin, un appel aux investisseurs intéressés par son projet Breakthrough Starshot. Jouant au prophète de l’Apocalypse, il a affirmé que l’humanité disparaîtrait avant 2600, à moins de s’aventurer vers des contrées non encore explorées. Cette idée controversée de grande migration de l’espèce vers les étoiles est relayée par les messies de notre temps que sont Jeff Bezos (Blue Origin) et Elon Musk (SpaceX), dont l’obsession est de faire de l’humanité une espèce interplanétaire. « Si projets d’exode il y a dans le futur, une question éthique se posera, prédit André Füzfa. Le choix de partir sera-t-il populaire et démocratique, ou réservé à une élite richissime? Je m’attends à un grand schisme entre humains. D’un côté, il y aura les nomades, des explorateurs et des cow-boys, dont certains voudront créer des empires industriels sur la Lune et sur Mars ou aller vers une exoplanète habitable, convaincus que la vocation de l’homme est de franchir de nouvelles frontières. De l’autre, il y aura les sédentaires, qui resteront sur Terre pour tenter de soigner la planète, malade du changement climatique, de l’épuisement des ressources et de la croissance démographique. »
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