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Andrew Knoll, géologue: «Musk oublie que Mars est une planète hostile. Mieux vaut préserver la Terre» (entretien)
L’éminent géologue Andrew Knoll fouille le passé pour mieux parler de l’avenir. Dans son dernier ouvrage, Une brève histoire de la Terre, il met en garde: nous sommes entrés dans une nouvelle ère, où l’humanité est devenue une force géologique capable d’altérer durablement l’équilibre terrestre.
Il scrute les roches comme d’autres les archives, traquant dans la matière brute les récits enfouis du passé. Andrew Knoll est un géologue, un vrai, un de ceux qui lisent la Terre comme un immense palimpseste dont chaque strate raconte une époque révolue. Professeur émérite à Harvard, il est l’un des plus grands spécialistes mondiaux du Précambrien, cette période obscure où la vie s’inventait à tâtons. Son nom figure au panthéon des géologues qui ont éclairé notre compréhension des interactions entre biosphère et géosphère.
Mais si Andrew Knoll fouille le passé, c’est pour mieux nous parler de l’avenir. Car ce que la géologie nous enseigne, c’est que rien n’est figé. La Terre a toujours changé, mais jamais à une vitesse aussi vertigineuse que sous l’effet des activités humaines. Son dernier livre, Une brève histoire de la Terre, n’est pas qu’un récit érudit sur 4,5 milliards d’années de bouleversements planétaires. C’est un avertissement limpide: nous sommes entrés dans une nouvelle ère, où l’humanité est devenue une force géologique capable d’altérer durablement l’équilibre terrestre.
Avec la sagesse de celui qui sait que le temps géologique ne pardonne pas, il rappelle une évidence trop souvent occultée: notre maison est ici, sur Terre. Et nous n’avons pas de planète de rechange. Jusqu’à preuve du contraire.
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire une histoire de la Terre accessible à tous?
Pendant l’essentiel de ma carrière, j’ai écrit pour mes pairs, des scientifiques. Mais j’ai toujours attaché une grande importance à la transmission du savoir. L’histoire de la Terre est non seulement fascinante, mais aussi essentielle pour comprendre les enjeux du XXIe siècle. Il y a une joie à contempler la nature, et un plaisir tout aussi grand à en comprendre les mécanismes et l’histoire: la formation des montagnes, l’incroyable diversité du vivant, l’air que nous respirons… Je voulais partager cette compréhension avec un large public. Mon autre motivation était d’aider à mieux saisir les bouleversements planétaires actuels en les replaçant dans la profondeur du temps géologique. Les échos entre notre époque et le passé de la Terre sont à la fois inquiétants et porteurs d’un message: ils nous appellent à l’action, pour nous et pour les générations à venir.
«Il ne faut pas compter sur la résilience de la Terre pour régler nos problèmes.»
Votre histoire est ambitieuse. Elle couvre 4,5 milliards d’années en 270 pages. Comment avez-vous fait vos choix pour concilier accessibilité et complexité?
Avant d’écrire Une brève histoire de la Terre, j’ai enseigné pendant plus de 40 ans à l’université et j’ai donné des conférences sur cinq continents. Tout bon pédagogue apprend vite qu’il faut aller à l’essentiel et accepter de laisser certains détails de côté. J’ai structuré mon récit autour de huit grandes questions qui offrent un cadre pour penser l’histoire de la Terre. Comment notre planète s’est-elle formée, et en quoi sa composition chimique initiale a-t-elle influencé son évolution? Pourquoi la Terre est-elle dynamique, avec des océans qui s’ouvrent et se referment, des montagnes qui s’élèvent avant d’être érodées? Comment la vie est-elle apparue et a-t-elle perduré pendant plus de quatre milliards d’années? Ce sont les questions qui m’ont servi de fil conducteur.
L’un des moments forts de l’ouvrage, c’est lorsque vous montrez que les extinctions passées ont nécessité des millions d’années avant que la vie ne se reconstruise. Que nous apprend ce constat sur l’urgence climatique actuelle?
Il est vrai que la biodiversité finit toujours par rebondir après une crise majeure. Certains en concluent que nous n’avons pas à nous inquiéter des pertes d’espèces actuelles. Mais il faut comprendre l’échelle de temps en jeu: les écosystèmes mettent des millions d’années à se reconstituer. Pour nos petits-enfants et, d’ailleurs, pour l’humanité entière à court et moyen termes, une extinction est définitive. Un bouleversement écologique est, à notre échelle, irréversible.
La résilience de la Terre vous inspire-t-elle face aux défis écologiques actuels?
Depuis toujours, l’humanité se demande si la vie existe ailleurs dans l’univers. Aujourd’hui, nous commençons à explorer cette question scientifiquement. On s’intéresse beaucoup aux conditions nécessaires à l’émergence de la vie, mais ce qui me fascine, c’est sa persistance. Ce qui est peut-être unique sur Terre, ce n’est pas tant que la vie y soit apparue, mais qu’elle ait survécu à quatre milliards d’années de bouleversements. Cela dit, si la vie a survécu aux extinctions passées, ce n’est pas le cas de nombreuses espèces. Lors de la grande crise d’il y a 252 millions d’années, certains coraux, qui bâtissaient autrefois les récifs, ont disparu à jamais. Les trilobites, ces arthropodes marins emblématiques, n’ont pas survécu non plus. Il y a 66 millions d’années, les mammifères ont traversé l’impact d’une météorite géante… mais les dinosaures, eux, ont disparu en un instant –enfin, pas tout à fait, les oiseaux en sont les descendants, mais les grands dinosaures qui font rêver les enfants ont bel et bien disparu. Il ne faut pas compter sur la résilience de la Terre pour régler nos problèmes. Ce qui me donne de l’espoir, en revanche, ce sont les progrès technologiques et scientifiques qui nous offrent encore une chance de changer le cours des choses.
Que pensez-vous de l’idée d’un «retour à la nature», souvent mise en avant dans les discours écologistes?
Préserver et restaurer la nature est évidemment bénéfique pour tous. Et il est essentiel de réfléchir à notre mode de vie: comment nous nous déplaçons, ce que nous mangeons, comment nous chauffons ou refroidissons nos habitations. Mais je doute que beaucoup de personnes en Occident souhaitent un véritable retour à la nature, si cela signifie renoncer aux technologies qui améliorent nos vies. De même, ceux qui vivent au plus près de la nature par nécessité apprécieraient sans doute d’avoir accès aux avancées technologiques dont nous bénéficions. Plutôt qu’un retour en arrière, je prône une approche plus consciente, un mode de vie réfléchi. D’autant que les processus naturels d’absorption du dioxyde de carbone se déroulent sur des centaines voire des milliers d’années. Autrement dit, une fois émis, le CO2 reste dans l’atmosphère bien au-delà d’une durée de vie humaine. Les progrès récents en matière d’énergies renouvelables ralentissent donc la dégradation du climat, mais ne l’améliorent pas encore. C’est pourquoi je suis favorable à une intensification des efforts pour retirer le CO2 de l’atmosphère. Des avancées prometteuses existent, et si elles sont développées à grande échelle, elles pourraient véritablement changer notre avenir climatique.
Justement, comment le géologue que vous êtes perçoit notre avenir climatique et, d’une manière générale, les débats actuels sur la transition écologique?
Aux Etats-Unis, le débat politique sur le changement climatique est souvent décourageant. Certains responsables refusent d’admettre l’existence du problème, encore moins d’y apporter des solutions. La désinformation, véritable fléau du XXIe siècle, leur permet de rester en place. Cependant, la situation évolue: de plus en plus de citoyens font l’expérience directe de vagues de chaleur inhabituelles, d’incendies plus fréquents et violents, de tempêtes plus puissantes…
Votre livre montre à quel point l’humanité transforme la planète. Comment concilier croissance humaine et durabilité écologique?
L’explosion démographique du siècle dernier est indéniablement un facteur clé du changement global. Mais elle résulte aussi d’avancées majeures qui ont amélioré nos conditions de vie: un meilleur accès à l’énergie, à des engrais et des techniques agricoles optimisant les rendements, ainsi que des progrès médicaux qui ont éradiqué certaines maladies et en ont maîtrisé d’autres. En 1968, Paul et Anne Ehrlich publiaient The Population Bomb, où ils prédisaient que la croissance démographique conduirait à des famines et des catastrophes majeures. Un demi-siècle plus tard, ces scénarios ne se sont pas matérialisés. Cela ne signifie pas que les limites à la croissance n’existent pas, mais que l’ingéniosité humaine peut être une force positive. De nombreuses projections suggèrent que la population mondiale se stabilisera d’ici à 2080. Si cela se confirme, les avancées technologiques que nous développons aujourd’hui pourraient nous permettre de concilier la présence humaine sur Terre avec un avenir plus durable.
Vous décrivez la montée des eaux et la fonte des glaces, des phénomènes géologiques au cœur des crises climatiques. Comment voyez-vous leur évolution?
D’un point de vue scientifique, c’est assez simple: plus la Terre se réchauffe, plus les glaciers fondent, libérant de l’eau qui s’ajoute aux océans et entraîne l’élévation du niveau marin. A cela s’ajoute un autre facteur: l’eau chaude se dilate, contribuant directement à cette montée des eaux. Dans l’histoire de la Terre, les glaciers ont connu des phases d’expansion et de récession. Mais aujourd’hui, comme pour tant d’autres aspects du changement climatique, c’est la vitesse du phénomène qui est alarmante. La Suisse, par exemple, a perdu 10% de sa masse glaciaire en seulement deux ans, entre 2022 et 2023. Et plus le climat se réchauffe rapidement, plus les glaciers disparaîtront vite, accélérant encore l’élévation du niveau des mers. Ce n’est pas un problème pour un futur lointain: dans de nombreuses villes côtières, ces changements se produisent déjà sous nos yeux.
Peut-on s’inspirer de la résilience planétaire, comme la reconstitution des écosystèmes après les extinctions de masse, pour repenser notre rapport à l’écologie?
Je ne suis pas certain que les extinctions de masse inspirent une nouvelle façon de penser l’écologie, mais l’écologie elle-même est essentielle pour comprendre ces événements: à la fois les catastrophes qui ont décimé la biodiversité et les processus qui ont permis son renouveau. L’écologie est une science intégrative: elle ne s’intéresse pas seulement aux espèces, mais aussi à leurs interactions entre elles et avec leur environnement. Lors des grandes extinctions, la disparition de nombreuses espèces a littéralement déchiré le tissu écologique de la Terre. Mais la reconstruction qui s’en est suivie a produit de nouveaux écosystèmes, avec des espèces inédites et de nouvelles dynamiques. Et pourtant, comme le disait Mark Twain, l’histoire ne se répète pas, elle rime: malgré ces changements, les règles fondamentales de l’écologie demeurent. Les espèces évoluent, mais les interactions entre plantes, animaux et microbes suivent des schémas qui persistent à travers les âges.
Pensez-vous que la compréhension de l’histoire géologique puisse influencer nos comportements face à la crise climatique?
C’est une question décisive et majeure, mais la réponse relève sans doute davantage de la sociologie que de la science. La science, elle, nous apporte d’autres constats majeurs sur les bouleversements actuels.
Lesquels?
Je pense à trois en particulier. D’abord, notre planète change aujourd’hui à une vitesse géologiquement exceptionnelle. Ensuite, au cours des 500 derniers millions d’années, les périodes de changements brusques ont systématiquement coïncidé avec des extinctions massives. Enfin, nous savons précisément pourquoi nous traversons cette crise: c’est notre propre activité qui en est la cause. J’espère que cette prise de conscience incitera chacun à agir. Je ne sous-estime pas la difficulté des changements nécessaires: les activités qui soutiennent notre vaste population mondiale sont souvent les mêmes qui aggravent la crise environnementale. Mais les progrès en matière d’énergies renouvelables, d’agriculture durable et d’autres innovations sont porteurs d’espoir.
«Affirmer que le réchauffement actuel est naturel, c’est un peu comme un enfant qui jure, une batte dans le dos, ne pas avoir cassé une vitre.»
Certains invoquent les cycles naturels (glaciations, tectonique des plaques, etc.) pour minimiser le rôle humain dans le réchauffement climatique. Que leur répondez-vous?
Nous disposons de données d’observation extrêmement précises sur les variations naturelles du climat, de la circulation océanique, de l’activité tectonique et même des fluctuations du rayonnement solaire au cours du dernier siècle. Aucune d’elles ne peut expliquer le réchauffement observé. En revanche, nous connaissons l’effet des gaz à effet de serre sur le climat: ils emprisonnent la chaleur dans l’atmosphère, et leur augmentation entraîne mécaniquement une hausse des températures. Or, nous mesurons cette hausse des concentrations depuis 70 ans, et le dioxyde de carbone a augmenté d’un tiers depuis mon enfance. La physique la plus élémentaire suffit à expliquer le lien entre cette augmentation et le réchauffement global. De plus, l’analyse chimique de ces gaz ne laisse aucun doute: leur origine est humaine, en grande partie due à la combustion des énergies fossiles. Affirmer que le réchauffement actuel est purement naturel, c’est un peu comme un enfant qui jure ne pas avoir cassé une vitre… tout en tenant une batte et une balle derrière son dos. Nous pouvons faire mieux. Et pour nos enfants, nous devons faire mieux.
Quel rôle les scientifiques doivent-ils jouer dans l’action politique et environnementale?
Les scientifiques sont avant tout des citoyens, et à ce titre, ils ont beaucoup à apporter au débat sur les bouleversements planétaires. Mais ils ne doivent pas être les seules voix à être entendues.
Toutefois, plusieurs observateurs souhaitent que les scientifiques prennent davantage la parole pour éclairer le débat public, notamment sur les projets martiens d’Elon Musk. Pensez-vous que Mars puisse réellement devenir un refuge viable pour l’humanité?
C’est très difficile à savoir, et il est encore plus difficile de prédire l’avenir sur ce point, mais une chose est certaine: Mars est une planète hostile. Son atmosphère est quasi inexistante et contient très peu d’oxygène. Il n’y a pas de sol au sens où nous l’entendons, ce qui signifie que les nutriments nécessaires à la croissance des plantes pourraient être extrêmement limités. L’eau liquide n’existe pas en surface de façon permanente. Transformer un environnement aussi inhospitalier en un lieu capable d’accueillir durablement des humains, même en petit nombre, représente un défi gigantesque. Plutôt que d’investir des sommes astronomiques pour tenter de rendre Mars habitable, il me semblerait plus judicieux –et surtout plus efficace– de préserver notre propre planète, qui est déjà un habitat naturellement viable pour l’humanité.
Existe-t-il des risques géologiques majeurs sur Mars, tels que des instabilités tectoniques ou environnementales, qui pourraient compromettre les ambitions du projet d’Elon Musk?
Mars connaît aujourd’hui une activité tectonique très limitée. Il n’y a donc pas de risque majeur de séismes violents ou d’éruptions volcaniques cataclysmiques. En revanche, l’un des défis environnementaux les plus sérieux est la présence de gigantesques tempêtes de poussière, qui peuvent englober la quasi-totalité de la planète pendant des semaines. Ces tempêtes réduisent fortement la lumière solaire disponible, ce qui poserait un problème critique pour l’énergie solaire, une ressource clé pour toute colonie martienne.
Les initiatives privées comme celles d’Elon Musk accélèrent-elles notre compréhension géologique de Mars, ou appellent-elle plutôt à une prudence éthique et scientifique?
En théorie, les initiatives privées peuvent contribuer à approfondir notre connaissance de Mars. Mais la question de la terraformation ou de l’installation humaine sur une autre planète concerne l’ensemble de l’humanité. Ce ne devrait pas être une décision laissée aux mains de quelques individus fortunés. Mars n’appartient à personne et à tout le monde à la fois. Une transformation aussi radicale de son environnement soulève des enjeux scientifiques, éthiques et philosophiques qui méritent un débat collectif, bien au-delà des ambitions de quelques visionnaires milliardaires.
Après des années à étudier l’histoire de la Terre, qu’est-ce qui continue à vous émerveiller le plus dans ces processus lents mais décisifs?
Ce qui me fascine le plus, c’est que la Terre enregistre sa propre histoire, gravée dans les roches, sous forme de signatures physiques, chimiques et biologiques. C’est un récit épique, celui d’une planète qui est passée d’un simple astre inerte gravitant autour du jeune Soleil à un monde vibrant de diversité, abritant une espèce capable de contempler son passé et d’imaginer son avenir. Comprendre cette histoire nous aide à mieux utiliser les ressources précieuses de la Terre, tout en les préservant pour les générations futures. Nous sommes désormais les gardiens de cette planète. Le prochain chapitre de l’histoire de la Terre sera écrit par nous. Il nous appartient d’avoir la sagesse et la volonté d’en faire un récit dont nous pourrons être fiers.
Bio express
1951
Naissance, à West Reading, en Pennsylvanie (Etats-Unis).
1977
Doctorat en géologie à la Harvard University.
1982
Professeur de biologie et de sciences de la Terre à Harvard.
1987
Lauréat de la médaille Charles Doolittle Walcott pour ses travaux en paléontologie.
2005
Intègre l’équipe scientifique de la mission Mars Exploration Rover (MER) de la Nasa.
2022
Lauréat du prestigieux prix Crafoord, équivalent du Nobel pour les géosciences.
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