La vie après le coronavirus: « Il va falloir abolir le harcèlement numérique »
Légitimé par les mesures de confinement, le digital va-t-il d’autant plus prendre le pas sur l’humain ? Pour Mark Hunyadi, professeur de philosophie morale et politique à l’UCLouvain, la sortie de crise est au contraire l’occasion d’en abolir les facettes qui, dit-il, » automatisent nos esprits « .
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Des visioconférences pour le travail. Une soirée Skype avec les amis. Un échange sur le suivi d’une commande en ligne avec un chatbot, ces robots dialogueurs que la langue française traduit par » agents conversationnels « . Un paiement à la caisse automatique d’une grande surface. Et puis, entre tout cela, dans un indescriptible désordre : Facebook, Netflix, Instagram, YouTube, des mails, des pubs ciblées à n’en plus finir, entre les textes, les vidéos, les stories, des notifications pour acheter, jouer, se reconnecter… Bzz, bzz, bzz… Le vibreur du smartphone n’arrête plus. Au cours du premier week-end du lockdown, Telenet a constaté un trafic supplémentaire que l’opérateur de télé- communication voit normalement sur le réseau Internet fixe en un an. L’armada du digital, pour le meilleur et pour le pire. Certes, sa lame de fond n’a pas attendu la crise du coronavirus pour s’immiscer dans nos vies ou s’ériger comme l’étalon-or d’affaires florissantes. Mais les mesures de confinement ont incontestablement renforcé son hégémonie, par ailleurs salutaire auprès de ceux qui ont pu l’exploiter à bon escient : pour atténuer la crise économique, garder le contact avec des clients et des proches, distiller des élans de solidarité ou simplement pour se changer les idées.
Le numérique nous prive de notre capacité à faire un effort pour chercher et obtenir de l’épanouissement.
Oui, il y aura bien un avant et un après digital. Et c’est précisément cet après que Mark Hunyadi, professeur de philosophie morale et politique à l’UCLouvain, invite à questionner. Par ailleurs membre du collectif belge AlterNumeris, il plaide, à contre-courant, pour la fin d’un asservissement à l’ère de la donnée, en soumettant deux propositions.
Les mesures de confinement ont-elles donné un alibi supplémentaire au numérique pour se substituer à l’humain dans notre économie et dans nos vies ?
Il est certain que la crise en cours a donné au numérique un coup d’accélérateur inespéré. Mais ce glissement du digital aux dépens de l’humain est symptomatique d’une tendance générale, apparue dès la privatisation d’Internet en 1993. Le volcan du digital est plus que jamais en éruption, mais il existe depuis longtemps. Il faut toutefois être prudent quand on aborde l’auto- matisation ou la digitalisation sous l’angle des activités de demain, car il est très difficile de prédire ce qui sera remplacé par des robots : des gestes, des tâches, des professions ? Ce sujet est extrêmement controversé, y compris chez les économistes. Par contre, la période actuelle est bien choisie pour s’interroger sur la propension du digital à automatiser l’esprit des gens. Il fonctionne aujourd’hui à partir de la satisfaction qu’il peut donner non plus à des individus, mais plutôt à des profils. Il délivre immédiatement ce qui semble leur être souhaitable, avant même qu’ils aient le temps de désirer. A cet égard, le digital risque de faire de nous des automates de nous-mêmes. Et comme chacun s’en verra enfermé dans sa bulle, plus personne n’aura de raison de s’y opposer : pourquoi l’individu voudrait-il en effet changer un système qui lui apporte tant de satisfaction immédiate ?
Le contexte actuel serait-il un accélérateur de cette dynamique ?
Absolument, car tout ce qui sert l’extension du numérique y contribue. Aujourd’hui, on perçoit entre autres la menace induite par la collecte et le stockage de données personnelles pour des raisons prétendument sanitaires. Ce n’est pas un hasard si Google et Apple ont proposé soi-disant généreusement leurs services en ce sens.
C’est un constat noir que vous dressez. La période de confinement a démontré que ceux qui disposaient d’outils numériques ont davantage pu faire face à la crise. On a aussi vu naître des initiatives solidaires…
Le constat est peut-être noir, mais on a de bonnes raisons de s’inquiéter, à l’heure où la peur engendrée par l’épidémie pourrait inciter à accepter tout ce que certains acteurs du numérique cherchent à obtenir. Mais puisque vous évoquez le monde d’après, le moment est opportun pour réfléchir à réorienter le système. C’est pourquoi je formule deux propositions pour en modifier le coeur. Sans renoncer pour autant au numérique, car, comme vous le soulignez, c’est aussi un outil extraordinaire, même s’il est perverti par le marché. La première proposition, c’est que l’extraction et l’exploitation des données deviennent à l’avenir l’exception. Je ne vois aucune autre raison que le profit de grands groupes privés pour justifier que l’on se permette d’exploiter à tout-va des données personnelles, dont les fins commerciales n’ont strictement rien à voir avec notre bien-être. A l’heure actuelle, le RGPD (NDLR : le règlement général européen sur la protection des données) ne fait que corriger la manière dont on extrait des données, qu’il considère dès lors comme un régime économique normal. Même si ça heurte certains, j’estime qu’il faut supprimer cette branche de l’économie, tout comme on a aboli l’esclavage pour des raisons humaines et morales.
Si la Belgique optait pour une telle mesure, elle se mettrait au ban d’une économie plus large, précisément engagée dans l’ère de la donnée. A quel niveau préconisez-vous
cette suppression ?
Vous avez raison, c’est l’aspect le plus difficile, sans être nécessairement utopique. Une telle logique devrait se développer au minimum à l’échelle continentale, voire mondiale. Ce qui m’amène à ma deuxième proposition : il faudrait créer une institution, une sorte d’ONU numérique, pour réguler tout cela. Ça, ce serait l’idéal. Si, en revanche, on privilégie plutôt le domaine du possible, je me dis qu’un entretien comme celui-ci peut au minimum disséminer cette idée. Les mouvements citoyens pourraient jouer un rôle pour la faire avancer. La crise du Covid-19 doit nous inciter à réfléchir à ce numérique qui englobe tous les pans de notre existence. Les appareils numériques sont devenus la médiation obligée dans notre relation au monde. Ils nous privent de notre suggestivité spontanée, c’est-à-dire de notre capacité à faire un effort pour chercher et obtenir de l’épanouissement. Pour la reconquérir, il faut abolir ce harcèlement du numérique.
Puisqu’il est aussi question d’humain, le confinement a rappelé à quel point le besoin de contact interpersonnel restait primordial, y compris dans cette société toujours plus digitale.
Tout à fait. Sur le plan professionnel, on constate d’ailleurs qu’un modèle basé exclusivement sur le télétravail ne correspond pas à l’image idyllique que l’on s’en faisait. Cette sinistre crise aura au moins eu le mérite de montrer les limites de la déshumanisation. Aristote disait : » L’homme heureux a besoin d’amis. » Le contexte actuel nous le démontre. Pour faire le lien avec l’économie, celle-ci fonctionne actuellement sur le modèle de l’homme isolé, rationnel, qui cherche à optimiser ses intérêts. Et si nous cherchions plutôt à tirer parti de sa sociabilité, au lieu de modéliser son égoïsme ? En changeant ainsi le modèle à la racine, nous aurions une toute autre économie.
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