La Lune et Mars, stop ou encore? Le coronavirus a-t-il freiné la conquête de l’espace?
Quel impact aura la récession causée par la pandémie sur la conquête de l’espace ? Des programmes seront-ils sacrifiés ? L’exploration robotique et humaine de la Lune et de Mars restera-t-elle prioritaire ? L’ESA affronte ces questions existentielles.
Tous les trois ans, l’Agence spatiale européenne (ESA) propose à ses 22 Etats membres réunis en conférence d’engager des crédits pour lancer de nouveaux programmes. Fin 2019, ces pays ont décidé d’allouer aux projets 14,4 milliards d’euros sur une durée de trois à cinq ans. Un budget record. La prochaine réunion aura lieu en novembre 2022. A deux ans et demi de cette échéance, la réflexion sur les futurs défis de la conquête de l’espace a débuté au sein de l’agence. Un premier échange vient d’être organisé, auquel chaque direction de l’ESA (lanceurs, observation de la Terre, navigation par satellite, exploration spatiale…) a envoyé un représentant.
La discussion n’a pas éludé les questions existentielles soulevées par la pandémie et ses conséquences économiques : quel impact aura la crise sur les programmes spatiaux ? Des projets seront-ils sacrifiés ? » La récession va durer plusieurs années, convient Didier Schmitt, responsable de la stratégie du programme d’exploration spatiale de l’ESA. Cela conduit à de grandes interrogations dès aujourd’hui, car concevoir et mettre en oeuvre un programme prend de cinq à sept ans. En cas de restrictions budgétaires, faudra-t-il s’en tenir aux domaines jugés prioritaires ? »
Priorités environnementales
Premier secteur » prioritaire » : l’observation de la Terre. » L’Europe est déjà championne du monde dans ce domaine, qui va prendre plus d’importance encore à l’avenir, prédit Didier Schmitt. Le changement climatique y est pour beaucoup. » Le programme européen Copernicus sera complété avec de nouveaux Sentinel, ces satellites qui surveillent la qualité de l’air, les océans, les étendues de glace, la déforestation, la gestion des sols… Le satellite Sentinel-5 Precursor a ainsi observé la diminution de la pollution atmosphérique au dioxyde d’azote en Chine et en Italie à la suite du confinement. Autre volet de Copernicus, le satellite Aeolus mesure la vitesse des vents depuis l’espace grâce à une technologie laser révolutionnaire.
L’innovation dans le spatial a des retombées pour la télé-médecine, le recyclage des déchets, les piles à combustible…
Programme également essentiel, car il permet à l’Union d’acquérir son indépendance stratégique : le système de géolocalisation Galileo, rival du GPS américain. En cours de déploiement, Galileo est opérationnel depuis la fin 2016 et fournit ses services à des millions d’utilisateurs dans le monde. De même, pas question de remettre en cause la production en série d’Ariane 6. Prévu initialement à la fin de cette année, le vol inaugural du nouveau lanceur d’Arianespace n’aura pas lieu avant 2021. L’ESA doit fixer une date fin juin. Le report, déjà évoqué avant la crise sanitaire, est devenu inéluctable avec le confinement généralisé. Des sites de production ont été fermés ou ont tourné au ralenti en Europe, tandis que le centre spatial guyanais de Kourou, où la fusée disposera d’un pas de tir dédié, a été mis à l’arrêt le 16 mars. Le gigantesque chantier redémarre seulement ces jours-ci, avec des équipes réduites.
Comment faire évoluer Ariane 6 ?
SpaceX, devenue le samedi 30 mai la première entreprise privée à envoyer des astronautes dans l’espace, a ravi depuis 2017 à Arianespace la position de leader mondial sur le marché des lancements de fusées. Et cela grâce à des prix très compétitifs. Ariane 6 devait incarner la contre-attaque du Vieux Continent : elle est 40 % moins chère par rapport à Ariane 5 et son nouveau moteur réallumable Vinci la rend capable de positionner les satellites sur de multiples orbites. Toutefois, avant même son premier vol, on sait déjà qu’Ariane 6 devra évoluer pour résister à la concurrence des fusées américaines » low cost « . Au lanceur moyen Falcon 9 et au lanceur superlourd Falcon Heavy de la firme d’Elon Musk vont s’ajouter le lanceur lourd New Glenn de Blue Origin, la société de Jeff Bezos (Amazon), et la fusée Vulcan, si ULA, joint venture entre Boeing et Lockheed Martin, parvient à la financer.
En novembre dernier, les ministres des Etats membres de l’ESA ont validé les pistes proposées pour tenter de maintenir Ariane 6 dans la course : l’étage supérieur ultraléger en carbone Icarus, le moteur Prometheus à bas coût, le démonstrateur d’étage réutilisable Callisto-Themis. Pour autant, les responsables européens ne sont pas encore tous convaincus de l’intérêt économique d’un étage principal réutilisable, voie dans laquelle s’est distinguée SpaceX. Cette formule exige une cadence élevée de lancements pour être rentable. De plus, Ariane 6, vu sa configuration, ne peut se transformer en lanceur réutilisable. Il faudra développer une nouvelle architecture de fusée – le projet Ariane Next -, ce qui prendra du temps et de l’argent.
L’Europe impliquée dans les missions Artemis
Dans le domaine du transport spatial, feu vert a été donné à la poursuite du projet Space Rider, la mininavette qui dotera l’Europe d’un véhicule réutilisable. En outre, l’ESA a confirmé la semaine dernière sa volonté de coopérer au programme de vols habités de la Nasa : l’agence a passé un nouveau contrat avec Airbus (environ 250 millions d’euros) portant sur la construction d’un troisième module de service européen (ESM). Ce module ESM-3 propulsera et alimentera en énergie, en oxygène et en eau la capsule Orion qui doit permettre aux Américains de remarcher sur la Lune (mission Artemis III). Initialement prévu en juillet 2020, Artemis I, le premier vol d’essai non habité d’Orion avec l’ESM-1, n’est plus envisagé avant la fin 2021. Les premiers astronautes embarqueront plus tard encore, pour une mission autour de la Lune (Artemis II). » Pour la première fois de l’histoire de l’exploration spatiale, les Américains ont confié aux Européens un élément essentiel de leur grand projet, relève Didier Schmitt. Sans ESM, ils ne pourront aller ni autour de la Lune, ni sur son sol ! Or, c’est leur objectif stratégique prioritaire, car ils ne veulent pas se faire rattraper par la Chine. »
Nous prenons plus que jamais conscience de la nécessité de protéger astronautes et chercheurs des formes de vie à découvrir.
Donald Trump a ordonné d’avancer le retour d’astronautes américains sur la Lune à 2024, mais cette exigence très politique de la Maison-Blanche se révèle intenable et plonge la Nasa dans la tourmente. Si la capsule Orion semble quasiment prête à voler, le lanceur superlourd SLS accumule les retards : la fusée, dont Boeing construit l’étage principal, n’a pas encore pu réaliser tous ses tests, tandis que les mesures de confinement consécutifs au Covid-19 ont aggravé les retards. L’atterrisseur lunaire HLS, lui, n’a même pas encore été développé. La Nasa a retenu Blue Origin, SpaceX et Dynetics pour le concevoir. Le lauréat reste à désigner.
Les retombées de la conquête de l’espace
Par ailleurs, la station en orbite lunaire de la Nasa (Lunar Gateway) ne sera sans doute pas mise en service à temps pour soutenir la première mission de retour de l’homme sur la Lune. Faute de budget suffisant, l’assemblage de cette plateforme, prévu de 2022 à 2026, serait retardé d’au moins un an. L’ESA est concernée : l’agence européenne a prévu de fournir un module d’habitation et le système de ravitaillement de cet avant-poste appelé à servir de base pour l’exploration lunaire et de tremplin vers la planète Mars et des astéroïdes proches de la Terre. » Nous négocierons l’envoi d’une ou de plusieurs missions européennes dans la station circumlunaire, glisse Didier Schmitt. A la fin de cette décennie, nous y enverrons un ou deux astronautes européens. Un Européen devrait aussi participer à une mission américaine sur la Lune. »
Les projets d’exploration robotique et humaine de la Lune et de Mars seront-ils impactés par la récession qui s’annonce ? » Ce secteur risque d’être utilisé comme variable d’ajustement, craint Didier Schmitt. Des projets pourraient être abandonnés ou reportés. Mais un rebond est possible. Car assurer l’autonomie et la survie de l’homme sur la Lune ou celle d’un équipage embarqué dans une mission martienne de trois ans passe par des progrès technologiques et des collaborations avec l’industrie dans de nombreux secteurs : les piles à combustible, l’optimisation de l’énergie disponible, la robotique, les soins à distance, la nutrition, le recyclage et la réduction des déchets, l’impression 4D pour reconfigurer la matière… L’innovation dans le spatial a des retombées pour la télémédecine, l’économie circulaire, la détection et la manipulation d’organismes inconnus… Autant de filières dont la pandémie elle-même a révélé l’importance ! »
Protection maximale de rigueur
Dès cet été, l’ESA se lance, avec la Nasa, dans une ambitieuse mission robotique de retour d’échantillons martiens sur Terre, qui s’étalera sur dix ans. Perseverance, le rover de la mission américaine Mars 2020, devrait décoller en juillet en direction de la planète rouge. Deux autres engins seront envoyés sur Mars vers 2026, dont une fusée-conteneur prévue pour redécoller de la planète avec les prélèvements. » Le Covid-19 nous a rendus plus sensibles aux risques de contamination, constate Didier Schmitt. A l’ESA, nous prenons plus que jamais conscience de la nécessité de protéger les astronautes et les chercheurs de formes de vie inconnues que nous voulons découvrir. Cela signifie qu’il faudra prévoir des laboratoires encore plus sûrs que les labos P4, où la protection maximale est de rigueur pour manipuler les micro-organismes très pathogènes en l’absence de vaccin. Il faudra aussi éviter, quand l’homme marchera sur Mars, de contaminer la planète rouge avec nos propres bactéries et virus. »
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