La carte, le territoire et la marche du monde
De la conquête du globe par Sapiens à nos jours, l’histoire humaine oscille entre mouvement et enracinement, besoin de circuler et de se protéger. Illustration avec le géohistorien Christian Grataloup, auteur d’un nouvel Atlas historique mondial.
L’histoire de l’humanité n’a jamais autant fasciné. En atteste le phénoménal succès de librairie de Sapiens, l’essai de Yuval Noah Harari. La crainte d’une fin de la civilisation humaine pour cause de dérèglement climatique alimente sans doute cet engouement pour l’aventure de notre espèce.
Sorti début octobre, l’ Atlas historique mondial (1), qui brosse l’histoire de l’humanité en 515 cartes, suscite lui-même, en pays francophones, un intérêt qui, selon son auteur, Christian Grataloup, dépasse toutes ses espérances et celles de son éditeur. Il tient au fait que bon nombre d’ouvrages historiques, même les meilleurs, manquent de cartes ; qu’aujourd’hui, l’image prend le pas sur le texte ; et, surtout, qu’un atlas historique mondial répond au besoin de disposer de repères, d’une réflexion à l’échelle de l’écoumène, l’ensemble des terres habitées, le monde étant perçu comme de plus en plus complexe. A l’ère de la mondialisation, le croisement des perspectives spatiales et temporelles, champ de recherche de la géohistoire, prend toute son importance.
Clair et d’un format peu encombrant (plus petit que les grands atlas scolaires de géographie), ce nouvel atlas synthétise, par le trait et la couleur, la longue marche de l’humanité. Point de départ : le berceau africain de l’homme et la diffusion d’Homo sapiens dans le monde entier. Les dernières cartes, elles, montrent les effets du changement climatique, notamment la fonte de la banquise qui ouvre de nouvelles routes en région polaire arctique. Cet atlas historique est le premier de cette ampleur depuis celui conçu par Georges Duby il y a quarante ans, » bible » de nombreux enseignants. Professeur émérite à l’université Paris-Diderot, Christian Grataloup a sélectionné, retouché et commenté des cartes issues du fonds cartographique de la revue L’Histoire. Mieux : il a agencé ces états du monde successifs dans un véritable » récit d’espaces « .
Vous vous présentez comme » géohistorien « . Que signifie ce mot pour vous ?
Je suis un métis, un bâtard, au croisement de l’histoire et de la géographie. J’estime que sans espaces représentés et pensés, l’histoire des hommes est aveugle. L’historien Fernand Braudel a créé le néologisme » géohistoire » pour promouvoir une analyse des sociétés sur le temps long et à différentes échelles. Il admirait beaucoup l’historien belge Henri Pirenne et le considérait comme le précurseur de la géohistoire. A Alger, en 1931, il a assisté à ses conférences, qu’il trouvait » prodigieuses « . Pirenne exprimait ses idées sur la fermeture de la Méditerranée au monde occidental à la suite des invasions musulmanes du viie siècle. Rappelons aussi que deux grands hommes de la future Belgique ont eu un rôle fondateur : les géographes du xvie siècle Gérard Mercator et Abraham Ortelius, qui ont révolutionné la cartographie. C’est Mercator qui, le premier, a apposé le mot » atlas » en tête d’un ouvrage de cartographie, en référence au récit mythologique du Titan soutenant le monde. Avant le mot » atlas « , l’expression utilisée était » théâtre du monde « , » theatrum mundi « , formule regrettable, car elle donne à penser que la cartographie est une mise en scène. Les premiers atlas ont rassemblé des cartes du monde de l’époque, actualisées en fonction des voyages des explorateurs européens. Ils contenaient aussi des cartes dessinées pour évoquer le passé, surtout religieux, dont des itinéraires de pèlerinage.
Qu’est-ce qui différencie votre atlas historique de ceux du xxe siècle ?
Nous avons voulu construire un récit, une perspective historique. Cela passe par un plan et des choix. Autrefois, les cartographes se laissaient porter par l’histoire des grandes civilisations. La chronologie tenait lieu de géographie. Les sociétés longtemps qualifiées de » sans histoire » étaient ignorées et entraient en scène avec leur » découverte « . Ces dernières décennies, la recherche scientifique s’est émancipée du récit eurocentré. Elle s’est intéressée aux vagues de progression des Inuits, ou encore aux migrations polynésiennes. Pour cet atlas, je m’étais fixé comme objectif de présenter l’ensemble des sociétés, y compris celles qui n’ont pas connu de forme étatique, celle des peuples dits premiers. Nous avons adopté divers types de cartes pour représenter à la fois les empires et Etats constitués, aux contours bien dessinés, et les échanges, réseaux et connexions, indiqués par des flèches. Le parti pris, pour certaines cartes, est celui du contexte, du voisinage, donc du cadrage large. Cela permet de réunir les zones que l’historien a tendance à séparer et de faire voir la simultanéité des événements.
Comment dessiner une carte » fiable » quand les données du passé manquent ?
Le » blanc » de la carte est le grand défi des cartographes. Car il y a les » angles morts » de l’histoire, les zones floues, en raison des informations imprécises et lacunaires. La cartographie doit pourtant trancher, tracer des limites, situer ici et pas ailleurs un fait, une frontière, une zone d’influence ou un itinéraire. Il faut parfois assumer ce que les cartographes appellent la » généralisation « . A la différence d’un texte, dont on accepte la subjectivité et que l’on soumet à la critique, la carte est considérée comme un état des lieux. Elle n’est pourtant pas plus » vraie » que le texte ou la photographie. C’est une somme de choix, dont celui du cadrage.
Votre » récit » a pour fil rouge la marche du monde. Quelles en sont les grandes étapes ?
Au commencement, il y a une seule humanité, qui part à la conquête de la planète. Homo sapiens a fini par peupler toutes les terres émergées, mais à des dates variables. Sa diffusion est très ancienne dans l’Ancien Monde afro- eurasien et beaucoup plus récente ailleurs : il s’est installé il y a -60 000 ans en Australie, il y a -30 000 ans en Amérique, et il y a quelques siècles seulement dans le Pacifique et à Madagascar. Du fait de cette diffusion s’est développée une pluralité de sociétés, largement autonomes. Elles sont restées durablement déconnectées les unes des autres, jusqu’à l’absorption souvent destructrice des peuples premiers. Au coeur de l’Ancien Monde, les connexions n’ont cessé de se renforcer entre sociétés proches, des mers de Chine à la Méditerranée. Depuis 5 000 ans, les trois quarts de l’humanité se concentrent dans cet espace euro-asiatique. Mais jusqu’au xve siècle, les mondes se sont développés de façon très diverses, car les distances entre eux sont énormes. Néanmoins, avec le tissage européen du globe, du xvie au xviiie siècle, les réseaux anciens vont s’étendre à toute la planète et cela va éroder les » petits mondes « . Le processus s’accélère avec l’industrialisation. L’Europe, puis l’Occident dominent alors la Terre entière. La dernière phase a commencé en 1989, avec l’entrée en scène de nouveaux Etats, la réunification allemande, l’effondrement de l’URSS, l’éclatement de la Yougoslavie, les guerres du Golfe, les Printemps arabes, la crise syrienne. Aujourd’hui, l’espèce humaine a devant elle un défi majeur à relever, celui du changement climatique, car il y a un risque de disparition de Sapiens. L’atlas s’ouvre sur sa dispersion sur la Terre et son fractionnement en sociétés différentes. Il s’achève sur la pénétration de l’écoumène aux pôles, les bouts du monde.
Dans Sapiens, Yuval Noah Harari développe l’idée d’un processus d’unification mondiale en cours depuis des millénaires, grâce aux empires, à l’argent et aux religions universelles. Vous confirmez ?
Toute l’histoire de l’humanité est plutôt structurée par deux phénomènes contradictoires : la connexion et le fractionnement. L’homme veut circuler, explorer, conquérir, créer des réseaux internationaux. Mais il a aussi besoin de protection, derrière des frontières ou des murs. Son histoire est faite d’allers-retours entre mouvement et enracinement, expansion et stabilisation, migration et fixation. Aujourd’hui comme hier, il peut être mondialiste ou identitaire, il oscille entre la relation et la séparation, la solidarité et le souverainisme, le global et le local. Alors que le tissage du monde est de plus en plus prégnant, on voit des mouvements indépendantistes ou régionalistes aspirer à la parcellisation du territoire. Les Britanniques ont voté pour le Brexit afin de se tourner vers le monde et de s’affranchir des contraintes européennes, mais ils oublient que leur pays est connecté de façon inextricable au continent, que la plupart des médicaments vendus au Royaume-Uni sont fabriqués dans l’Union européenne.
Des illustrations de cette dialectique entre connexion-fractionnement dans l’atlas ?
Les cartes publiées montrent que le monde est traversé par toujours plus de flux de toutes sortes, des câbles sous- marins de l’Internet mondial aux » nouvelles routes de la soie » du président chinois Xi Jinping. Pour autant, l’ouverture des frontières est un processus sélectif. La mondialisation ne signifie pas la fin des frontières, mais plutôt leur fortification. Nous avons recensé les murs de la planète, ces barrières bétonnées ou de barbelés, toujours plus nombreuses. Certaines tuent, car les stratégies de contournement sont dangereuses. Ces murs visent à bloquer les migrations saisonnières, mais ils rompent aussi les dynamiques d’échanges.
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