L’astrophysicien et vulgarisateur Hubert Reeves est décédé: « Je suis un habitant du cosmos » (interview)
Ses best-sellers Patience dans l’azur et Poussières d’étoiles l’ont rendu célèbre. Depuis 1999, un astéroïde porte son nom. Décédé à 91 ans, l’astrophysicien et conteur québécois aux allures de druide se passionnait pour les recherches sur les exoplanètes et militait pour la préservation de la Terre, « la vraie dernière frontière à conquérir pour éviter l’absurde : notre disparition ».
Cette interview d’Hubert Reeves a été réalisée en 2018.
Astrophysicien, vulgarisateur de la science et défenseur de la nature, on vous appelle parfois le » poète des étoiles « , ou encore l' » historien de l’univers « . Quel titre vous correspond le mieux ?
Hubert Reeves: « Passeur de connaissances » ! Depuis les années 1980, j’essaie d’extraire la substance des matières et recherches scientifiques que j’ai accumulées pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Beaucoup de nos concitoyens laissent s’écouler leur vie sans s’intéresser aux étoiles du ciel ou aux fleurs des champs. Ils ne se rendent pas compte que ces connaissances pourraient enrichir leur existence. Ils ne savent pas à quel point on peut éprouver du plaisir à retrouver chaque année les constellations, les fleurs sauvages. Le grand univers qui s’ouvre à nous à la vue d’un ciel étoilé doit être reconnu comme notre habitat, notre maison commune. Des milliards d’années ont été nécessaires pour nous permettre de regarder le sol à nos pieds, de prendre conscience de notre présence sur une planète bleue, près d’une étoile jaune, dans une galaxie blanche. Etendez-vous sur le dos par une belle nuit étoilée, là où l’horizon est dégagé. Sentez-vous parmi les étoiles qui vous entourent et dites-vous : » Je suis un habitant du cosmos. »
Hubert Reeves, votre passion pour les étoiles et la nature remonte à votre enfance québécoise, au bord du fleuve Saint-Laurent ?
En effet. J’ai passé mon enfance à Belle Vue, dans le comté de Châteauguay, au sud de Montréal. Mes parents habitaient près du lac Saint-Louis, un élargissement du fleuve Saint- Laurent. J’aimais me rendre dans les marécages situés à une bonne heure de la maison en canot. Une fois les rames posées, je m’immobilisais et attendais en silence que la nature m’oublie, que la vie reprenne ses droits. J’observais les papillons, les oiseaux, les tortues, les rats musqués… Mon père, qui n’était pas un scientifique mais un représentant de commerce, s’intéressait aux étoiles. Il me réveillait en pleine nuit et m’invitait à aller sur la terrasse admirer les constellations, les Perséides au mois d’août. Je garde un souvenir fort de ces moments, vécus comme de délicieuses transgressions, puisqu’à ces heures-là, j’aurais dû dormir. Avec un ami, j’ai fabriqué un télescope. Mais le vent le rendait instable : Jupiter tremblait dans l’objectif ! Ma mère, elle, m’appelait sur la terrasse pour voir les lueurs roses des couchers de soleil, reflétées sur le lac. Il y avait, dans ma famille, une vénération pour la nature.
S’intéresser aux étoiles du ciel et aux fleurs des champs enrichit l’existence
Vous habitez aujourd’hui à Malicorne, petit village de Puisaye, au nord de la Bourgogne. Là-bas, comment vous ressourcez-vous ?
Je marche pendant des heures dans les bois. C’est mon occupation favorite. Je fais ce que les Japonais appellent des » bains d’arbres » : je ressens leur présence. C’est profondément apaisant. Dans ma région, on peut se promener longtemps à l’écart du bruit des voitures. Je me balade seul, pour éviter de devoir deviser et réfléchir. Cela me met en bonne condition pour écrire. J’ai une addiction à l’écriture : ne pas écrire de la journée me met mal à l’aise. J’ai une vie un peu déréglée : il m’arrive de me relever la nuit pour écrire. Si je n’écris pas l’idée qui me passe par la tête, je l’ai oubliée le lendemain. Mais en forêt, c’est relâche : je ne pense plus à rien !
Vous vous émerveillez devant la nature et l’univers. Et Dieu dans tout cela ?
Les uns voient dans l’univers l’oeuvre d’un grand architecte, les autres invoquent le jeu du hasard. Ce sont là, à mon avis, deux réponses insatisfaisantes. Elles révèlent les limites de notre intelligence et de notre imagination. L’univers n’est pas à notre mesure, il nous déborde de partout. » Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie « , écrit Shakespeare dans Hamlet. L’au-delà de moi-même, je ne le rencontre pas dans les textes religieux, mais dans la musique : les salles de concert sont mes églises. Dans ma famille, au Québec, nous étions catholiques pratiquants. Ma foi a été bousculée par mes recherches et mes réflexions. Je n’affirme pas que la vérité chrétienne est illusoire, mais je ne peux plus » y entrer « , pour paraphraser Camus qui estimait, lui, n’avoir » jamais pu y entrer « . Quand ma mère mourante m’a dit la consolation qu’elle tirait de la prière, j’ai envié sa chance d’avoir cette sérénité. Moi, je suis incapable de croire qu’il y a quelqu’un au bout de la ligne, qui nous entend, prête attention à nos prières. Je fais mienne la religion cosmique d’Einstein : comme lui, je rejette l’idée d’un Dieu incarné, les dogmes et la théologie.
Près d’un demi-siècle après que l’homme a marché sur la Lune, on assiste à un nouvel engouement pour l’espace. Cela vous réjouit, Hubert Reeves ?
Beaucoup. Qui aurait pu imaginer que les aventures de la sonde européenne Rosetta et de son robot Philae, déposé sur la comète Tchouri, passionneraient autant les foules ? Les médias ont dû prendre la mesure de l’affection du public pour sa comète. Le pédagogue que je suis y voit le signe positif que les citoyens, internautes et autres, sont demandeurs de connaissances de ce genre. Pour ma part, je me passionne surtout pour les missions d’étude de l’atmosphère des exoplanètes, les planètes situées hors du système solaire. Derrière cette quête de nouveaux mondes, il y a la recherche d’une vie extraterrestre. Ce n’est pas une interrogation nouvelle : en Occident, les Grecs et les Romains discutaient déjà de la pluralité des mondes. Depuis 1995, année de la découverte d’une première planète extrasolaire, plus de 4 000 autres ont été débusquées dans la galaxie. Aucun de ces systèmes solaires ne ressemble au nôtre, qui n’est donc pas un modèle dans l’univers. Il existe des exoplanètes plus grosses que Jupiter, dont l’orbite elliptique autour de leur soleil les fait passer des plus grandes chaleurs aux plus grands froids. Comment savoir si certains de ces mondes sont similaires à la Terre et potentiellement habitables ?
Une sonde mettrait au moins soixante mille ans avant d’atteindre les exoplanètes les plus proches ! Il faut donc se contenter de recourir aux données collectées par les grands télescopes terrestres et spatiaux. L’an prochain devrait être mis sur orbite le JWST, nouveau télescope spatial qui doit succéder à Hubble. Il est doté d’un miroir de 6,5 mètres de diamètre, contre 2,4 mètres pour Hubble. Nous pourrons ainsi obtenir, dès 2020, des informations plus riches sur l’atmosphère des exoplanètes. Jusqu’ici, on y a détecté de l’eau et du sodium. Ce ne sont pas des preuves de vie. La présence d’oxygène moléculaire et d’ozone serait, en revanche, un bon signe de vie, au moins microbienne. J’ai le sentiment que nous ne sommes pas seuls dans l’univers, mais c’est une simple intuition. De là à dire qu’on trouvera un jour quelque part des êtres capables d’écrire des articles dans Le Vif/L’Express, il y a un pas que je ne franchirai pas !
Le décollage réussi du lanceur Falcon Heavy de SpaceX, la société d’Elon Musk, relance le débat sur l’appropriation de l’espace par le secteur privé. Que pensez-vous de cette évolution ?
La question du statut juridique des ressources extra- atmosphériques se pose et va donner du travail aux hommes de loi. Il y a une tentation de remettre en cause le principe selon lequel l’espace est notre » chose commune « . Ces enjeux économiques ressemblent à l’actuelle bataille du Grand Nord, les prétentions territoriales qui découlent de l’accélération de la fonte des glaces dans l’Arctique.
Après avoir longtemps porté votre regard vers la voûte céleste, vous rappelez qu’il ne faut pas délaisser l’ici-bas. Les prochaines générations vont-elles connaître une sérieuse dégradation des conditions de vie ?
Je me suis toujours méfié des prédictions. Personne ne sait quel sera l’état de la Terre dans cinquante ans, quelle planète connaîtront mes petits-enfants quand ils seront âgés. Seule certitude : tous les clignotants sont au rouge vif. Notre activité industrielle a fait disparaître de nombreuses espèces terrestres et marines, d’autres sont menacées d’extinction. Il faut pourtant continuer à se dire qu’on va s’en sortir. Les initiatives de restauration de la biodiversité se multiplient. Pour répondre à ceux qui m’ont demandé ce qu’ils pouvaient faire à leur niveau pour préserver l’environnement, j’ai lancé, en France, en Belgique, en Suisse et au Canada, le réseau des Oasis nature. Il existe aujourd’hui un millier de ces îlots de verdure à créer dans son jardin ou sur son balcon. C’est un petit geste, or la tâche est immense ! Car le saccage de la planète se poursuit à vive allure : on détruit les forêts tropicales, on acidifie les océans, on vide les mers de leurs poissons… Notre avenir dépend des choix actuels de nos décideurs économiques et politiques. La Terre est la vraie » dernière frontière » à conquérir pour éviter l’absurde : notre disparition. Les efforts promis par la Chine pour réduire le smog et la pollution qui étouffent ses villes sont encourageants. Au risque de tomber dans le cynisme, on se dit que si les Etats-Unis étaient confrontés à des défis environnementaux de cette ampleur, les dirigeants américains auraient sans doute déjà pris des mesures radicales pour le climat et la nature !
Bio express d’Hubert Reeves
1932 : Naissance le 13 juillet à Montréal.
1960 : Enseigne la physique à l’université de Montréal ; conseiller scientifique à la Nasa, à New York.
1964 : Enseigne la physique nucléaire à l’ULB, à Bruxelles, et séjour en URSS.
1965 : Chercheur en astrophysique à Orsay et à Saclay, près de Paris.
1981 : Publie les best-sellers Patience dans l’azur, Poussières d’étoiles (1984), L’Heure de s’enivrer (1986).
2001 : Préside l’association Humanité et biodiversité.
2017 : Parrain de l’Agence française pour la biodiversité.
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