Euro 2021: faire du foot une science exacte grâce aux datas, un péché d’orgueil
Comment le juteux business du ballon rond confie les clés de sa fortune à l’univers des datas et des algorithmes. Le footballeur des temps hypermodernes carbure à l’intelligence artificielle.
Go for Euro. Cités parmi les favoris, les Diables Rouges en campagne seront tenus à l’oeil et deux fois plutôt qu’une. Un match dans le match les attend. Celui-là ne se livre plus avec les tripes, à la force du jarret et au bout des crampons. Mais à coups de datas et de schémas embarqués sur des tablettes. Un douzième homme d’un genre nouveau envahit les stades, colonise les abords des terrains pour forcer le résultat. Tout ce qu’on lui demande, c’est d’encoder les faits et gestes des héros du gazon occupés à mouiller leur maillot pour maîtriser un ballon incorrigiblement capricieux.
Le foot à l’échelle industrielle gagne en intelligence, en tout cas artificielle. Il ne sait plus s’en passer. Il devient affaire d’ingénieurs, de data scientists, d’analystes vidéo qui étoffent les rangs des staffs techniques. Mais de quoi parle-t-on au juste? « De l’automatisation de tâches accomplies jusqu’ici manuellement », explique le professeur Marc Van Droogenbroeck, de l’Institut Montefiore, département d’électronique et d’informatique de l’ULiège. Il fallait bien qu’un jour les outils connectés prennent le relais de l’humain largué dans la course folle pour toujours mieux contrôler le cours du jeu et un enjeu devenu financièrement colossal.
Maximisation des profits
« La collecte et l’exploitation des données par le recours à l’intelligence artificielle sont le nouveau carburant du moteur qui fait tourner l’industrie du foot », cadre Jos Verschueren, directeur du programme de management sportif à la VUB et fondateur de l’International Football Business Institute, à Bruxelles. La déferlante est venue des Etats-Unis, comme par hasard d’un continent qui ne jure que par « la maximalisation des profits là où l’Europe raisonne encore en maximalisation des victoires. Nuance de taille », poursuit Jos Verschueren. Mais qui s’efface à vue d’oeil.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Progrès fulgurants
Le monde du ballon rond européen est à son tour saisi d’une obsession de tracking. La grande chasse aux données est ouverte. Leur captation, leur collecte, leur croisement, leur dissection par algorithme doivent aider à forger les clés d’une victoire. Les start-up prolifèrent, les grands clubs et les fédérations nationales sont sur la balle, des partenariats se nouent, des budgets se débloquent, les équipementiers flairent la bonne affaire. Les forces vives du football belge, Union belge et Pro League, ont rejoint la vague en s’offrant en 2019 les services de Hudl, fournisseur américain de plateforme vidéo et d’analyse des matchs, la Rolls dans la catégorie. Roberto Martinez, coach de l’équipe nationale, donne de sa personne pour évangéliser le milieu des clubs amateurs aux vertus des nouvelles technologies. La détection précoce des cracks de demain est à ce prix.
Réduire la glorieuse incertitude du sport, le rêve de tout businessman.
Partout, ça phosphore, ça cogite sec. Jusque dans les labos des universités, sur les campus francophones. En juillet s’y bouclera « DeepSport », projet de recherche lancé en 2016 et financé par la Région wallonne à hauteur de plus de 2,5 millions d’euros. Des équipes de l’ULiège, de l’UCLouvain et de l’UMons se sont appliquées à initier l’intelligence artificielle à la maîtrise des subtilités des séquences de jeu afin d’en comprendre au mieux les phases. C’est pas sorcier? Erreur, il a fallu passer par l’acquisition d’un supercalculateur à la hauteur du défi. L’un des pilotes de la recherche, Marc Van Droogenbroeck, sort comblé de l’expérience: » Lorsque nous avons commencé nos travaux, c’était un peu le saut dans l’inconnu, la préhistoire. Les progrès sont fulgurants, l’intelligence artificielle explose littéralement dans l’univers du sport. J’y croyais mais sans jamais imaginer un tel raz-de-marée. »
Comme mué en rat de laboratoire, le joueur fournit la matière vivante dont se régale le deep learning. Positionnements, vitesse, kilomètres parcourus, possessions et pertes de balles, passes réussies ou ratées, duels gagnés ou perdus, centres loupés ou couronnés de succès, tirs au but ajustés ou mal cadrés, le voilà proprement déshabillé par la machine. Scanné de la tête aux pieds, jusqu’à trahir son niveau de fatigue, dévoiler son comportement sur le terrain ou l’intensité de son engagement. Avant, qui sait? , de laisser un jour mesurer ses joies et ses peines, ses états d’âme ou un mal du pays. Un avant comme un après-match se préparent et se digèrent désormais sur fond d’extraction de statistiques et de découpage de séquences. On se repasse en boucle une phase de contre, une scène de tir, une dangereuse perte de balle, les zones de force et de faiblesse identifiées sur le terrain. A l’intelligence artificielle de jouer en se chargeant de cartographier la meilleure combinaison possible d’une équipe, de trouver les numéros gagnants à aligner, de proposer des scénarios prévisionnels, de recommander un dispositif tactique voire les ajustements de joueurs à réaliser au bon moment en cours de match. Une mine de renseignements pour tout laptop trainer qui se respecte.
Encore faut-il que l’appareillage suive pour que la pêche aux données soit la plus miraculeuse possible. Caméras et drones sont de la partie au bord ou au-dessus de la pelouse mais l’intelligence artificielle se prépare aussi à coller littéralement à la peau du joueur. On s’emploie à lui confectionner des maillots au textile connecté avec petit boîtier fixé entre les omoplates, on lui mitonne un GPS à glisser dans le protège-tibias, on embarque des senseurs à bord de ses chaussures. On tâtonne encore mais on progresse et le ballon pourvu d’un système de géolocalisation qui changera de couleur lorsqu’il franchit la ligne de but est né, à défaut d’être déjà homologué en compétition.
C’est dans ce brassage de données qu’émerge un organe humain longtemps tenu pour quantité négligeable sur les terrains de foot: le cerveau. Il est le dada des recherches du belge Michel Bruyninckx, 69 ans et à son actif un demi-siècle d’existence consacrée à promouvoir la neuroscience dans le football professionnel et à mettre au point des méthodes d’entraînement ad hoc. L’homme a roulé sa bosse sur la planète foot, consulté par les plus grands clubs européens (Real Madrid, AC Milan, Ajax Amsterdam), engagé au Qatar, en Arabie saoudite. « Dries Mertens est le produit de ce que j’enseigne », nous confie celui qui passe dans le monde international du ballon rond pour le « gourou du cerveau » et qui dispense aujourd’hui sa science pour le compte du FC Lugano en Suisse tout en se retrouvant aussi impliqué dans un programme de recherche de la Fédération chinoise de football dont le directeur technique est un Belge, Chris Van Puyvelde.
Puce à l’oreille
Etre tout juste bon à taper bêtement sur un ballon? On oublie. Michel Bruyninckx oeuvre, non sans succès, à réhabiliter le pouvoir du ciboulot là où, des années durant, les sélectionneurs n’avaient souvent d’yeux que pour le physique des jeunes pousses. « Tout n’est pas biomécanique. Le domaine de l’émotion, la partie cognitive, sont aussi à gérer. Il faut pouvoir évaluer les capacités mentales mobilisées en cours de match, le stress, la pression extérieure. Il faut absolument accorder plus de temps et d’attention à la fonction du cerveau dans la formation des entraîneurs », soutient Michel Bruyninckx. Le footballeur de demain sera intelligent ou ne sera pas, c’est dans la tête que ça se passera surtout sur un terrain. Voilà pourquoi chercher à savoir ce qui peut bien se produire dans le crâne d’un joueur en pleine action devient une denrée cruciale. Brancher Michel Bruyninckx sur l’intelligence artificielle le rend intarissable. « Si l’on arrive à anticiper ce qui se passe dans le cerveau du joueur, on pourra atteindre le sommet dans l’art du foot. » Pénétrer enfin dans le logiciel d’un Kevin De Bruyne pour approcher au plus près ce génie que KDB a en lui d’apporter une solution de jeu une à deux secondes avant les autres acteurs du match.
De quoi accélérer la grande mutation en cours « d’un football réactif vers un football d’anticipation. Le rythme, la créativité, l’explosivité dans le jeu vont encore monter en puissance », prédit Michel Bruyninkcx. Les repères vont voler en éclats, attaquants, milieux ou défenseurs devront revoir leurs classiques, l’ère du footballeur polyvalent a déjà sonné et le cerveau est promu à devenir le vrai patron sur le terrain. « Les progrès sont spectaculaires, nous sommes très près d’une solution sur le plan technique. » Elle devrait passer par l’introduction dans l’oreille d’une puce enregistreuse de données, en attendant qu’elle se fasse peut-être un jour machine à consignes.
Le footballeur de demain sera intelligent ou ne sera pas, c’est dans la tête que ça se passera surtout sur un terrain.
Jusqu’où tout cela mènera-t-il le foot? Certaines voies de l’intelligence artificielle restent impénétrables mais « les marges de progression sont conséquentes », assure le professeur Marc Van Droogenbroeck. Ces voies ne sont pas infaillibles non plus. L’erreur n’est pas qu’humaine: confondre la tête chauve d’un juge de touche avec le ballon au point d’égarer les caméras dans leur couverture d’un match, cela s’est vu en novembre 2020 lors d’une retransmission télévisée en Ecosse. C’est que la discipline ne se laisse pas facilement dompter par la technologie la plus avancée. Sport de contact, le foot met à rude épreuve la résistance des dispositifs connectés à emporter par les joueurs. Sport collectif, il a le don de multiplier les interactions sur le terrain et de déjouer les pronostics. Fût-elle artificielle, l’intelligence finirait par en perdre son latin. « Le plus grand défi à relever consiste à calibrer la performance, à pouvoir contrôler l’exécution d’une touche de balle en fonction des contraintes d’espace dont dispose le joueur et du temps qu’il met à exécuter son geste », reconnaît Michel Bruyninckx. « Comprendre une passe jusqu’à pouvoir deviner à qui elle sera délivrée reste extrêmement complexe à modéliser », abonde Marc Van Droogenbroeck.
Bonne nouvelle, l’homme n’aurait donc pas dit son dernier mot. A l’intelligence artificielle il ne faut pas (encore) en demander trop. » Jamais un algorithme ne pourra calculer la pression d’un public, la force d’un fleuve de cris qui s’échappe des tribunes et qui peut véritablement porter une équipe vers la victoire. Le volet émotionnel échappera toujours à l’intelligence artificielle. Elle a été incapable de prévoir la vague de colère des supporters qui s’est levée contre le projet imaginé par les clubs les plus riches d’Europe de créer entre eux une Super League », relève Jos Verschueren.
Faire du chiffre
S’aviser de vouloir faire du foot une science exacte serait péché d’orgueil. Ex-joueur professionnel, aujourd’hui consultant ès foot pour VOO et la RTBF, Frédéric Waseige croise les doigts pour ne jamais connaître ça: « Quelle idée de génie que d’avoir confié à vingt-deux types le soin de maîtriser avec les pieds une balle qui joue au Monsieur Loyal dans ce cirque. La pire des choses qui puisse advenir au foot serait d’en arriver à maîtriser tous ses paramètres. Le foot en mode PlayStation, très peu pour moi. Mais les plus grands auront toujours le dessus. Un De Bruyne est un inventeur d’incertitudes » et l’algorithme qui lui dictera sa conduite du ballon n’est pas encore près d’être au point. Finalement, il se pourrait que grâce à l’IA, la beauté du jeu s’en porte mieux. Marc Van Droogenbroeck prend les paris: « Il ne faut pas craindre l’intelligence artificielle, elle permettra de mieux utiliser le potentiel des équipes, de privilégier la complémentarité des joueurs sur le terrain. Avec sans doute, à la clé, de plus belles phases et de plus beaux buts. »
Toute résistance serait de toute façon vaine. Intelligence artificielle et foot business sont trop faits pour se rencontrer, s’aimer et se marier pour le meilleur comme pour le pire. « Le foot n’est plus cette parenthèse enchantée dans la vie, il est devenu la vie elle-même: argent, argent, argent », soupire Frédéric Waseige. Faire du chiffre est ce qui le fait par-dessus tout courir, tout ce qui peut réduire la glorieuse incertitude du sport est bon à prendre. Les businessmen qui jettent leur dévolu sur les clubs rêvent d’y trouver le moyen de maîtriser leur retour sur investissement(s), « un match en stats, ça leur parle comme un cours de Bourse », grince l’ex-entraîneur des Diables Marc Wilmots dans les colonnes du Soir. Quant aux joueurs, leur bilan sous le bras, les voilà armés pour monétiser leur corps sur le marché des transferts. Leurs agents, eux, peuvent soupeser à tout moment la valeur marchande de leur portefeuille de footballeurs. Sans encore parler de l’industrie du pari sportif qui a faim d’algorithmes prédictifs comme de pain.
Magie de la technologie qui ramène sur terre, par l’artifice du deepfake, les illustres coachs Guy Thijs (1922 – 2003) et Raymond Goethals (1921 – 2004) aux côtés de leur lointain successeur Roberto Martinez, le temps du #Deviltime, nouvelle campagne de com des Diables Rouges. « Raymond-la-science » peut bien se retourner dans sa tombe, lui qui griffonnait ses plans de bataille sur un carton de bière pour les achever sur un coin de nappe. « Tu saisis fieu? »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici