Des crevettes éborgnées dans nos assiettes? Pourquoi certains éleveurs arrachent les yeux de ces crustacés
Depuis la fin des années 80, de nombreux éleveurs de crevettes procèdent à l’ablation du pédoncule oculaire chez les femelles. Cette technique, largement répandue en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, permet d’intensifier la reproduction de ces crustacés. Et de répondre aux logiques productivistes. Explications.
Les Belges et les crevettes, c’est une grande histoire d’amour. Qu’elles se déclinent en croquettes, en verrines ou en risotto, elles remplissent les frigos de nombreux ménages, tant au nord qu’au sud du pays. 57% des familles belges affirment d’ailleurs acheter régulièrement des crevettes décortiquées, et 17% des crevettes entières.
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Contrairement aux idées reçues, la majorité des crevettes qui se retrouvent dans nos assiettes ne proviennent pas de la Mer du Nord, mais bien de Chine, de Thaïlande, d’Inde, d’Equateur ou encore du Brésil. Outre ses conséquences néfastes sur l’environnement, l’importation de ces crustacés suscite des interrogations en termes de bien-être animal. Dans l’optique d’intensifier leur production, de nombreux éleveurs étrangers ont en effet recours à un procédé peu éthique : l’ablation du pédoncule oculaire, qui consiste, en termes moins scientifiques, à arracher l’œil des crevettes.
Une hormone précieuse pour la reproduction
Si les éleveurs s’en prennent à ce pédoncule, c’est parce qu’il renferme une glande qui régule l’activité reproductive de la crevette. Cette glande produit une hormone, qui a pour effet de bloquer la reproduction, sauf à certaines saisons marquées par des périodes de faible luminosité. « L’hormone du pédoncule est naturellement contrôlée par les informations lumineuses, indique Eric Parmentier, biologiste marin à l’ULiège. Les fortes lumières bloquent le développement des gonades (organes sexuels, NDLR), alors que les faibles lumières le favorise. C’est dans la logique de la nature : il vaut mieux pondre ses œufs dans la pénombre, car il y a moins de risques de se faire repérer par des prédateurs. »
Après des expériences, les chercheurs se sont donc rendu compte que l’ablation de ce pédoncule (et, du coup, de cette glande) permet de lever l’inhibition de la reproduction. « En enlevant l’oeil, la reproduction démarre immédiatement, résume Nicolas Rabet, maître de conférences à Sorbonne Université. Cette découverte a donc amené la possibilité d’avoir des crevettes qui se reproduisent toute l’année. » Une aubaine pour les éleveurs.
Les crevettes grises épargnées
Généralement, les producteurs pratiquent l’ablation du pédoncule oculaire chez les femelles pondeuses. « Outre l’augmentation de la fréquence des pontes, cette technique permet d’augmenter le nombre d’œufs produits lors de chaque cycle », explique Eric Parmentier, qui précise que l’ablation de l’oeil chez le mâle entraîne également une augmentation de la taille des gonades et de la fréquence d’accouplement. Les crevettes destinées à la consommation, elles, n’ont généralement pas subi le même sort. « Les crevettes qui se retrouvent dans nos assiettes ont bel et bien leurs deux yeux », confirme Nicolas Rabet. A noter que cette technique est largement utilisée sur les crevettes pénéides (de taille importante, telles que des scampis ou des gambas), mais pas sur les crevettes grises.
Comme souvent, la rentabilité prend le pas sur le bien-être animal.
Au-delà des douleurs physiques évidentes, l’ablation du pédoncule oculaire peut entraîner des conséquences néfastes à long terme sur la santé. Le risque de mortalité est multiplié par trois pour les crevettes éborgnées, et celles qui sont issues de ces pontes de « masse » sont plus fragiles et plus sujettes aux maladies, indique Eric Parmentier.
Logique de surproduction
Selon le chercheur de l’ULiège, placer les animaux dans des conditions peu lumineuses pourrait pourtant fournir des résultats similaires à l’ablation : 47% des crevettes pondent si elles sont placées dans la pénombre, contre 12% en pleine lumière. Mais face aux impératifs de production intensive qui régissent l’aquaculture, et en l’absence de régulation en la matière en dehors de l’Union européenne, les éleveurs privilégient généralement l’ablation. Comme souvent, la rentabilité prend le pas sur le bien-être animal.
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