Comment l’amour nous distingue des autres singes
Les mammifères ont une longue histoire évolutive, mais parmi eux, l’homme reste tout de même unique. Qu’il puisse collaborer, parfois intensément, avec des inconnus est déjà particulier.
Les mammifères, classe à laquelle appartient l’humain, tirent leur nom de la façon dont ils nourrissent leurs petits de lait maternel. La lactation est apparue il y a environ 205 millions d’années chez le Morganucodon, ou «Morgie», le plus ancien mammifère fossile connu, sorte de petite musaraigne de dix centimètres de long. Active surtout la nuit pour échapper plus facilement aux dinosaures omniprésents, elle pondait encore des œufs, mais produisait pour ses jeunes éclos un lait qui s’égouttait, telle la sueur, de glandes mammaires sur le pelage.
Au fil du temps, les mamelons ont fait leur apparition, rendant l’allaitement beaucoup plus efficace. Une autre grande avancée s’est également produite voici environ 65 millions d’années, peu après l’extinction des dinosaures: l’utérus des femelles mammifères a évolué, entraînant de nombreuses modifications anatomiques et physiologiques.
Cet utérus adapté présentait tant d’avantages – les jeunes pouvaient être transportés pendant un certain temps et maintenus à une température constante – qu’une énorme diversité de mammifères est apparue en quelques millions d’années. Aujourd’hui, seuls l’ornithorynque et les échidnés d’Australie pondent encore des œufs et produisent du lait par la peau.
Le tout premier ancêtre des primates dont nous sommes issus n’a alors pas tardé à apparaître. Purgatorius, surnommé aussi «Purgie», ressemblait cependant plus à un croisement entre un rat et un écureuil. Il vivait dans les arbres et se nourrissait principalement de fruits. Nos ancêtres simiens ont ensuite parcouru un long chemin avant que n’émergent les australopithèques, les grands singes et les humains. Australopithecus aurait fait les véritables premiers pas vers l’humanité il y a environ trois millions d’années. L’homme moderne, lui, est apparu voici près de 200.000 ans et est le seul à avoir réussi à conquérir le monde entier – et, entre-temps, aussi, une infime partie de l’espace.
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Merci la paternité active
Une étude, parue dans la revue Nature, a conclu que «l’amour» est une caractéristique qui distingue l’homme des autres singes. Chez nos plus proches parents, les chimpanzés, les mâles sont des bombes de testostérone agressives qui peuvent terroriser les femelles dans leur système de reproduction. Chez les bonobos, où les femelles sont aux commandes, les choses sont plus douces, mais le sexe y reste principalement un moyen de désamorcer les tensions et non de cultiver des liens intimes.
Chez l’humain, l’amour est apparu sous la forme de «liens uniques, complexes et souvent passionnés entre des personnes non apparentées». Une conséquence évolutive de la mise au monde de bébés sans défense et qui ont besoin de soins sur le long terme. En comparaison, les bébés chimpanzés sont déjà presque des «enfants». Pour augmenter les chances de survie des prématurés naturels que nous sommes, contrairement aux autres singes, la paternité active s’est glissée dans notre histoire. Le père s’est mis à aider la mère à s’occuper du bébé vulnérable.
Pour faciliter la coopération, une chimie relativement simple est apparue dans le cerveau, provoquant ce que l’on pourrait appeler de «l’affection amoureuse». Cette caractéristique ne se retrouve nulle part ailleurs dans le monde animal, du moins pas avec la même intensité. Chez la plupart des animaux, les couples ressemblent davantage à des partenariats coopératifs, basé sur le pragmatisme. On n’y voit guère d’amour.
Il en va de même pour les relations avec leur progéniture. Les parents défendent leurs petits et leur nid contre les agresseurs, mais ils regardent sans broncher les jeunes s’entretuer, généralement par manque de nourriture pour tous. Si l’on se place du point de vue des normes humaines, il est étrange de voir des parents hérons ou rapaces indifférents au fait que le plus jeune de la fratrie soit liquidé par ses frères et sœurs plus âgés, ce qui augmente leurs propres chances de survie puisque la nourriture sera répartie entre un nombre réduit de becs. Il n’y a pas de place évolutive pour la compassion dans ce système, contrairement au nôtre.
Une variante naturelle de la sécurité sociale
Nature a également publié une analyse des raisons pour lesquelles les humains peuvent coopérer entre eux sans heurts et parfois même de manière désintéressée, y compris avec des individus avec lesquels ils n’ont aucun lien de parenté, alors que cela ne se produit guère chez les autres animaux.
Les exemples les plus frappants de coopération intense dans le monde animal, comme les meutes de loups, les ruches ou les fourmilières, sont davantage des entreprises familiales, ce qui est un fait normal, même chez l’humain: tout individu a un intérêt, génétique ou autre, à ce que sa famille se porte bien. Une variante naturelle de la sécurité sociale pourrait être une des raisons de la coopération désintéressée: on investit dans le bien-être des membres du groupe dans l’espoir d’être aidé en retour. Les chauves-souris vampires en sont un bon exemple. Ces animaux ne peuvent passer trois nuits consécutives sans boire de sang. Si certains individus s’aperçoivent que l’un d’entre eux est en difficulté, ils cracheront dans la gueule de l’infortuné un peu du sang qu’ils ont eux-mêmes trouvé.
Dans le monde animal, il n’y a pas de place évolutive pour la compassion.
Cependant, cela ne fonctionne que dans les groupes qui restent longtemps ensemble, car les animaux doivent pouvoir se prémunir contre les profiteurs: ces individus prétendant n’avoir rien trouvé pour exploiter les autres, qui, eux, ont fourni un effort. Aucun système social ne semble pouvoir tolérer plus de 15 % de profiteurs sans sombrer. Même les chauves-souris vampires tiennent une sorte de comptabilité de ce que chacun reçoit ou donne. Le système doit se protéger contre les abus.
Le fait que nous, humains, puissions coopérer largement avec des individus sans lien de parenté, et même fournir des services à des individus que nous ne connaissons pas, est une exception évolutive, bien qu’elle soit devenue si courante que la plupart d’entre nous la considèrent comme normale. Un premier facteur crucial est la probabilité de mutualité, à savoir la sécurité sociale des chauves-souris vampires: si l’on aide quelqu’un, quelle est la probabilité qu’il nous aide plus tard? Cela signifie que l’on aidera principalement les gens que l’on suppose rencontrer plus tard. Il faut également être en mesure de supposer qu’ils sont eux-mêmes serviables. Ainsi, si l’on subit le mauvais comportement des conducteurs de BMW ou de camions, on sera moins enclin à faire preuve de courtoisie à l’égard de ces deux groupes sur la route.
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Pompiers efficaces
La sélection de groupe serait une deuxième raison. Ce sujet est intensément débattu en biologie de l’évolution, qui suppose toujours que les luttes pour la survie se déroulent principalement à l’échelon individuel, plutôt qu’à celui du groupe. Néanmoins, il n’est pas exclu que les groupes socialement mieux organisés s’en sortent mieux au fil du temps, ce qui peut leur conférer un avantage évolutif. Les communautés dotées d’un service de pompiers efficace offrent aux individus une plus grande chance de survie, même s’il serait parfois préférable que les pompiers eux-mêmes ne prennent pas autant de risques individuels.
L’analyse publiée dans Nature a montré que les deux facteurs pris séparément, la sécurité sociale et l’avantage du groupe, ne suffisent pas à expliquer la coopération intense dans les communautés humaines. En revanche, la combinaison de ces deux facteurs peut l’être, en particulier dans un contexte de différences importantes et progressives dans la volonté de coopérer. La combinaison de ces deux facteurs donne même lieu à une coopération supplémentaire. Ainsi, la volonté de coopérer augmente considérablement dans les groupes qui sont eux-mêmes très bien organisés socialement.
Cela semble plausible et explique pourquoi nous pouvons exceller dans des domaines tels que la charité et la solidarité. Rien n’a encore été trouvé dans le monde animal qui se rapproche de notre charité: investir dans un système social sans en attendre personnellement un retour positif direct, si ce n’est un bon sentiment. Les animaux tolèrent parfois que des congénères viennent se servir dans une source de nourriture qu’ils ont trouvée, mais ils ne vont pas jusqu’à partager activement leur nourriture avec d’autres dans un contexte de pénurie. En outre, dans le règne animal, au sein d’une même espèce, il semble généralement y avoir trop peu de différences entre les groupes pour que la sélection de groupe soit un facteur pertinent. C’est un peu le cas chez nous, avec nos grandes différences culturelles entre les groupes.
Apprendre des chimpanzés
L’explosion de nos capacités cérébrales a entraîné une augmentation exponentielle du champ des possibles, l’intelligence artificielle étant la dernière percée en date qui semble devoir bouleverser fondamentalement nos existences. L’une des principales caractéristiques de cette évolution est que nous pouvons apprendre des autres, de l’histoire et les uns des autres. Nous pouvons nous bénéficier des connaissances de personnes exceptionnellement douées qui mettent leur savoir à la disposition de tous, à titre onéreux ou non.
Cependant, nous ne devrions pas pousser notre désir d’unicité au point de vouloir nous distinguer du reste du monde animal dans tous les domaines. Une étude publiée dans Nature Human Behaviour montre que les chimpanzés sont également capables d’apprendre les uns des autres. La conclusion s’appuie sur une expérience au cours de laquelle les animaux devaient effectuer une manœuvre assez compliquée pour obtenir une récompense. Aucun des 66 individus testés dans un sanctuaire de chimpanzés en Zambie n’a réussi à résoudre la tâche. Mais après que les soigneurs ont appris à deux chimpanzés comment faire, le savoir s’est répandu comme une traînée de poudre. Les animaux ont observé comment les autres s’y prenaient et ont copié leur comportement.
De manière étonnante, et selon une étude relayée par Nature, les bourdons sont capables d’un comportement d’apprentissage similaire pour comprendre une construction compliquée afin d’accéder à la nourriture, bien que le volume de leur cerveau ne représente qu’une fraction de celui des chimpanzés. Aucune de ces bestioles n’est parvenue à maîtriser cette construction seule, mais après avoir appris à quelques-unes d’entre elles à le faire, elles y sont parvenues.
Rien n’exclut qu’une autre espèce que la nôtre fabrique des bombes nucléaires dans un demi-million d’années.
Dans la nature, il existe de beaux exemples d’animaux qui perfectionnent progressivement des comportements particuliers qu’ils ont intégrés dans leur système. Par exemple, les singes japonais ont affiné au fil des ans le comportement consistant à laver les tubercules avant de les manger, jusqu’à les rendre presque parfaits. Il en va de même pour les corbeaux qui ont appris à utiliser les épines pour recueillir les insectes dans les crevasses de l’écorce.
Aussi spéciaux que nous, humains, soyons devenus, nous ne devrions jamais oublier que nous nous trouvons nous aussi sur un continuum d’évolutions comportementales. Rien n’exclut que dans un demi-million d’années, une autre espèce que la nôtre fabrique des bombes nucléaires. Il reste cependant absurde qu’une espèce s’efforce de développer des technologies qui lui permettraient de s’autodétruire. Une telle chose n’a d’ailleurs jamais été observée ailleurs dans le règne animal jusqu’à présent. Mais nous ne pouvons pas dire que c’est un avantage pour nous.
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