Agnès Giard: « Des hommes et des femmes se mettront en couple avec un robot »
Notre vie sexuelle sera-t-elle automatisée ? Va-t-on un jour épouser son robot ? Passionnée par le Japon, l’anthropologue et auteure française Agnès Giard tient un site, Les 400 culs, qui explore les comportements sexuels et les pratiques nouvelles bouleversant nos vies intimes. Elle approfondit en ce moment la question de l’attachement émotionnel aux machines.
Vous faites partie d’une équipe de pointe dans la recherche sur l’attachement émotionnel des hommes aux machines et la possibilité de robotiser la rencontre amoureuse. Va-t-on vraiment pouvoir aimer un robot ?
Certaines personnes ont une extraordinaire capacité d’empathie pour les figures humaines (poupées, robots), dont elles font le support de leurs rêveries sentimentales. Donc, oui, il est extrêmement plausible d’imaginer que lorsque les robots de compagnie se démocratiseront, des hommes et des femmes se mettront en couple avec eux. Mais il serait absurde de croire que les robots risquent de » détourner » les humains des relations réelles. D’abord, parce qu’il faut avoir un don d’imagination immense pour prêter aux objets une vie intérieure. La plupart d’entre nous en sommes bien incapables : être en compagnie d’un objet, c’est être seul(e). Ensuite, parce que le choix d’un robot comme partenaire n’est pas innocent : il témoigne d’un refus des normes sociales. Etre en compagnie d’un objet, c’est signaler de façon provocante qu’on ne veut pas reproduire le modèle normatif du couple.
En 2017, une Japonaise affirme avoir trouvé l’amour par le biais d’un écran tactile, avec interdiction de dire quoi que ce soit de personnel. La rencontre s’est déroulée dans le cadre d’une expérience menée par le laboratoire du roboticien Hiroshi Ishiguro. Qu’est-ce que cela révèle ?
L’idée d’être guidé(e) par une machine, y compris dans ses premiers pas amoureux, ne pose apparemment pas de problème au Japon : certains individus laissent volontiers à un logiciel l’initiative de la parole. De telles applications sont perçues comme » utiles » parce qu’elles soulagent les hommes et les femmes d’avoir à jouer la » comédie sociale » des rapports de séduction, mais aussi parce qu’elles leur épargnent d’avoir à tout décider eux-mêmes. Pour beaucoup de jeunes et d’adultes au Japon, l’obligation de trouver un partenaire représente un défi difficile à relever : c’est plus facile quand il y a un encadrement de la rencontre, disent-ils, c’est-à-dire quand un groupe – la famille, l’entreprise ou, mieux encore, un labo de robotique – s’offre comme le garant de votre valeur. Mais surtout, vous n’avez pas à vous sentir coupable si le couple ne marche pas.
Etre en compagnie d’un objet, c’est être seul(e).
Ce modèle pourrait-il fonctionner dans nos sociétés ?
Oui. On observe d’ailleurs un phénomène similaire en Occident : un nombre croissant d’hommes et de femmes se rencontrent maintenant via des sites et des applis qui jouent le même rôle que des agences matrimoniales. Laissant inconsciemment à des algorithmes la responsabilité de les apparier, ces hommes et ces femmes s’en remettent à des logiciels pour les guider dans leurs amours. Dès 2015, plus d’un tiers des couples aux Etats-Unis s’est formé sur Internet. En Europe, on n’en est pas loin. Ce phénomène traduit, je pense, un désir de s’en remettre à des instances supérieures (si possible anonymes et sans affects) dans le domaine des sentiments. Le désir de ne plus avoir à tout décider par soi-même. Le désir de s’appuyer sur des machines pour se soutenir dans ses choix.
Pourquoi les sociétés contemporaines engendrent-elles ce désir d’irresponsabilité ?
Par réaction de défense contre une forme rampante d’aliénation qu’on pourrait nommer le » culte de la performance » : dans les sociétés contemporaines, l’idéal de réussite repose sur la capacité de prouver qu’on est compétitif, motivé, responsable, apte à gérer sa vie privée, son image publique et sa carrière de façon totalement autonome. Dans un essai fracassant, Le Syndrome du bien-être (L’Echappée, 2016, 176 p.), Carl Cederström et André Spicer démontrent comment la recherche du bonheur, loin de produire les effets bénéfiques, engendre de l’angoisse, frustre et participe du repli sur soi. L’individu est sommé de se dépasser sans cesse et les exigences qui pèsent sur lui s’accompagnent d’un recul constant des structures de protection et d’appartenance collective. Comment trouver son équilibre quand on ne peut plus compter que sur soi-même ?
Cela crée-t-il une pression trop forte ?
Oui et cela se traduit de plusieurs manières : la prolifération des pathologies dépressives, la prise de substances permettant de lutter contre l’anxiété, ou encore le recours à des outils électroniques pour construire son projet de couple. L’amour assisté par ordinateur est peut-être une forme de résistance aux normes des sociétés individualistes pathogènes. Au Japon, en tout cas, les machines qui intercèdent entre femmes et hommes contribuent à les soulager de l’obligation d' » assurer « . Mais ils permettent aussi d’exprimer de façon ironique son refus d’être dans la norme. Ceux et celles qui les utilisent ont parfaitement conscience d’être » démissionnaires « . J’en veux pour exemple ces Japonais(es) qui, par millions, s’achètent des jeux de simulation amoureuse (des petits copains à télécharger, des épouses numériques), avec lesquels ils et elles jouent à être en couple. Certaines personnes vont jusqu’à épouser publiquement leur personnage en » 2D » préféré lors de cérémonies de mariage simulé au cours desquelles ils et elles échangent des bagues et signent des faux contrats de mariage avec leur partenaire de fiction. L’attrait que ces créatures digitales exercent est tel qu’une frange non négligeable de consommateurs(trices) affirme préférer ces formes de vie artificielles aux humains de chair et d’os.
Le choix d’un robot comme partenaire témoigne d’un refus des normes sociales.
Des milliers d’emojis, ces pictogrammes japonais qui viennent des mots e=image et moji=caractère, sont échangés. Ce langage est-il aussi une aide à l’expression de ses émotions ?
C’est bien sûr une façon plus rapide de communiquer à l’ère de la messagerie dite instantanée. Quand un utilisateur écrit la phrase » Je comprends « , il peut ajouter l’image d’un coeur, afin d’y ajouter plus de chaleur. Sans coeur, » Je comprends » serait sec. Les emojis véhiculent les émotions débarrassées des sous-entendus qui accompagnent inévitablement la communication verbale. Les mots peuvent être mal interprétés. Il arrive aussi que les mots nous manquent pour exprimer nos sentiments. Avec les images, au moins, le message passe. Aussi clair qu’un sourire. Les emojis présentent l’avantage de redonner au corps sa place dans la communication et même si l’on peut s’énerver de voir partout ces smileys qui se substituent à la pensée et la gamme réduite de leurs expressions faciales, impossible d’en nier l’impact. Les emojis » font résonner le message à un niveau émotionnel plus profond « , ainsi que le formule Naotome Watanabe, responsable de l’application Line, une messagerie qui offre le choix entre 4,7 millions d’emojis.
Selon un récent rapport d’Eurostat, la catégorie de personnes les plus isolées dans nos sociétés est constituée d’hommes vivant en milieu urbain et pauvres. Les hommes sont-ils davantage en difficulté ?
Si les hommes sont plus nombreux à envoyer des messages, c’est qu’ils sont plus nombreux sur les sites de rencontres et doivent donc rivaliser pour obtenir des rendez-vous. La concurrence est d’autant plus rude que les femmes, conformément aux attentes de genre, se contentent généralement d’attendre en silence. Ce faisant, les femmes contribuent à perpétuer cette forme d’inégalité entre les sexes qui repose sur l’opposition » femme passive » / » homme actif « . Quant au chiffre concernant les personnes » isolées « , il n’a rien d’étonnant : oui, les hommes pauvres ont plus de mal que les femmes pauvres à trouver une partenaire. Pourquoi ? Parce qu’être un homme moins riche que sa compagne reste socialement inadmissible, mal vu, mal vécu.
Parallèlement au développement des robots, on observe un désir de réaffirmation des différences entre les sexes. Serait-ce une autre manière de réagir à la perte d’orientation affective ?
L’idéologie viriliste s’appuie sur l’idée que la masculinité est une donnée naturelle liée au taux de testostérone. Un mâle serait biologiquement programmé pour être un prédateur. Cela ne me semble pas si simple : l’image de la masculinité ne cesse d’évoluer au cours de l’histoire. Elle est le produit d’une construction sociale qui change autant que les modes : parfois, être viril, c’est avoir le crâne rasé ; parfois c’est avoir des boucles d’oreille ou porter une perruque poudrée. Pour moi, il n’existe donc pas de » crise » de la masculinité. Le discours qui consiste à déplorer l’affaiblissement des valeurs viriles ou la soi-disant féminisation de la société ne sont que des stratégies visant à légitimer l’inégalité entre les sexes. L’inégalité repose sur des stéréotypes de genre (mâle brutal/demoiselle en détresse) qui nuisent autant aux hommes qu’aux femmes et entravent la liberté d’être de chacun.
Bio express
– 1969 : Naissance, le 1er septembre, à Vannes, dans l’ouest de la France.
– 1997 : Premier voyage au Japon.
– 2000 : Journaliste pour des magazines français et japonais, dont SM Sniper.
– 2003 : Publication de Fetish Mode (éd. Wailea), un premier livre d’art sur le Japon.
– 2006 : L’Imaginaire érotique au Japon (Glénat, 328 p.).
– 2007 : Lancement de son blog, Les 400 culs.
– 2015 : Doctorat sur les objets anthropomorphiques au Japon.
– 2016 : Lauréate du prix Sade pour Un désir d’humain. Les love doll au Japon (Les Belles Lettres, 350 p.)
– 2019 : Chercheuse post-doctorale au sein du groupe de recherche européen EMTECH (Emotional machines), à la Freie Universität Berlin.
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