Pourquoi il faut changer les horaires pour viser l’égalité hommes-femmes
Multiplication des horaires atypiques, allongement des durées de transport, flexibilité des rythmes de travail… Pour mieux gérer le temps de leurs habitants, qui reste le noeud des inégalités femmes-hommes, des villes ont décidé de lui consacrer un « bureau ». Modifiant les horaires de boulot, de cours, d’ouverture des crèches, des spectacles, etc. Succès total !
Il est question de temps. Celui qui manque, celui qui presse. Ce temps, si convoité par tous, se trouve être un redoutable vecteur d’inégalités. Les privilégiés paient des services leur permettant de jongler entre les horaires de travail, de garde d’enfants et de loisirs ; les moins nantis ne peuvent se les offrir. On observe aussi des différences entre les citadins et les habitants des périphéries. Avec moins d’argent, on est obligé de se loger loin des centres-villes, ce qui implique moins de services, d’équipements, de loisirs, et plus de transports. Mais ce que le temps révèle surtout, ce sont de fortes inégalités entre les femmes et les hommes. Parce que, en résumé, on revient toujours à ce continent abrité des regards qu’est l’espace domestique.
Ces collectivités ont dû batailler pour démontrer l’intérêt de ce service.
Ainsi, le partage des tâches évolue à peine. Les chiffres (1) montrent que les femmes continuent d’assurer presque deux tiers du travail ménager et parental. En heures hebdomadaires, celles exerçant une activité à temps plein consacrent, en moyenne, 24 heures 52 aux tâches ménagères, aux soins et à l’éducation des enfants, contre 15 heures 18 pour leurs compagnons. Les femmes occupées à temps partiel ou ne travaillant pas y passent 28 heures par semaine. L’écart est moins élevé qu’il y a vingt ans mais cette réduction ne doit pas grand-chose aux efforts des hommes : c’est juste que les femmes vouent moins de temps aux activités domestiques. Quant au » temps qui reste « , les hommes disposent, en moyenne, de 33 heures de relâche (loisirs, détente), soit 5 heures 30 de plus par semaine que les femmes.
Sur un an, la différence est colossale : les femmes accomplissent des centaines d’heures de plus de travail domestique. L’équivalent d’une quinzaine de semaines de 37 heures. Presque quatre mois de travail. Une montagne de corvées difficile à caser dans un emploi du temps professionnel. Elles ont de plus en plus de mal à faire coïncider leur rythme de travail avec ceux de la société, des transports en commun, des services publics, des crèches, des écoles… » Le temps dans la ville est très sexué, note le professeur de droit social Ulrich Mückenberger, coauteur de La Ville à mille temps (2). La plupart des femmes ont une temporalité très fractionnée, hétérodéterminée, c’est-à-dire que ce sont les donneurs de temps extérieurs qui leur imposent leur rythme. Tandis que la majorité des hommes a toujours une vie quotidienne avec une temporalité cohérente et plus autodéterminée. »
L’adaptation gagnante des horaires
Alors, pour déjouer ces inégalités sexuées, des villes ont créé un » bureau des temps « . Un concept italien, né au milieu des années 1980 sous la pression des mouvements féministes, et adopté en Allemagne, en Espagne, aux Pays-Bas, en France et dans les pays scandinaves. But : harmoniser les horaires des crèches, des administrations, des commerces et des transports avec ceux du travail. Dit autrement, il s’agit d’utiliser le temps comme un levier pour servir l’égalité entre les femmes et les hommes. » Jusqu’à présent, la ville a toujours été appréhendée en termes d’espace, commente Reine Marcelis, auteure d’un rapport sur les politiques temporelles commandé par Isabelle Simonis (PS), ministre des Droits des femmes en Fédération Wallonie-Bruxelles dans la précédente législature (3). Or le prisme du temps est essentiel pour analyser la ville et l’égalité d’accès de toutes et de tous. »
Installé, aujourd’hui, dans une centaine de cités européennes, ces collectivités ont dû batailler pour démontrer l’intérêt de ce service, considéré au départ comme un gadget. Mais qui aboutit à des résultats concrets. Prenons le symbole de toutes ces inégalités : les agents d’entretien, très majoritairement des femmes, qui ont des horaires coupés et décalés. Il faut trouver un mode de garde adapté pour ses enfants, se déplacer au moment où les transports en commun ne fonctionnent pas… Pour lutter contre les emplois du temps émiettés de leur personnel de nettoyage, des villes françaises ont instauré dans leurs locaux le ménage en journée : il n’a plus lieu au petit matin et tard le soir, mais durant la matinée et l’après-midi, lorsque les bureaux sont occupés, avec en corollaire un passage à temps plein pour ceux qui le souhaitent. A Paris, cette politique, qui concerne 15 % des espaces, a brillamment réussi. Le rythme de vie des agents est désormais plus adapté à leur vie sociale et familiale, la propreté s’est améliorée, l’absentéisme a chuté et les employés ne sont pas gênés. A Rennes, le service auparavant quasi exclusivement féminin s’est peu à peu masculinisé : aujourd’hui, les hommes représentent un tiers des effectifs.
Sous l’impulsion des bureaux des temps, des collectivités n’organisent plus de réunions après 17 heures.
Ces premiers succès en ont engendré d’autres, qui concernent directement les usagers. Il y a bien sûr la lancinante question des modes de garde. Des bureaux des temps ont étudié le besoin d’horaires atypiques. Que faire lorsque l’on travaille à temps partiel, plus tard, plus tôt ou le samedi, le dimanche ? Bricoler des solutions avec des proches, travailler à temps partiel ou renoncer parce qu’aucune n’a été trouvée. A Rennes comme à Paris, à Lille comme à Helsinki ou Stockholm, il y a donc un certain nombre de crèches ouvertes le samedi. Ces villes ont aussi oeuvré avec les crèches des hôpitaux qui offrent des horaires de 6 h 30 à 22 h 30. » Il ne s’agit pas d’accueillir un enfant de 6 h 30 à 22 h 30. Mais de lui permettre d’arriver très tôt le matin ou de partir très tard le soir « , affirme Reine Marcelis, présidente de Synergie Wallonie pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Des recherches viennent enfoncer le clou, soulignant que l’arrivée de places supplémentaires dans une ville réduit la perte de salaire des nouvelles mères d’environ 25 %. Il est donc possible de réduire les inégalités entre femmes et hommes en augmentant l’accès aux crèches et en adaptant les horaires.
Toujours sous l’impulsion des bureaux des temps, des collectivités n’organisent plus de réunions après 17 heures – l’heure où il faut récupérer les enfants. Elles ont élargi les créneaux horaires des services administratifs. D’autres ont choisi de les ouvrir entre midi et 14 heures. » Ces politiques temporelles recentrent les politiques publiques sur les besoins des habitants et particulièrement ceux des femmes « , analyse Reine Marcelis. L’expérience opérée en Suède est édifiante. L’agence des temps y a constaté que les femmes utilisent davantage les trottoirs et les pistes cyclables (car elles manient des poussettes) et sont deux fois plus nombreuses à recourir aux transports publics, à emmener les enfants à l’école, tandis que les hommes circulent sur les grandes avenues (car ils conduisent des voitures). La nouvelle politique de… déneigement consiste dès lors à déblayer d’abord les trottoirs et à terminer par les routes, permettant ainsi aux femmes de se rendre à leurs différentes activités. Qu’il vente ou qu’il neige.
Revival écologique
Dans la recherche de nouveaux équilibres urbains, la réflexion sur les horaires est donc centrale. » L’époque où les fonctionnements collectifs imposaient leur rythme, 8 heures – 12 heures, 14 heures – 17 heures, est révolue, poursuit Reine Marcelis. Son maintien écarte involontairement des populations entières de certains services. C’est une aberration. » Et ces initiatives nécessitent d’enquêter en permanence sur les habitudes et les besoins des habitants. Ainsi des bureaux ont passé au crible l’offre des manifestations culturelles. Les résultats sont ahurissants : les parents (les mères, en fait) et ceux qui vivaient en périphérie en étaient pratiquement exclus. Pour leur permettre d’y prendre part, des villes ont développé les » concerts de midi » dans des zones d’entreprises pour des personnes qui n’ont pas l’habitude, ou la possibilité, d’aller écouter de la musique classique. Le public est composé à 80 % de femmes, alors qu’elles ne représentent que 20 % des salariés ! De même, avant les grandes représentations au théâtre, un spectacle d’une heure est organisé à 18 ou 20 heures, auquel les actifs peuvent se rendre directement en sortant du travail et les tarifs incluent la garderie pour les enfants.
Ces politiques temporelles ont fini par s’emparer de tous les sujets. Ainsi Rennes s’est illustrée à travers un dossier emblématique. Il y a cinq ans, son bureau des temps a planché sur le pic constaté ligne A du métro entre 7 h 40 et 8 h 05 : sur quatre stations, les personnes ne pouvaient plus ni monter ni descendre de la rame, provoquant même des bousculades dans les escaliers et un allongement des temps de transports. Cette hyperpointe incitait d’ailleurs les usagers à prendre la voiture. Première option : allonger les quais ou acheter des rames supplémentaires. Un coût de plusieurs millions d’euros. Pendant un an, le bureau va réunir les » générateurs de flux » de la ligne – l’université, les établissements scolaires, l’hôpital, les entreprises qui se trouvaient sur le trajet. Plusieurs scénarios sont étudiés, des études d’impacts menées : finalement, il a suffi que l’université décale le début des cours (de 8 h 15 à 8 h 30) pour résorber les points noirs. Les études montrent désormais un » écrêtement des flux » pendant les hyperpointes, une fluidification des sorties, une amélioration du confort et de la sécurité des voyageurs, et une économie de 12 millions d’euros. Une décision simple qui a inspiré d’autres villes.
L’usager est au centre de la réflexion ; démocratiquement, c’est sain.
Ces politiques connaissent même un certain revival, à la faveur des enjeux écologiques actuels. » Il n’y aura pas de transition énergétique, si nous n’arrivons pas à travailler sur l’articulation des temps. Cette question est devenue celle du développement durable « , assure Luc Gwiazdzinski, géographe urbaniste à l’université de Grenoble. Concrètement, il s’agit d’imaginer des bâtiments modulaires partagés entre différents publics en fonction de l’heure de la journée. Ainsi, ouvrir un centre sportif jusqu’à 23 heures à une association satisfait les sportifs qui travaillent à horaires décalés, ouvrir les bibliothèques le dimanche attire un nouveau public (davantage d’ados et de familles, sachant que, durant la semaine, ce sont majoritairement des enfants, dans un contexte scolaire), mais on augmente aussi le taux d’utilisation de l’équipement et on réduit les coûts économiques et environnementaux. On peut transposer ce raisonnement aux crèches, aux écoles, aux piscines… » Dans les grandes villes où le foncier est rare, cette polyvalence peut se révéler précieuse. Lorsque les écoles sont vides, le soir, le week-end et pendant les vacances, elles peuvent, par exemple, accueillir les réunions des associations « , note Jean-Yves Boulin, sociologue à l’université Paris Dauphine, spécialiste des politiques temporelles en Europe.
« Un concept qui s’éloigne de sa vocation »
Le champ semble immense. L’approche entre pourtant timidement dans les politiques locales. Ce souci des rythmes de vie n’apparaît qu’allusivement dans les déclarations politiques des gouvernements wallon, bruxellois et communautaire. Il y a bien eu quelques communes volontaires, Namur, Verviers, Charleroi ou Schaerbeek, des voyages d’études à Rennes ou à Rouen, un colloque organisé à l’initiative du bourgmestre socialiste Paul Magnette. Et ? Ben, rien. » Or, à l’instar du gender budgeting ( NDLR : arbitrer la distribution des budgets, des dépenses et des recettes publics selon les sexes), la problématique du temps doit irriguer toutes les politiques locales « , fait valoir Reine Marcelis, qui définit un bureau des temps comme un véritable laboratoire d’aide à la décision, un médiateur public local peu coûteux et transversal (on ne peut pas traiter ce thème en silos, à partir d’un seul service). Il établit un diagnostic, négocie avec les différents acteurs et impulse des initiatives concernant le temps. L’outil pourrait inaugurer une nouvelle manière d’envisager la » conduite des affaires publiques » : l’usager est au centre de la réflexion ; démocratiquement, c’est sain.
Mais la prise en compte du temps fait face à plusieurs dilemmes. Le chef d’une commune ne dispose d’aucun pouvoir juridique ou réglementaire pour modifier les temps sociaux. Sans compter l’hostilité éventuelle des syndicats. Il y a enfin la désillusion de scientifiques qui ont observé les bureaux des temps sur la durée. Leurs études révèlent que dans la majorité des villes, surtout françaises, les objectifs féministes se sont » singulièrement neutralisés et dépolitisés « , comme l’écrit Eléonore Lépinard, sociologue à l’université de Lausanne (4). Pour elle, » ces politiques s’orientent avec le temps vers une rationalisation et une flexibilisation des services publics. Au lieu de révéler les inégalités qui structurent la sphère privée, elles tentent de les aménager de façon collective en jouant sur les horaires des services publics, pour pouvoir permettre aux femmes de concilier leur double journée. » Bref, ça risque d’être pire !
Reine Marcelis se montre moins inquiète : » Tant que les femmes continuent à trouver des solutions individuelles à des problèmes collectifs de garde, de soin…, on autorise l’Etat à ne pas s’attaquer au noeud des inégalités femmes-hommes qu’est la sphère familiale. En ce sens, un bureau des temps agit en complément et non en remplacement des politiques d’égalité femmes-hommes menées par ailleurs. »
(1) Genre et emploi du temps. Différences et évolution dans l’emploi du temps des femmes et des hommes belges (2017, 2009, 2005, 1999 et 1966).
(2) La Ville à mille temps, par Jean-Yves Boulin et Ulrich Mückenberger, éd. de l’Aube, 2002, 221 p.
(3) Les politiques temporelles. Un outil de conciliation vie privée/vie professionnelle, juin 2016.
(4) Une occasion perdue : l’exemple français des politiques publiques des » bureaux des temps « , par Eléonore Lépinard, éd. L’Harmattan, Cahiers du genre, 2002.
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