Par le chas de l’aiguille: cette organisation caritative entend réhabiliter des détenus par la broderie
Qu’ont en commun le célèbre artiste Ai Weiwei et des détenus britanniques ? La prison, bien sûr, où le dissident chinois a passé trois mois. Mais aussi Fine Cell Work, une organisation caritative qui entend réhabiliter des détenus par le biais de la broderie et qui a récemment collaboré avec huit créateurs pour réaliser des oeuvres uniques.
En cette fin février, à Londres, on ne parle pas encore de confinement, et si le gel hydro- alcoolique s’avère déjà impossible à trouver, c’est autre chose qui rend la capitale britannique fébrile : des prisonniers ont envahi la vénérable maison de vente Sotheby’s. Plutôt que la police, ce sont les collectionneurs qui s’y pressent pour voir ça de plus près, car les repris de justice en question ont été sélectionnés par l’oeuvre de charité Fine Cell Work, et les créations textiles qu’ils ont brodées sont signées de grands noms de l’art contemporain, du photographe Wolfgang Tillmans à Ai Weiwei, sculpteur, performeur, photographe et architecte mondialement reconnu.
Une exposition aux allures de consécration pour l’organisation caritative fondée en 1997 par Lady Anne Tree. Née dans une famille huppée de Londres, cette dernière aurait pu se contenter d’une vie de luxe et mais, à l’âge de 14 ans, elle décide de rendre visite à des détenues. Réalisant à quel point leur quotidien est terne et monotone, la jeune fille se lance dès lors pour défi d’alléger leur ennui. Premier obstacle : l’interdiction pour les prisonniers d’être rémunérés pour les menus travaux effectués, loi qui ne sera modifiée qu’en 1992, après une formidable campagne organisée par la lady en personne . Dans la foulée, elle fonde son oeuvre de charité, Fine Cell Work, qui offre l’opportunité aux détenu(e)s de créer tapis, coussins et autres tapisseries murales richement brodés. Elle-même piquée de couture, l’infatigable jeune femme ne doutait pas que des hommes pourraient trouver ce passe-temps agréable également. Et elle ne s’y est pas trompée, à en croire l’impressionnant succès de son projet.
A l’occasion de ses vingt ans, en 2017, Fine Cell Work s’était ainsi enorgueillie d’avoir collaboré avec pas moins de 4 600 prisonniers, incarcérés dans trente-deux établissements pénitentiaires du royaume. Un engouement qui s’explique par le plaisir de participer à un projet concret, mais aussi par les avantages qu’il procure. Ainsi, les détenus qui jouent de l’aiguille peuvent gagner jusqu’à 1 500 livres sterling (1 727 euros) par an, tout en voyant leur réinsertion professionnelle facilitée par l’association pour les plus doués d’entre eux, une fois leur peine achevée.
Si l’initiative suscite l’enthousiasme des principaux concernés, elle a par ailleurs séduit de prestigieux bienfaiteurs. Parmi ceux-ci, l’actrice Judi Dench, célèbre pour avoir incarné M dans sept opus de la saga James Bond, ou Ai Weiwei, l’enfant terrible de l’art chinois, touché par la mission de l’organisation. » Pour moi, le projet est fascinant, car j’ai connu la prison, comme nombre de mes amis « , confie le dissident, qui a passé trois mois dans les geôles chinoises pour » crime économique » avant d’être exonéré et autorisé à quitter le pays.
Aujourd’hui installé dans la région de Cambridge, son passé de détenu et son exil forcé l’ont amené à réaliser une courtepointe labyrinthique, baptisée Odyssey in Quilting et réalisée en collaboration avec Fine Cell Work. » Le monde « libre » peut parfois être une prison aussi, même pour ceux qui n’ont commis aucun crime, explique l’artiste. Cela m’a inspiré cette pièce. Je suis ravi du résultat final, l’oeuvre a été brodée avec beaucoup de minutie et de sensibilité. Je suis très reconnaissant, le résultat est fantastique. » Un enthousiasme qui n’a pas manqué de toucher Andrew, le détenu chargé de broder la courtepointe d’Ai Weiwei.
Une porte de sortie
» C’était très particulier pour moi d’être choisi pour réaliser une pièce spéciale, parce que ça veut dire que Fine Cell Work a confiance en mes capacités, et ça me rend très fier « , raconte le détenu dans un portrait diffusé par l’organisation, avouant dans la foulée que les minuscules détails monochromes ont été un vrai défi, tant pour ses yeux que pour son aiguille. » C’était parfois un peu décourageant, mais quand j’ai eu terminé, j’ai ressenti un grand contentement : plus quelque chose est difficile, plus on se sent fier et soulagé quand on y arrive. »
Nul doute que quand Lady Tree a voulu remédier au désoeuvrement des prisonniers britanniques, c’est exactement ce genre de challenge qu’elle avait en tête. Et Andrew d’ajouter que » Fine Cell Work a eu un impact incommensurable sur mon séjour en centre pénitentiaire. Je n’aurais jamais été capable d’envoyer des cadeaux et de l’argent à ma famille si je n’avais pas pu gagner ma vie grâce à la couture. Je m’occupe de manière productive, et je suis fier de mon travail « . Logique. Ainsi que Katy Emck, directrice de Fine Cell Work, le rappelait à l’occasion du vingt- ième anniversaire de l’organisation, » nous leur offrons un exutoire créatif, et c’est vital que nous choyions leur talent « . Et ce des deux côtés des barreaux : depuis quelques années, Fine Cell Work offre également un programme de réhabilitation d’ex-détenus, le Fine Works Hub, soit un apprentissage de douze mois, supervisé par des mentors triés sur le volet, au bout duquel ils obtiennent une qualification textile. » Alors qu’ils peuvent se sentir ostracisés et mis au ban de la société, en venant suivre le programme, ils retrouvent une illusion de normalité « , souligne encore Katy Emck.
Un discours naïf ? Au contraire : une des fonctions de la prison étant la resocialisation, le travail carcéral contribue à maintenir le lien avec l’extérieur pour des personnes qui en sont coupées pour une période plus ou moins longue, mais leur rend également une forme de dignité, ainsi qu’une relative liberté économique. Interviewé dans le cadre d’un rapport de 2016 de la Ligue des droits de l’homme sur le travail dans les prisons belges, un détenu purgeant sa septième année de peine confiait que » ce qu’il y a d’intéressant, ce n’est pas le travail en lui-même, c’est le statut et l’équilibre mental qu’il apporte. On a l’impression d’une certaine autonomie, on travaille pour avoir un statut, pour avoir une raison de se lever tous les matins « . Et la Ligue des droits de l’homme elle-même de rappeler que » le travail en prison permet […] de maintenir un rythme comparable à celui qui était le leur en dehors des murs, et un lien social, tout aussi fondamental : ils retrouvent une forme de statut dont l’enfermement les avait privés « . Ou quand le travail, prison pour certains, est une véritable libération pour d’autres.
Par Kathleen Wuyard.
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