L’Antarctique, plus blanc que blanc
Comment vit-on au quotidien dans une optique écologique, perdu de surcroît dans les glaces du pôle Sud, endroit le plus froid et inhospitalier du globe ? La station scientifique belge en Antarctique, qui vient de rouvrir pour la saison estivale, en fait le pari depuis dix ans.
On l’appelle la terre de la Reine-Maud, étendue sur 2 500 000 kilomètres carrés entre les glaciers Stancomb-Wills et Shinnan. Au 71e parallèle sud, perchée sur ses pylônes en acier, la station polaire Princesse Elisabeth règne, à 1 400 mètres d’altitude et 220 kilomètres de la côte, sur une vaste étendue silencieuse et immaculée à perte de vue. Pas d’âmes à moins de 650 kilomètres, où repose la base la plus proche, celle du Japon.
Il est 6 h 30. Dans la tour de contrôle silencieuse, sur l’écran d’un ordinateur, clignote le voyant » cuisine » pour la tranche 6 à 8 heures. La machine, préalablement programmée, attribue à Christine Mattel, la cheffe coq de la station, la priorité sur l’utilisation de l’électricité. Elle prépare le petit déjeuner pour les 41 locataires de la base belge, principalement des scientifiques et des techniciens, arrivés pour la saison estivale 2019-2020 (novembre à février). » Nous adaptons notre consommation d’électricité en fonction de sa disponibilité grâce à nos circuits intelligents. L’approvisionnement est hiérarchisé : ce qui touche à la sécurité est prioritaire, puis viennent l’eau et la ventilation, et ainsi de suite « , détaille Bernard Polet, technicien polyvalent, vieil habitué de la station. Ce système intelligent permet de ne produire qu’un kilowatt contre dix dans les installations classiques. Lancer une lessive de chaussettes après trois jours de grisaille ne sera donc pas préconisé.
L’énergie étant limitée, on essaie d’en recycler un maximum.
C’est la particularité de l’implantation belge en Antarctique, la première et la seule station zéro émission parmi la cinquantaine de bases du monde entier établies sur le continent blanc. En guise de combustible : le soleil, roi pendant l’été austral qui ne voit jamais tomber la nuit, et les vents glacés de cette partie du globe. Ces éléments naturels alimentent neuf éoliennes et les nombreux panneaux solaires thermiques et photovoltaïques qui recouvrent la quasi-totalité de la surface de cette soucoupe volante sur pieds. L’énergie qui n’est pas consommée immédiatement est stockée dans 192 batteries au plomb. En cas de météo avare, le rationnement est de mise et, en dernier recours, des groupes électrogènes sont disponibles mais généralement évités. La conception relativement originale de l’édifice a également fait partie de cette ambition écologique, atteinte à plus de 95 %. Les matériaux de pointe, l’isolation poussée à l’extrême, l’ossature en bois, la ventilation double flux – novatrice à l’époque de sa construction il y a dix ans – en font un bâtiment passif, qu’il n’est pas nécessaire de chauffer.
Neige fondue et croûtons à l’ail
Entre-temps, le petit déjeuner est consommé et le lave-vaisselle en efface les dernières traces. L’eau qui nettoie les restes de confitures collés aux assiettes était, la veille encore, de la neige balayée par le vent. Elle constitue la troisième ressource largement disponible sous ces latitudes. Chaque jour, Bernard récolte de quoi produire en moyenne 1 500 litres. La neige est fondue grâce aux panneaux solaires thermiques. Pour être bue, l’eau obtenue passe par les mains expertes d’Aymar de Lichtervelde, bio-ingénieur en charge de son traitement. Il vérifie sa qualité, l’éventuelle présence de bactéries et y ajoute les minéraux nécessaires pour faire de cette neige antarctique trop pure une eau potable, appelée l’eau blanche. Une autre partie de la neige liquéfiée est destinée à la cuisine, aux douches et aux machines à laver. Elle est dite grise à sa sortie, l’eau noire étant celle qui ressort des toilettes. Elles sont traitées dans la petite station d’épuration de la base et recyclées pour les usages non potables ou jetées dans une crevasse quand le circuit est plein. » L’énergie étant limitée, on essaie d’en recycler un maximum pour en produire moins « , nous précise Aymar, à l’autre bout du téléphone satellite. Les douches sont équipées, en plus de savons biodégradables, de boutons déclenchant un jet d’eau de 30 secondes. » On estime que trois ou quatre pressions suffisent, donc 15 à 20 litres, contre souvent une cinquantaine en Belgique. Ici, on prend conscience de la valeur des ressources. Les visiteurs s’adaptent bien quand on communique. » Savoir que chaque litre a été récolté à -30° C par Bernard fait probablement réfléchir.
La notion de gaspillage prend également une tournure éminemment concrète quand il s’agit de nourrir 30 à 40 personnes pendant quatre mois et que l’épicerie la plus proche se trouve à plus de 4 000 kilomètres en Afrique du Sud. Chaque année, un brise-glace est affrété au Cap pour plusieurs bases polaires. Il apporte 80 % du ravitaillement, principalement des produits congelés et d’épicerie, et repart avec les déchets triés de la saison précédente pour qu’ils soient traités au Cap. Ensuite, 150 à 300 kilos de produits frais arrivent via les quelques vols qui amènent des scientifiques à la station, en faisant halte à la base russe de Novolazarevskaya. » Le transport comporte une grande part d’aléatoire. Les produits sont emballés sous 30° C au Cap, arrivent sous -30°C en Antarctique et transitent parfois plusieurs heures chez les Russes. Certains gèlent en route « , raconte Christine, qui en est à sa septième saison dans l’extrême sud. » Ça confère de la valeur aux aliments, on ne peut pas se permettre de gaspiller. Avec du pain sec, par exemple, on fait des croutons à l’ail pour la soupe. Malgré tout, je veille à l’équilibre des menus et, globalement, l’équipe me dit qu’elle mange mieux ici que chez elle. »
Ici et là-bas
Quand on demande au chef de la mission, Alain Hubert, les motivations qui ont soutenu ce choix de fonder une station verte, il masque à peine son enthousiasme : » La recherche polaire a permis de découvrir le caractère anthropique du réchauffement climatique car c’est dans les glaces qu’on a pu remonter 800 000 ans dans le passé et réaliser que, depuis quelques décades, le climat n’évolue pas comme il en avait l’habitude. C’est extraordinaire, c’est la première fois qu’on s’aperçoit que l’homme est la cause d’un phénomène, et donc forcément une partie de sa solution. » Celle-ci passant par une redéfinition complète de nos modèles de production et de consommation énergétiques. Il était donc évident pour l’ingénieur de créer une station non polluante. » La Belgique est pionnière, nous pouvons en être fiers, les autres pays viennent nous voir pour prendre exemple. Et si on peut le faire en Antarctique, on peut le faire partout, en Belgique notamment. Sans compter que les emplois dans le renouvelable ne sont pas délocalisables, ce qui est crucial dans une dynamique économique et sociale « , pointe Alain Hubert, joint en Antarctique. Ne pas avoir à transporter d’énergies fossiles représente par ailleurs une économie de coûts énorme. » De toutes les stations, on a le plus petit budget et, pourtant, le plus grand nombre de projets scientifiques gérés proportionnellement à notre taille. » On peut questionner l’intérêt d’envoyer des scientifiques si loin, mais l’Antarctique concentre plusieurs enjeux d’intérêt sociétal tels que changement climatique, couche d’ozone, érosion de la biodiversité, etc. C’est aux pôles, baromètres de l’état de la planète, que le réchauffement est le plus tangible – les manchots empereurs connaissent désormais les joies de la pluie.
Quant aux accusations de fraude et conflit d’intérêts qui le concernent (lire ci-contre), Alain Hubert les balaie du revers de la main lui qui, à ce jour, a remporté tous ses procès. Ce qui le contrarie davantage sont les suites potentielles du Traité sur l’Antarctique, dont la Belgique est l’un des douze signataires initiaux, et son Protocole de Madrid, qui font du continent une région internationale dédiée à la paix, à la science et à la protection de l’environnement. Et donc exclue de la course aux ressources naturelles dont l’Arctique souffre déjà. On pense aux hydrocarbures mais aussi à l’immense réserve en eau que le continent représente… En 2048, l’accord sera ouvert à la discussion et plusieurs pays, dont la Grande-Bretagne et la Norvège, revendiquent déjà des territoires à cette échéance.
En attendant, les Belges maintiennent leur cap vert avec, comme prochain objectif durable, les transports. Les motoneiges électriques seront déjà de la partie l’été austral prochain à la station de la future reine des Belges.
Viviane De Laveleye
D’hier à aujourd’hui
L’épopée belge en Antarctique commence en 1897 lorsqu’Adrien de Gerlache y mène la toute première expédition scientifique d’hivernage, dont treize mois bloqué dans les glaces. Soixante ans plus tard, en 1957, son fils Gaston y retourne pour fonder la base Roi Baudouin. Abandonnée en 1968 faute de budget, elle est remplacée en 2009 par la station Princesse Elisabeth, fondée par l’explorateur Alain Hubert et sa Fondation polaire internationale (IPF). Initialement construite avec des fonds privés, elle est devenue la propriété de l’Etat belge qui lui octroie un budget de fonctionnement annuel de 3,2 millions d’euros, qu’il contrôle strictement. Elle reste opérée par l’IPF. Des scientifiques s’y rendent chaque année entre novembre et février, pour des recherches dans des domaines allant de la microbiologie à la météorologie en passant par la glaciologie ou la sismologie. Cette saison, les premiers estivants sont arrivés le 5 novembre, principalement des techniciens et ingénieurs qui ont mis deux jours pour déneiger et rendre la base complétement opérationnelle après les huit mois d’inoccupation hivernale. D’une capacité initiale de 15 personnes, elle peut en accueillir jusqu’à 45 aujourd’hui.
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