La merveilleuse success story de Nos Pilifs
C’est l’histoire d’une idée née d’une seule personne et devenue réussite collective éblouissante. Nos Pilifs, à Neder-over-Heembeek, dans la périphérie bruxelloise. Une entreprise de travail adapté multitâche et multifonction. Qui combine audace, insertion professionnelle, circuits courts, recyclage et gestion parfaite. Une véritable source d’inspirations.
Tout commence dans la tête d’une petite dame, aussi célèbre pour ses grandes lunettes que pour son légendaire chignon et à laquelle personne ne savait dire non : Nelly Filipson (1926 – 2012). Infirmière et logopède, elle peste sur le manque de structures d’accueil pour les enfants handicapés. Alors, en 1971, elle s’installe avenue des Pagodes, à Laeken, et crée le centre Nos Pilifs (à partir de son nom) qui, en journée, prend en charge des enfants handicapés qui ne peuvent fréquenter l’école. Chez elle, c’est kiné, logopédie et séances de psychomotricité mais aussi, et surtout, l’apprentissage de la vie en société. Car si, passés 12 ans, des structures d’accueil étaient prévues, avant cet âge, les parents étaient bons pour tirer leur plan. Dès son ouverture, le centre se révèle un succès et la transition entre enfance et adolescence se passe plutôt bien. Nelly, elle, sourit sous son chignon.
Sauf que, rapidement, ces anciennes petites ouailles – entre-temps scolarisées ou intégrées dans d’autres structures – reviennent vers elle en se plaignant du peu de loisirs qui leur sont proposés. Et, telle la marraine de Cendrillon, Nelly Filipson crée, d’un coup de baguette magique, l’Ecole des loisirs des Pilifs, histoire de les occuper les mercredis et les week-ends. Pour se faire aider, elle s’adjoint les services de Benoît Ceysens, un professeur de géographie de 23 ans, objecteur de conscience de son état, qui cherchait désespérément une cause à laquelle offrir ses quinze mois de service civil. Le tandem marche bien, tellement bien qu’à la fin de son service, Benoît continue son office chez Nelly, mais comme bénévole cette fois. L’histoire aurait pu en rester là. Sauf qu’il fallait qu’un jour ces adolescents finissent par devenir grands. Et devinez quoi ? Ils s’en revinrent chez Madame Filipson en lui disant : » Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? »
Nous sommes au tout début des années 1980 et il faut bien admettre qu’il n’existe pas grand-chose dans le nord de Bruxelles pour divertir des adultes handicapés. Pas grand-chose mais quelques idées commencent à émerger, comme celle d’un sociologue qui suggère d’acheter des poules et de les confier aux soins de travailleurs handicapés. Ni une ni deux, Nelly entraîne Benoît : » Allez, on y va ! »
« Peï, ton projet me plaît ! »
Assis derrière ce qui est aujourd’hui son bureau de directeur de l’entreprise de travail adapté (ETA), Benoît Ceysens le reconnaît : il n’était pas très chaud. Le centre – subsidié à l’époque à 100 % par les pouvoirs publics – tourne bien mais de là à se lancer dans le commerce… Mais comme Nelly Filipson n’est pas le genre de femme à qui on dit non, Benoît se retrouve bientôt à quémander à Michel Demaret (1940 – 2000), alors échevin bruxellois PSC, un petit bout de terrain communal pour ses poules et ses handicapés. » Peï, ton projet me plaît « , lâche le futur bourgmestre de Bruxelles avant de lui refiler trois maisons de la Ville et un joli terrain, rue du Wimpelberg, à Laeken. En parallèle, Benoît se casse la tête pour trouver des activités qui ne soient pas abrutissantes, histoire d’éviter le traditionnel tri des vis et emballage dans de petits sachets. Quatre premiers travailleurs handicapés – des anciens du club des loisirs – sont engagés et, outre les poules et les oeufs, on se met à cultiver des courgettes, faire des confitures et mettre du vin en bouteille. Les voisins les trouvent fort sympathiques, on leur donne des animaux et on prend même l’habitude de venir leur dire bonjour ou de leur acheter un poulet le week-end. La Ville joue elle aussi le jeu en leur cédant de vieux outils pour le jardinage. » Notre but n’était pas de gagner de l’argent, explique Benoît, mais de parvenir à occuper des travailleurs handicapés toute la journée ; tous les moyens étaient bons pour dégager un peu de sous pour les réinvestir dans de nouvelles activités. En 1984, la ferme Nos Pilifs est née. »
Cinq ans plus tard, la ferme a prospéré et on commence à se sentir à l’étroit rue du Wimpelberg. Pointe alors le rêve un peu fou de construire des bâtiments adaptés aux besoins des travailleurs et de leurs nouvelles activités. Poussé dans le dos par Nelly, Benoît se retrouve chez Michel Demaret pour demander, cette fois, un terrain à bâtir et à exploiter. Le tandem, animé par des convictions écologiques et épaulé par un architecte bénévole, veut construire mais pas n’importe quoi ! Les bâtiments sont édifiés en terre-paille, flanqués de panneaux solaires et aussi écoresponsables que possible. » Au-delà de nos convictions, on a pensé qu’une ETA écolo, c’était plus vendeur auprès des journalistes « , s’amuse Benoît Ceysens. Le financement est simple : un tiers de dons privés récoltés par Nelly, un tiers de subsides du fonds Maron (le Fonds national de reclassement social des handicapés, ou FNRSH) et un tiers emprunté à la banque. Quant au terrain ? » Il faut dire ce qui est, Michel Demaret nous a beaucoup aidés, on peut lui reprocher des choses mais avec nous, il a toujours été formidable. »
De la pire insulte au plus bel hommage
Inauguré en 1991, le nouveau site du Trassersweg à Neder-over-Heembeek est même équipé d’un estaminet crêpes et café, devenu aujourd’hui restaurant, pour accueillir les visiteurs qui viennent se promener dans les cinq hectares de nature. La ferme vise l’emploi de 35 travailleurs, même si à l’époque ils ne sont qu’une petite vingtaine. Question boulot, c’est toujours un peu la même recette : courgettes, poulets, oeufs. Mais les activités de jardinage commencent sérieusement à se structurer grâce à l’arrivée d’Etienne Duquenne, paysagiste professionnel. Car contrairement à d’autres structures, la ferme a toujours choisi d’encadrer ses travailleurs par des professionnels du métier, pas par des professionnels du handicap. » On veut que nos travailleurs deviennent de vrais pros ! Entendre d’un client que le jardin n’est pas terrible mais qu’il s’en contente parce que c’est un gentil handicapé qui l’a fait, c’est la pire insulte qu’on puisse nous faire. Nos travailleurs sont peut-être plus nombreux, ils travaillent peut-être plus longtemps mais, finalement, le résultat et les prix sont les mêmes qu’avec une entreprise traditionnelle. »
Seul hic : si les jardins marchent du tonnerre à la belle saison, en hiver, c’est plus compliqué. C’est ainsi que se développent les activités de manutention, le style » mise sous enveloppe » et collage des étiquettes pour des entreprises. Un joli succès qui verra même une équipe permanente de travailleurs de Nos Pilifs s’installer pour vingt ans dans une entreprise partenaire. Jusqu’à la crise et l’union sacrée des syndicats et des patrons qui voyaient d’un mauvais oeil cette concurrence, perçue comme déloyale.
Des ratés, il y en a eu bien sûr. Comme la vente en ligne de paniers bio (jusqu’à mille par semaine), pas évident avec des personnes qui ne savent pas nécessairement lire et écrire. Mais de toutes ses erreurs, la ferme Nos Pilifs a toujours tiré le meilleur. Sans oublier qu’elle n’a jamais laissé passer l’occasion d’orchestrer de nouvelles activités en s’inspirant des passions du personnel d’encadrement ou des travailleurs directement. L’un est apiculteur à ses heures perdues : » Super, on va installer des ruches » ; l’autre se passionne pour les potagers : » Allez, hop, on cultive… » ; les écoles débarquent pour voir les animaux : » Et si on développait des ateliers pédagogiques ? »
Manu et le « made in Pilifs »
Parmi les plus belles histoires, il y a celle de Manu, travailleur handicapé qui avait déjà tâté de la boulangerie et à qui on a décidé de donner un coup de pouce en créant un atelier pain pour les visites des enfants des écoles. Finalement, le pain marchait tellement bien qu’on a fini par construire une grande épicerie avec un stand boulangerie avant de carrément se lancer dans la confection de biscuits, 100 % bio. Parce qu’à la ferme, si tout est bio, écolo et circuits courts, on se concentre de plus en plus sur le » made in Pilifs « , à travers les biscuits et le pain mais aussi par l’ensemencement, le bouturage et la production de plantes qui, adultes, sont vendues dans la jardinerie de la ferme. Une façon de » faire sens « , en vendant ses propres produits mais aussi de limiter les coûts économiques et l’impact environnemental autant que faire se peut.
A cet égard, le projet se veut d’ailleurs exemplaire : lagunages pour filtrer les eaux, sites de compostage et de recyclage des déchets. Les siens mais aussi ceux des autres, surtout le bois. Une activité qui voit la création d’un atelier de menuiserie pour transformer les bois récupérés d’entreprises en nichoirs ou en tables design. Comme entreprise de jardinage, la ferme a continué à se professionnaliser et est fière de signaler qu’au-delà de l’entretien classique et bio des jardins, ses équipes sont aujourd’hui capables de redessiner des espaces verts ou de construire des piscines écologiques et des toitures végétales.
Cette année, la ferme Nos Pilifs fête ses 35 ans. Elle emploie plus de 189 travailleurs, dont 140 handicapés. Un sacré challenge qui allie engagement social et écologique, tout en contredisant les théories selon lesquelles il n’est pas possible de s’en sortir économiquement » en faisant les choses bien « . Si elle était 100 % subventionnée au départ, aujourd’hui la ferme n’est plus subsidiée qu’à 45 % par les pouvoirs publics, les 55 % restants, c’est elle qui les produit. Ici, pas de bénéfices cependant car l’argent est immédiatement réinvesti dans de nouvelles activités. Mais pas que. De la même manière qu’elle naissait des besoins des enfants de Nelly Filipson qui étaient devenus grands, la ferme mettait à son tour en évidence de nouveaux besoins qui trouvèrent leur réponse dans de nouvelles initiatives estampillées Les Pilifs. C’est ainsi que cinq autres asbl, totalement indépendantes de la ferme ou du centre, virent successivement le jour : La Maison des Pilifs, Le Potelier, La Villa Pilifs, Adopilifs et Les Piloux.
Au-delà de l’extraordinaire réussite socio-économique et environnementale, Benoît Ceysens aime à rappeler que si le travail des handicapés est indispensable pour eux, il l’est tout autant pour notre société : » Nos travailleurs ont des qualités que les gens normaux ne possèdent pas, comme l’assiduité, l’amabilité ou la franchise. Si vous les prenez au sérieux, ce sont les travailleurs les plus motivés que je connaisse, ce n’est pas pour rien que les gens aiment tellement venir chez nous, ils y trouvent énormément de bonne humeur et de bienveillance. Souvent des liens se créent, vous devriez les voir papoter, c’est incroyable. Finalement, les relations sont telles qu’on oublie le handicap pour ne plus voir que l’échange entre les êtres humains. »
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