La jiu-jitsuka Amal Amjahid, l’ambassadrice du changement
Amal Amjahid est septuple championne du monde de jiu-jitsu. Partie de rien, la Molenbeekoise de 23 ans a pu compter sur son entourage et un mental de fer pour arriver au sommet. Aujourd’hui, la jiu-jitsuka veut profiter de sa réussite pour apporter de l’espoir et de la confiance aux jeunes en recherche d’identité.
Une centaine de kilomètres par jour, près de 3 000 en un mois. La performance cycliste est de taille. Surtout pour une gamine de cinquième primaire. Amal Amjahid ne cumule pas dix printemps lorsqu’elle se lance dans une aventure unique en famille. L’objectif ? Rallier le Maroc à vélo. Du parc Elisabeth de Koekelberg au Rif occidental ! » Mon père avait défini à l’avance tous les hébergements sur une carte, mais on n’avançait pas aussi vite dans les Pyrénées que dans les plaines. Du coup, on a parfois dû dormir dehors « , se marre-t-elle encore. Tout au long de ce mois estival, la petite troupe fait face à quelques obstacles tels que les interminables artères sans vie ou cette canicule espagnole qui les force à rouler la nuit. » Ce qu’on fait quand on est jeune a un impact direct sur ce qu’on devient, reprend Amal. J’ai tout de suite été formée à dépasser mes limites. » Un atout non négligeable quand il s’agit de régner sur le monde du jiu-jitsu ne-waza. L’une des trois catégories du jiu-jitsu avec le fighting system, un combat qui commence en karaté avec les pieds et les poings, et le duo system, plus démonstratif.
Molenbeek au coeur
Amal décroche le premier titre mondial de sa carrière en 2013 à Long Beach, aux Etats-Unis. » Plus de la moitié des candidates et des arbitres étaient des Brésiliens. » Elle est alors totalement inconnue dans le milieu. » En finale, quand l’arbitre a refusé de m’accorder des points parfaitement valables, je n’ai pas pu retenir mes larmes. » Reboostée par son père, elle évacue l’idée d’abandonner. Et quelques minutes plus tard, elle devient championne du monde. Amal Amjahid n’a pas encore 18 ans et vient de prendre le meilleur sur des filles pourtant gonflées à bloc. » Beaucoup de Brésiliens – notamment issus des favelas – quittent leur famille dès 14 ans pour se rendre dans des centres d’entraînement, explique l’athlète. Ils s’y forment dans des conditions difficiles, parfois en dormant sur des tatamis qu’ils doivent nettoyer. Le jiu-jitsu est leur seul espoir de s’en sortir. » Preuve supplémentaire de la grande force de caractère de la jeune fille, par ailleurs parfaitement consciente de son statut d’ambassadrice de Molenbeek.
Le message d’Amal touche deux mondes : le politique et la population.
Au sein du quartier Ribaucourt, l’enfance d’Amal n’a pas toujours été rose, parsemée d’épreuves difficiles comme le départ du foyer de son père biologique et la discrimination dont souffre sa commune. Depuis quelques années, elle travaille d’ailleurs au sein de la Cens Academy de ses parents pour » offrir une éducation par le sport à la grande population de jeunes du quartier et pour réagir à ce qu’on entend de négatif sur Molenbeek. » Un travail dont son amie américaine Brandy Miler comprend l’importance depuis son arrivée à Bruxelles dans le cadre d’un programme d’échange de l’ambassade des Etats-Unis. » Il reste un important devoir d’intégration des jeunes qui souffrent de problèmes identitaires, lance Brandy, qui est diplômée en communication. Heureusement, Amal leur fait comprendre qu’il est possible de garder son identité telle quelle et prouve qu’il ne sert à rien de stigmatiser une communauté entière. C’est une ambassadrice du changement. » Sourire en coin, la multichampionne du monde esquive avec humour en imaginant que la gentrification actuelle de Molenbeek sonne le glas du travail des associations.
Bonnet, levier et visa
Les scénaristes les plus tordus n’oseraient pas faire apparaître le jiu-jitsu comme il débarque dans la vie d’Amal Amjahid. Pourtant… » Dès l’école maternelle, j’étais la plus petite et la plus fine, donc la première sur la liste à embêter. A 5 ans, je me battais tout le temps. » Un jour d’hiver, à la récréation, un camarade s’empare de son bonnet. Tout s’enchaîne très vite. La gamine attrape le voleur, le traîne dans les toilettes, lui met la tête dans la cuvette et tire la chasse. Quand la directrice la convoque en urgence, la maman d’Amal craint surtout de » se faire tuer (rires). Mais au fond de moi, raconte Amal, j’étais sûre de ne pas avoir fait de connerie : je m’étais juste défendue. La directrice a dit qu’il me fallait quelque chose pour canaliser mon trop-plein d’énergie. Ma mère m’a donc fait tester plusieurs sports de combat. » Le karaté, la boxe et le judo rendent la Molenbeekoise indifférente. Pas le jiu-jitsu.
» Ce qui m’a plu, c’est d’être au sol. Là, des leviers se mettent en place et permettent de battre des adversaires beaucoup plus forts ou plus lourds. Pour une fois, ce n’était pas la force qui était mise en valeur, mais la rapidité, l’agilité, l’intelligence. J’étais petite, mais je me sentais grande. » Amal débute aux côtés de Khalid Houry, un coach qui deviendra plus tard son père. Le Louviérois d’origine lui apprend comment gérer son alimentation et son poids, moins sa fougue, parfaitement adaptée à sa nouvelle passion. » Amal a facilement remporté ses premiers combats, se souvient Khalid. Pour corser le niveau, on l’a donc mise chez les garçons. Elle a tout gagné, même en étant surclassée. C’est comme ça qu’on a compris qu’il fallait la porter là où se situait son réel potentiel. » Le talent d’Amal l’emmène très vite aux quatre coins du monde, où elle enchaîne les titres en junior puis en senior. Le plus fascinant de tous est probablement celui décroché aux Jeux mondiaux de Wroclaw (Pologne) en 2017 lorsqu’elle se défait de Luma Alqubaj, une Jordanienne de 100 kilos, soit près de deux fois son poids. » Il n’y a pas de limite, pas de barrière. La seule chose face à un poids lourd, c’est d’être attentive à ne pas me blesser aux articulations quand je lève l’adversaire avec mes jambes « , commente celle qui s’entraîne parfois avec un partenaire de 138 kilos.
Ce qu’on fait quand on est jeune a un impact direct sur ce qu’on devient.
Il existe trois Fédérations internationales de jiu-jitsu ne-waza. La JJIF est reconnue par le Comité international olympique, la très riche UAEJJF est basée aux Emirats arabes unis alors que l’IBJJF, gérée par des Brésiliens aux Etats-Unis, possède la plus grande communauté de jiu-jitsukas. Amal est une des rares à participer aux Mondiaux de chacune des fédérations et est à l’heure actuelle championne du monde en titre à la JJIF et à l’UAEJJF. Les récents Mondiaux IBJJF manquent à son palmarès pour un problème de visa. Fin mai 2018, alors qu’Amal et Khalid s’apprêtent à embarquer pour le vol Londres-Los Angeles, le visa du père-coach est refusé. » Il m’a incitée à prendre l’avion, mais il était hors de question de me rendre dans un pays où on ne l’acceptait pas. » Après 24 heures bloqués à l’aéroport, sans manger, Amal et Khalid décident de s’envoler pour Gliwice, en Pologne, en vue du Championnat d’Europe JJIF. » J’étais bourrée de frustration et de hargne parce que le Mondial est terriblement prestigieux et important pour les médias et sponsors, vitaux dans notre discipline. » Le mental de la Molenbeekoise prend à nouveau le dessus et elle remporte la compétition. Un an plus tard, Khalid Houry reçoit finalement son visa américain. Sans aucune explication ni excuse.
Message à double visée
L’oeil bienveillant, le coach fait le bilan. » Amal est un modèle de ce que beaucoup pens(ai)ent illusoire : s’en sortir en venant de tout en bas. » Lorsqu’elle n’est pas sur le tatami, l’éducatrice spécialisée est sur le terrain, à Molenbeek. » Par son statut, le sportif a une réelle influence sur la société et peut lui apporter un message positif dont il serait dommage de se passer, analyse la sextuple championne d’Europe et septuple championne du monde. Dans mon cas, les jeunes s’identifient d’autant plus que j’ai eu le même point de départ qu’eux. » Inès, 16 ans, fait partie de ces ados en recherche d’identité. De la même corpulence qu’Amal, elle avoue sans sourciller s’inspirer de son plan sportif et de vie en général. » Amal est un exemple, souffle Inès, qui ambitionne de faire des études… d’éducatrice spécialisée. Je reste une fille timide, mais sa présence m’a apporté beaucoup d’assurance. »
Au-delà du projet individuel, l’objectif d’Amal et de la Cens Academy est de décloisonner, de donner un maximum d’ouvertures et d’opportunités pour permettre aux jeunes de développer des compétences et de faire partie de la société. » Le message d’Amal touche deux mondes : le politique et la population « , argumente Khalid Houry. » D’un côté, Amal fait prendre conscience aux politiciens dubitatifs qu’il est possible d’impliquer les jeunes dans de réels projets. De l’autre, elle braque les projecteurs sur les dispositifs mis en place par les politiques. Le tout est de créer de l’espoir et de la confiance. » Derrière, l’athlète n’est pas en reste en matière d’ambition sportive et lorgne le record de dix titres mondiaux de la Brésilienne Leticia Ribeiro. » Les sportifs sont vite oubliés s’ils ne font pas un miracle. J’ai envie de laisser mon nom quelque part, de laisser une trace. » Le voleur de bonnet en sait quelque chose.
La fureur de l’étranglement
Un combat de jiu-jitsu ne-waza se remporte aux points – accordés en cours de lutte -, aux avantages, à la suite d’une pénalité reçue par l’adversaire ou, en dernier recours, sur décision de l’arbitre. Le but ultime est de faire abandonner son adversaire pendant le combat soit par un étranglement soit par une clé articulaire. » Les deux spécialités d’Amal « , s’enthousisame son coach Khalid Houry. » C’est à cela qu’elle se distingue des autres jiu-jitsukas : ce n’est pas du tout commun de remporter la plupart de ses combats par soumission. »
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