Ils viennent d’Irak, de Syrie ou encore d’Afghanistan et ils se reconstruisent un avenir chez nous grâce à la cuisine
L’adage veut que l’amour passe par l’estomac, il semble bien que l’intégration y transite aussi. De Liège à Bruxelles, après Paris, des réfugiés venus d’Irak, d’Afghanistan ou encore de Syrie se mijotent un nouvel avenir en cuisine. Avec bonheur.
Une visite Chez Yara se mérite. Il faut appartenir aux chanceux que le bouche-à-oreille a fait saliver, gravir les marches de l’Ilot Saint-Michel et passer une grille cachée à l’ombre des regards pour enfin s’attabler dans le premier snack syrien de Liège. Pour les maîtres des lieux, Yara et Yasar Abazid, le chemin a été encore plus sinueux avant d’arriver ici.
C’est qu’il y a cinq ans encore, le frère et la soeur, âgés de 25 et 27 ans, étaient étudiants à l’université de Damas, où Yasar se destinait à une carrière de dentiste tandis que Yara avait entamé des études pour devenir pharmacienne. C’était en 2011 et, trois ans durant, ils ont continué à se rendre aux cours malgré la guerre et les bombes, jusqu’à ce que le danger devienne inévitable. » Soit on restait, et on risquait d’être tués et arrêtés, soit on partait « , se souvient Yasar. Avec sa soeur, il fait partie des » privilégiés » : leurs parents ont pu leur offrir les services d’un passeur qui les a fait sortir du Liban par avion sous couvert de se rendre à une conférence en Belgique.
Plus il y aura d’initiatives comme celle-là, plus ça va aider la cause des réfugiés.
» On voulait juste aller en Europe, n’importe où, et quand on nous a parlé de la Belgique, ça nous a inquiétés parce qu’on ne parlait pas français, raconte Yasar. Moi j’aime bien le foot, alors j’avais déjà entendu parler du Standard de Liège, mais on ne connaissait rien de plus du pays. » Par un hasard du destin (et d’un placement au centre d’accueil de Bierset), c’est justement dans la Cité ardente que la fratrie a fini son périple, et la trajectoire des Abazid n’est pas sans évoquer celle du club de foot liégeois, qu’une rage de vaincre profondément ancrée pousse à se relever après chaque défaite.
Et quelle victoire, aujourd’hui, pour Yasar et Yara. Non contente d’avoir rencontré celui qui est aujourd’hui son mari en exil, celle qui adore cuisiner depuis aussi loin qu’elle s’en rappelle a ouvert son snack éponyme à Liège. La cuisine est le domaine de Yara et de son mari Ahmed, tandis que Yasar se charge de la salle et que leurs parents ne sont jamais loin. Après dix mois séparés de leurs enfants et une arrivée bien plus houleuse par bateau au départ de la Turquie, ils savourent la compagnie retrouvée de Yasar et Yara. Et la cuisine de cette dernière : dans un éclat de rire, Suzanne, la mère, confie avoir toujours détesté cuisiner et laissé cette tâche à sa fille rapidement. Et tant pis si, parfois, les effluves de safran et de riz fumé qui embaument le restaurant charrient avec eux des relents de nostalgie. » Baigner dans les parfums de cuisine et les épices nous rend parfois nostalgiques, mais de toute façon, on cuisinerait comme ça même si on n’avait pas le snack, soutient Yara. En plus, la cuisine nous évoque des souvenirs heureux et on est contents de pouvoir partager nos spécialités. »
Un bien immatériel
Se servir de la cuisine comme d’un liant entre les racines des réfugiés et leur terre d’accueil, c’est le délicieux pari de Marine Mandrila et Louis Martin, deux baroudeurs gourmands de découvertes qui ont fondé le Refugee Food Festival à Paris, en 2016. Le principe : inviter des restaurants établis à ouvrir leur cuisine à un chef réfugié le temps d’un repas placé sous le signe du partage. » On vient tous les deux de l’univers de la cuisine et du voyage, on a visité 18 pays en mangeant à chaque fois chez l’habitant, et on a tiré de cette expérience une série documentaire et un livre. Notre propos était de montrer que la cuisine est un élément fondamental de notre identité. Quand on est rentrés en France, à l’automne 2015, on a été horrifiés par le dialogue anxiogène autour des réfugiés et on a voulu réorienter la conversation « , explique Louis Martin.
» La cuisine est un bien immatériel, c’est quelque chose que les gens emmènent toujours avec eux quand ils quittent leur pays et on a eu l’idée de valoriser les compétences des réfugiés par le biais d’un festival culinaire. » La sauce a tout de suite pris : » On pensait que ce serait compliqué de convaincre les restaurateurs et qu’il faudrait ruser pour qu’ils confient leur cuisine à des réfugiés, mais on avait tort et dès la première édition, sur les quinze restaurants qu’on a contactés, onze ont dit oui dans les dix premières minutes. » Les cuisiniers réfugiés, eux, ont été identifiés par le biais du tissu associatif et depuis la première édition. Ils ne sont pas moins de 154 chefs en herbe ou confirmés de quarante nationalités différentes à avoir investi les cuisines de restaurants dans huit pays et seize villes. Dont Bruxelles.
Moments de partage
Dès 2017, la capitale belge a suivi l’exemple de sa voisine française, une dizaine de restaurants bruxellois ayant ouvert leur cuisine à des réfugiés venus de Syrie, d’Irak ou encore de Somalie. Parmi les établissements participants, Racines, à Ixelles, dont les propriétaires, Francesco et Ugo, ne tarissent pas d’éloges sur l’expérience. » Quand les organisateurs nous ont contactés, c’était au moment de la première grande vague de migration syrienne, la couverture médiatique était très négative et on s’est dit que c’était une occasion magnifique de rendre à la cuisine son lien social et culturel, et d’aller chercher les éléments de différence qui font la richesse d’une culture gastronomique « .
Dans leur cas, marier l’éthique de leur restaurant, où on ne sert pas de viande, avec la cuisine irakienne d’Ahmed, dans laquelle celle-ci occupe une place centrale. Le jeune chef de 24 ans a finalement cuisiné un plat de poisson suffisamment savoureux pour lui valoir une offre d’emploi le soir même dans le restaurant Tero, à Saint-Gilles, où il oeuvre maintenant en cuisine depuis quatre ans. L’ingrédient secret de sa recette ? L’émotion. » Au début, on avait dit oui pour participer une seule soirée au festival, mais on a eu des centaines de demandes de réservations, donc on a prolongé sur deux jours. Chaque fois qu’Ahmed sortait saluer en salle, il y avait de grands moments d’émotion, les gens l’applaudissaient… « .
Un engouement auquel fait écho Marie-Pascale Van Hamme, propriétaire avec son mari du Mess à Etterbeek et qui, déçue d’avoir loupé sa chance en 2017, s’est précipitée pour accueillir l’événement lors de sa deuxième édition au printemps dernier. » Au début, l’équipe était un peu perplexe, elle ne savait pas comment ça allait se passer, et puis à la fin du festival, elle était conquise aussi. C’est vraiment une expérience très puissante, un beau moment de partage. Pour moi c’est super important comme projet, ça interpelle les gens et plus il y aura d’initiatives comme celle-là, plus ça va aider la cause des réfugiés. Ceux qui arrivent jusqu’ici sont volontaires, ils ont bravé la mort et des conditions incroyables et il faut leur donner une chance. La restauration s’y prête très bien. » D’ailleurs, Le Mess accueille actuellement Assadullah, un réfugié afghan de 19 ans en stage au restaurant pour un an, » très discipliné, toujours à l’heure, bien habillé… Il est parfait « . Du côté de chez Racines, Francesco et Ugo ont réitéré l’expérience du Refugee Food Festival en 2018, ouvrant cette fois leur cuisine à Abdulrahman Aljassem, un réfugié âgé de 30 ans originaire de Damas.
Innovation culinaire
» J’étais étudiant en médecine en Syrie, mais fin 2011, la police m’a arrêté. Les policiers m’ont dit qu’en tant que médecin, je soignais les manifestants anti- régime. Ils m’ont torturé en me fouettant avec du plastique brûlé, j’ai compris que je devais partir et que je n’étais pas en sécurité. » D’abord en Turquie, pour faire soigner ses brûlures au troisième degré, puis à travers l’Europe, en train et à pied, jusqu’à arriver en Belgique. » J’ai erré dans le pays à pied avant de trouver un commissariat où me déclarer, je ne parlais pas un mot de français et je suis tombé sur des gens incroyablement gentils partout où j’allais. Je suis passé par Mons, Namur, Liège et tout le monde a essayé de m’aider. C’est cette mentalité accueillante qui m’a donné envie de rester en Belgique. »
Devenu cuisinier bénévole auprès d’associations servant à manger aux réfugiés du parc Maximilien, Abdulrahman a posé sa candidature au Refugee Food Festival dès qu’il a entendu parler du projet. Originaire d’une famille de bouchers, il confie avoir » toujours adoré préparer de la nourriture, innover en cuisine et confectionner un plat de toutes pièces « . Même si, outre la barrière de la langue, son expérience chez Racines a présenté pour lui un défi de taille : » C’était ma première fois dans une cuisine italienne et 100% végétarienne. Dans la cuisine syrienne, on a des plats de légumes bien sûr, mais toujours accompagnés de viande, de poulet et cette expérience m’a donné une nouvelle image de la cuisine végétarienne. »
Changer les mentalités par le biais de la cuisine et se servir de celle-ci comme ingrédient d’intégration, l’idée ne date pas d’hier et il suffit de jeter un oeil à tous les restaurants italiens et asiatiques apparus en Belgique entre la première vague d’immigration minière et l’arrivée des boat people vietnamiens à la fin des années 1970. A l’heure de la montée des nationalismes en Europe, cette approche sensorielle et gourmande, liée à l’acte fédérateur de passer à table, offre une diversion plus nécessaire que jamais. Si Yasar Abazid se réjouit des réactions enthousiastes que suscitent auprès des clients le snack familial et leur histoire, il affirme toutefois ne constituer avec les siens qu’une des nombreuses cerises sur le gâteau. » J’espère que notre histoire servira d’exemple, mais en fait, il y en a plein d’autres comme nous et si les Belges allaient plus à la rencontre des réfugiés, ils le verraient. » Une bouchée à la fois.
Par Kathleen Wuyard.
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