Dessaler les océans, et mettre la mer en bouteille
Pour étancher leur soif d’eau potable, de plus en plus de pays retirent le sel des mers et des océans.
Comme un luxe devenu ordinaire, l’eau douce coule à flots dans notre quotidien. En Belgique, en 2017, on en a consommé 677 millions de mètres cubes. Pourtant, ailleurs sur la planète, 2,1 milliards de personnes vivent sans eau potable à domicile, estime l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Sur une carte du monde, une » diagonale de la soif » parcourt de nombreux pays, » de Pékin à Gibraltar « , interpelle l’expert Franck Galland, dans ses Chroniques géopolitiques de l’eau (éd. CNRS). Et la croissance démographique pourrait augmenter de 30 % les besoins hydriques d’ici à 2050, alerte l’Unesco. Pour diversifier leurs ressources en eau, de nombreux Etats se tournent donc progressivement vers… la mer.
Le défi est plus complexe qu’on ne l’imagine. Si le principe du dessalement est connu depuis Aristote, son coût énergétique et son impact sur la planète restent perfectibles. Pendant des décennies, les industriels se sont focalisés sur la distillation : l’eau salée se trouve d’abord portée à une température d’ébullition d’environ 120 °C. En traversant plusieurs cuves, où la pression est de plus en plus faible, elle passe partiellement à l’état gazeux, émettant une vapeur débarrassée de sel, qui est ensuite récupérée grâce à des tubes condenseurs (procédé dit » à détentes successives « ). Cette distillation peut être améliorée en réutilisant la chaleur de la vaporisation (procédé » à multiples effets « ), mais elle conserve un inconvénient majeur : son coût énergétique, trop élevé. » Il faut disposer, à proximité, d’une source thermique importante, ce qui explique les implantations historiques dans le golfe Persique, riche en pétrole « , confirme Gwenaëlle Fleury, ingénieure au bureau d’études Artelia.
Environ 20 000 usines
D’où l’essor, ces dernières années, de la technologie d’osmose inverse réalisée à température ambiante. Ici, l’eau de mer prétraitée chimiquement passe dans un empilement de tubes dotés de membranes semi-perméables en polyamide – l’équivalent d’un tissu aux pores de plus en plus fins -, avant d’être récupérée via un collecteur. Cette méthode oblige les industriels à appliquer une énorme pression – 70 bars – sur le liquide. Un traitement usant pour les membranes, qui ne résistent que cinq à sept ans avant de devoir être changées. Sinon » elles se bouchent, comme un moteur qui s’encrasse « , selon Gwenaëlle Fleury. » Mais, grâce à l’osmose inverse, la consommation électrique devient plus raisonnable. Elle varie entre 2,5 et 4 kilowattheures par mètre cube d’eau douce produite, précise la spécialiste. C’est de quatre à six fois moins qu’une installation de distillation ! «
Cette efficacité énergétique explique le succès croissant de cette technologie, sur un marché qui grossit de jour en jour ( voir graphique page ci-contre). Aujourd’hui, le dessalement est la première source d’eau au Qatar et concerne trois verres sur quatre en Israël. » Il existe 20 000 usines environ dans le monde, dont certaines technologies ont été brevetées avant ma naissance « , souligne Miguel Angel Sanz, 58 ans, président de l’International Desalination Association. La moitié de la capacité mondiale se situe au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. La France compte, elle aussi, quelques installations. Les îles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy, par exemple, dépendent entièrement du dessalement. Ces usines ont été réparées en urgence après l’ouragan Irma, en septembre 2017.
Toutes ces installations ne pompent pas la mer : deux sur cinq traitent les eaux saumâtres ou usagées. Les deux tiers de la production s’écoulent dans le réseau d’eau potable, le reste ruisselle vers l’industrie, puis l’agriculture. » Les capacités explosent, ajoute l’Espagnol. Un récent appel d’offres à Taweelah (Emirats arabes unis) vise une production de 910 000 mètres cubes par jour, soit plus de deux fois les besoins de Paris ! » Cette course au gigantisme profite aux sociétés françaises Suez et Veolia, les deux premiers acteurs mondiaux.
Elle soulève néanmoins de nombreux problèmes environnementaux. Malgré les progrès, cette industrie demeure trop énergivore et souvent alimentée par des combustibles fossiles. Une société française, Mascara NT, propose une solution : ses unités d’osmose inverse fonctionnent à pression variable, ce qui leur permet de carburer à l’électricité intermittente de panneaux solaires. Le Mozambique, séduit, vient de commander six unités. Autre préoccupation : les rejets. Pour chaque litre d’eau douce créé, le dessalement produit en moyenne un litre de saumure, un liquide au moins deux fois plus salé que la mer et à une température plus élevée. S’y ajoutent des résidus chimiques, issus en particulier des prétraitements. Sur ces points, Miguel Angel Sanz vante les techniques de diffusion rapide dans l’océan Indien du site récent de Perth, en Australie, construit par Suez (140 000 mètres cubes par jour). Le gouvernement les a évaluées » sans impact significatif sur le milieu marin » après quatre ans d’analyses.
D’autres installations se révèlent moins vertueuses. Comme celle, beaucoup plus petite, de Bousfer, en Algérie. Pour étudier son écotoxicité, Christine Risso, enseignante et chercheuse au laboratoire Ecomers (université de Nice/CNRS), et son équipe se sont appuyées sur un petit coquillage vivant dans les mêmes eaux méditerranéennes : le Patella rustica. Ils ont constaté que, à proximité du site, ses antioxydants étaient anormalement activés – un mécanisme de défense de l’organisme – et que sa santé s’était dégradée. » Au-delà de ces impacts locaux, majoritairement sur les fonds marins, à long terme la pollution peut s’éloigner des côtes, déplore Christine Risso. Avec leur salinité, ces effluents changent toute la structuration de l’écosystème, rarement analysée dans son ensemble. » En 2010, une étude estimait les rejets quotidiens des 200 usines du golfe Persique à 65 tonnes d’antitartre, 24 de chlore et 0,3 de cuivre ! » La dilution a ses limites « , indique la scientifique, qui s’inquiète de voir » le besoin l’emporter sur la pollution « .
Peut-être les recherches les plus récentes déboucheront-elles sur un dessalement plus soucieux de l’environnement. En attendant, les scientifiques peaufinent les techniques de production d’eau douce. Y compris à l’échelle de l’infiniment petit. Adrien Nicolaï et le professeur Patrick Senet, enseignants et chercheurs du laboratoire Carnot de Bourgogne (université de Bourgogne/CNRS), étudient un matériau de filtrage aux trous de 0,5 nanomètre – moins de 1 milliardième de mètre. » Son épaisseur ne dépasse pas trois atomes, rendant l’observation au microscope très difficile, détaillent-ils. Cependant, grâce à notre simulation informatique, nous décrivons le comportement de ses particules qui bougent dans le temps. » Pour l’heure, ce matériau n’est pas encore prêt à remplacer les membranes de polyamide.
Améliorer le processus
D’autres approches cherchent, elles aussi, à améliorer le processus de filtrage en mimant les aquaporines. Ces protéines résidant notamment dans les reins, dont la découverte a été récompensée par un prix Nobel en 1992, épurent de grandes quantités d’eau. Une caractéristique dont la société danoise Aquaporin s’inspire afin de mettre au point une biomembrane artificielle, économe en énergie.
Adionics, une société française, innove également pour dessiner le futur du dessalement. » A l’inverse des techniques actuelles, notre liquide chimique extrait directement les sels de l’eau « , résume son fondateur, Guillaume de Souza. La solution peut également récupérer certains éléments comme le lithium, si précieux pour la fabrication des batteries. Après avoir testé un petit démonstrateur à Abu Dhabi, aux Emirats arabes unis, pendant un an, les essais continuent sur un autre site pilote à Martigues, près de Marseille. Une piste de plus pour rendre la facture du dessalement moins salée.
Le dessalement n’est pas réservé aux pays lointains. Barcelone héberge depuis 2009 la plus grosse usine européenne (200 000 mètres cubes par jour). Prévue au départ comme un dernier recours, elle fonctionne pour la première fois cette année à plein régime, étanchant intégralement la soif de 1,3 million de Catalans. Alors qu’elle compense ainsi la sécheresse, les habitants l’ont surnommée le » sixième barrage « . Signe distinctif : la salinité de la saumure qu’elle rejette est allégée grâce à celle – beaucoup plus douce – des eaux usées retraitées, auxquelles elle est mélangée. Un procédé inédit.
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