Zeena enseigne dans l'école de ballet de Bagdad, un des derniers espaces où on peut danser librement. © Sebastian Castelier

Dans l’Irak meurtri, une lueur danse (Reportage)

Le Vif

A Bagdad, la dernière école de ballet rassemble près de 600 étudiants en musique et danse. Prise aujourd’hui dans l’étau de la corruption et d’une société où l’intolérance grandit, elle reste un îlot de résistance contre l’obscurantisme.

Un homme et une jeune fille partagent quelques pas sur scène. En robe blanche, Massa rapproche son buste de Maisara, qui la catapulte ensuite d’un geste vif. La danseuse tourbillonne loin de son cavalier et, à mesure qu’elle fait des tours sur elle-même, sa robe blanche se désintègre, laissant apparaître une tenue rouge, bien plus courte.  » C’est ce passage du spectacle filmé qui a choqué, et de là que sont parties les menaces « , s’indigne Zeena Akram Faihdy, 50 ans, mère de Massa, 16 ans. Assise dans le canapé luxuriant de sa maison bagdadie, elle remet en place sa longue chevelure d’un blond vénitien et lance des regards révoltés à sa fille.

Zeena enseigne et Massa étudie à la dernière école de ballet du pays, située à proximité du parc Zawara de Bagdad. Après un show organisé au théâtre al-Ribat dans la capitale, un extrait de la représentation est posté sur les réseaux sociaux, le 15 avril 2018. La vidéo tourne sur la toile et un montage à caractère pornographique de la jeune Massa avec la mention :  » Approuvez-vous l’école qui apprend cette danse ? Ceci est haram et ne vient pas de nos traditions « , est largement diffusé. Une vague de haine menaçante déferle alors sur la petite danseuse.

 » Ces gens pensent que nous sommes sur la terre du Prophète et des saints. C’est faux, nous sommes sur une terre de civilisation. La terre d’Ishtar ou encore d’Hammurabi « , s’insurge Zeena, une des dernières professeures de l’école de ballet. Les commentaires sur les réseaux sociaux menacent d’assassiner les professeurs et élèves avant que plusieurs TV irakiennes se greffent à l’emballement médiatique en défendant publiquement Massa.

Après les événements, la jeune fille, que sa mère appelle Sissi, reste cloîtrée chez elle pendant deux mois. La peur de sortir et la honte altèrent sa passion pour le ballet.  » J’ai pensé l’envoyer chez de la famille au Canada ou en Jordanie. Mais, finalement, il y a eu les élections et la pression est retombée « , sourit Zeena.  » Je voulais être danseuse professionnelle mais après ce qui s’est passé, je ne le souhaite plus « , lâche timidement Massa, laissant entrevoir un appareil dentaire.

En 1968, les fondateurs de l'Ecole de musique et ballet de Bagdad.
En 1968, les fondateurs de l’Ecole de musique et ballet de Bagdad.© Sebastian Castelier

50 nuances d’Irak

Cette année, l’école fête ses 50 ans. Cinquante ans de périodes fastes, dans les années 1970 et 1980, où la danse de ballet connaît son apogée en Irak, mais aussi d’épisodes plus sombres, rythmés par la guerre et les menaces de l’extrémisme religieux. Durant les belles années, Zeena a dansé pour de prestigieux festivals comme l’annuel de Babylone pendant les périodes de paix. Elle se saisit de sa tablette et en ressort une vidéo dans laquelle on la voit représenter Shéhérazade dans une tenue très colorée et brillante, aux côtés de son cousin.  » Au festival de Babylone, il y avait des groupes de ballets russes prestigieux qui s’entraînaient avec nous, à l’école. Il y avait aussi des troupes françaises qui venaient aussi parfois « , se souvient-elle avec nostalgie.

Mais après les années 1980, l’Irak connaît une succession de périodes moins glorieuses. Au début des années 1990, la guerre contre le Koweït réduit les budgets du pays. L’école reçoit moins d’argent du ministère de la Culture et les bombardements américains font fuir les quatre professeurs russes.  » Notre département de ballet dépendait avant des professeurs russes qui étaient d’anciens danseurs du Bolchoï « , signale Ahmed Salem, directeur depuis 2012. Après leur départ, l’établissement entame un long déclin. Accoudé à son bureau, Ahmed lève la tête, laissant admirer d’anciens clichés en noir et blanc où d’anciens professeurs regroupés en rang rappellent l’apogée de l’école. Basée le long d’une route à deux voies, son enceinte est protégée par d’épais murs de béton antiexplosifs ornés de peintures naïves d’enfants. Deux policiers armés de kalachnikovs gardent l’entrée. La danse n’est plus une activité banale en Irak. Déjà après 1990, pour fédérer de nouveau un pays en guerre et tout juste sous embargo, Saddam Hussein lance  » la campagne de la foi « , visant à faire appliquer un islam plus rigoriste. Les Irakiennes portant des bas trop courts sont dès lors arrêtées et leurs jambes peintes.

Leezan Salam, 21 ans, professeure bénévole de ballet dans l'école.
Leezan Salam, 21 ans, professeure bénévole de ballet dans l’école.© Sebastian Castelier

L’invasion américaine de 2003 vient crisper encore un peu plus la conjoncture sociale et culturelle du pays.  » De 2003 à 2008, on a vécu l’insécurité totale et d’horribles intimidations. Parce qu’à tout moment, des extrémistes pouvaient venir faire un carnage dans l’école. Mais nous n’avons jamais fermé nos portes à ceux qui voulaient s’échapper du feu et des armes « , relate Ahmed. La première guerre civile et interreligieuse entre groupes armés sunnites et chiites menace l’intégrité des jeunes filles. Les kidnappings sont nombreux pour celles qui osent s’aventurer en dehors de leur foyer. Le nombre d’étudiants décroît fortement. Mais la fin de la guerre civile, après 2009, ne ramène pas tous les étudiants et étudiantes. Une nouvelle société irakienne a émergé, plus soucieuse des moeurs et des traditions islamiques. La danse et la musique deviennent haram, à savoir interdites car génératrices de désirs sexuels. Par ailleurs, la femme a moins sa place dans l’espace public et doit se contenter de l’entretien de la maison et de l’éducation des enfants.  » L’après-2003 a non seulement changé le gouvernement, mais la guerre a également transformé la population. Elle est devenue moins réceptive à la musique et à la danse. Après 2003, de nombreux mouvements islamiques ont affecté notre société. Notre école a fait face en continuant d’enseigner ce qu’elle a toujours enseigné « , souligne Ahmed.

L’école de ballet apparaît aujourd’hui comme la possibilité d’une île où l’obscurantisme n’aurait pas d’emprise sur la fougue de la musique et la légèreté de la danse. Son directeur est fier :  » Les parents qui placent leur enfant dans cette école y perçoivent quelque chose de différent.  » L’homme avoue ne pas vouloir faire payer trop cher l’adhésion et admet parfois s’arranger avec quelques parents issus de milieux modestes.  » Nos étudiants viennent de plein de milieux différents. Mais bien sûr, la majorité d’entre eux sont ouverts d’esprit.  » Cours mixtes et laïques, contacts entre garçons et filles, exigences artistiques, acceptation de l’autre et de sa différence, l’école de ballet déjoue tous les pièges tendus par un climat social irakien sclérosé.  » On a même un professeur homme qui enseigne aux petites filles et cela ne pose aucun problème à personne « , s’enthousiasme Ahmed.

Ballerines en répétitions, en dépit des menaces d'islamistes.
Ballerines en répétitions, en dépit des menaces d’islamistes.© Sebastian Castelier

« Tout est haram »

Au sortir d’une leçon de danse dans une des quatre salles de l’école, Leezan Salam, professeure bénévole, rappelle à quel point l’école est l’un des derniers espaces libres de danse du pays. Alors, pour témoigner son soutien, elle commence à publier des photos sur les réseaux sociaux en 2013. Le résultat est mitigé. Si elle attire plusieurs enfants issus de la classe aisée irakienne, elle reçoit en parallèle une série de commentaires dégradants et de menaces physiques sérieuses.  » Pour beaucoup en Irak, tout est haram dans la danse de ballet, surtout les tenues. Sur la page, je dois faire attention à ce que je poste. Je ne peux pas montrer le visage des filles « , finit-elle par souffler.

Depuis l’invasion américaine, et le changement de régime, l’école de ballet ne perçoit aucun budget de la part du ministère de la Culture.  » Nous payons seulement les salaires. Imaginez, si les étudiants veulent produire un spectacle, ils doivent tout payer eux-mêmes.  » La corruption y est pour beaucoup, selon Zeena, la dernière professeure de ballet irakienne attitrée.

Il y a quatre ans, l’ancienne danseuse révèle qu’après un spectacle réussi devant les yeux de l’ambassadeur britannique, l’école obtient un don de 10 000 dollars.  » Malheureusement, c’est le ministère qui a tout pris et nous n’avons pas vu ne serait-ce qu’un dollar de ce don « , jure la professeure. Sa fille s’est cachée derrière le rideau fantaisiste de la maison. Elle pense à abandonner sa pratique de la danse ; trop de pression depuis le scandale de la vidéo et la promesse d’une disparition prochaine du dernier bastion du ballet irakien.

Mais la crainte d’une fermeture n’a jamais chassé l’ambition de ceux qui font vivre l’école. Pour relancer son attractivité auprès des autorités, la structure planifie de créer un groupe de ballet national qui irait se produire et représenter l’Irak sur les scènes du monde entier. Un rêve et un objectif pour tous les enfants irakiens inscrits aux cours.  » J’aime cette école, et je ne peux la quitter  » , martèle Zeena, très déterminée.

Par Quentin Müller.

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