Belges, en vers et pour tous : rencontre avec Carlo Novac, notre nouveau poète national
Carl Norac est le nouveau poète national de Belgique. A charge pour lui, comme pour ses prédécesseurs, de rapprocher Flamands et francophones à coups de rimes. Rencontre avec les artisans d’une mission aussi noble qu’ardue.
Carl Norac balaie le front de mer du regard et ce paysage lui plaît. Il y voit les cabines de bain posées face à l’ancienne Villa royale qu’aimait tant Léopold II. A gauche, à l’extrémité de la digue, l’hippodrome Belle Epoque ; à droite, la silhouette moderniste du casino Kursaal. Et, face à lui, bien sûr, la plage immense. Après vingt ans passés hors du royaume, c’est à Ostende que Carl Norac – fils de Pierre Coran, lui-même poète, et d’Irène Coran, comédienne – a posé ses valises, quelques jours plus tôt.
Un Montois sur la côte. Un francophone chez les Flamands. Le choix est audacieux et préfigure parfaitement la drôle d’aventure que cet auteur reconnu, Grand Prix de poésie 2019 de l’Académie royale de langue et de littérature françaises, traduit dans une cinquantaine de pays, s’apprête à vivre. Au printemps dernier, en effet, Carl Norac a été nommé poète national de Belgique. De toute la Belgique. Celle qui parle le français tout autant que le néerlandais.
Enjamber cette satanée frontière linguistique, c’est le défi lancé par ce titre symbolique et officieux, créé en 2014 par le Poëziecentrum de Gand et l’organisation littéraire VONK & Zonen d’Anvers, côté Flandre, la Maison de la poésie et de la langue française de Namur, côté Wallonie. Le poète national, tour à tour francophone et néerlandophone, publie six poèmes par an, traduits dans les trois langues officielles (français, néerlandais, allemand). Pendant deux ans, il ou elle sillonne le territoire pour prêcher la belle parole, rhapsode moderne écumant les places, cafés et scènes du pays. Depuis janvier, c’est Carl Norac qui occupe ce poste d’ambassadeur, succédant à Els Moors.
« Une utopie réalisable »
Longtemps, la poésie belge fut elle-même empêtrée dans notre entre-soi linguistique. Mais depuis une dizaine d’années, les choses changent. » Les politiciens, séparatistes en tête, instrumentalisent la question linguistique pour mieux nous diviser. Or, la poésie n’a ni langue ni nationalité, c’est sa force « , affirme la Flamande de 43 ans. » L’époque est propice à la poésie, ajoute Laurence Vielle, 51 ans, figure de la scène poétique belge contemporaine et titulaire du poste avant elle et qui a succédé à Charles Ducal. Face à ceux qui cherchent à nous imposer un climat de peur – peur des attentats, peur des étrangers, peur du chômage -, c’est une énergie vitale, qui rééquilibre l’axe peur/désir. »
Construire l’unité de la Belgique à grand renfort de vers… Drôle d’utopie. » Une utopie réalisable, rétorque Carl Norac, à une condition : que la poésie soit visible. » Concrètement, il s’agit d’abord de se mettre en mouvement, d’éprouver ce territoire morcelé par les langues. Comme lorsque Laurence Vielle et Els Moors partent sur les routes, chacune dans la Région de l’autre, avec, pour leurs semblables, une seule question : » Où bat, selon vous, le coeur poétique de la Belgique ? » Carl Norac reproduira bientôt l’expérience, cette fois sur l’eau : sa première sortie en tant que poète national sera un tour du royaume par les canaux. A chaque étape, sa péniche embarquera des artistes de toutes les langues.
Visible, la poésie belge veut également l’être quand l’époque déraille. Au lendemain des attentats du 22 mars 2016, alors que Bruxelles est tétanisée, Laurence Vielle déclame ainsi sur une place du centre-ville un appel à réinvestir la rue, abondamment partagé sur les réseaux sociaux. Autre initiative notable : quand Els Moors décide que son premier poème national sera aussi traduit en arabe, et lu en direct à la radio flamande. Même approche militante lorsqu’elle rejoint, le 28 février 2019, la jeunesse marchant pour le climat. Des slogans de toutes les langues qu’elle y collecte, elle fera un poème. Poussant plus loin encore leur démarche politique, des chantres des deux communautés ont lancé le Parti Pour la Poésie – Partij voor de Poëzie. Les statuts du PPP ne comptent qu’un seul article, bilingue évidemment, rédigé par une vingtaine de poètes belges et internationaux. » Votez pour la pluie, ne votez pas pour l’or, Votez pour la chair, ne votez pas pour l’os ! A l’heure des rêves forts naît l’art de la révolte : Honnête colère des poètes, Poésie porteuse de vie, Porte ouverte sur l’impossible « , prônent ses premières lignes. Dernier fait d’armes du PPP : en mai 2019, il dénonçait silencieusement, sur les murs de la capitale, la violence faite aux femmes.
Belgium Bordelio
S’ils prennent la rue, ces poètes belges ne délaissent pas pour autant le papier. Dans le sillage du projet poète national, et pour la première fois, flamands et francophones se sont réunis dans un même ouvrage. Sont ainsi nés les Belgium Bordelio. » Le titre résume bien le propos, plaisante l’éditeur David Giannoni, l’un des artisans de cette kermesse anthologique. Il dit avec ironie le joyeux bordel qu’est la Belgique, dans un mélange d’anglais et d’espéranto qui s’affranchit des querelles de langues. » » Plus jeune, ne pas pouvoir lire les poètes flamands, très peu traduits à l’époque, me frustrait énormément, se souvient Carl Norac. Aujourd’hui, la traduction français- néerlandais a beaucoup progressé ; elle nous rapproche les uns des autres. » Deux copieux volumes de Belgium Bordelio (500 pages) réunissent déjà une cinquantaine d’auteurs ; un troisième est en route. » Ces gros pavés, sourit Laurence Vielle, sont les briques de la reconstruction de la Belgique. »
S’il reste sans doute beaucoup de briques à assembler pour achever l’ouvrage, les poètes belges peuvent d’ores et déjà se réjouir : ils ont bel et bien trouvé le coeur de la Belgique. Il bat sur la plage d’Ostende, où le Montois Carl Norac vient écrire ses poèmes devant la mer. Il bat aussi à Bruxelles la francophone, dans ce petit café de la rue Louis-Hap où Els Moors noircit ses carnets sous les yeux du patron italien. Il bat encore à Liège, où s’ébattent six jeunes poètes du groupe Chromatique. Il bat enfin à Gand et Anvers, célèbres pour leur stadsdichter, leur » poète de la ville « , qui raconte en vers le quotidien de la cité aux habitants. La Belgique, cette terre si compliquée, ingouvernable et ingouvernée depuis les dernières élections, régulièrement menacée d’implosion, peut bien se rassurer. Tant qu’il y aura des poètes, elle vivra.
Par Benjamin Leclercq.
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