À Saint-Vith, une bibliothèque pour retrouver le pain perdu
Constitués de milliards de cellules vivantes, menacés d’extinction, souvent introuvables, des levains précieux issus du monde entier sont collectionnés, étudiés et préservés dans un lieu unique au monde, à l’attention des boulangers : la banque de levains de Saint-Vith, en Belgique germanophone.
Ce patrimoine mondial menacé d’extinction y est jalousement protégé, afin que les boulangers puissent se former à l’art subtil du pain au levain et que recettes, savoir-faire et saveurs surannées ne disparaissent pas. Le levain, c’est ce qui fait gonfler le pain. Ce n’est pas de la levure, mais un petit bout de » pâte mère « , une panade à base de farine et d’eau, mélangée à des levures naturelles et des bactéries lactiques, présentes sur les mains du boulanger et dans l’air ambiant, qui engendrent une fermentation spontanée et donnent à chaque pain une saveur distincte. Son histoire s’arrête en 1867, avec la découverte de la levure.
Depuis, partout sur Terre, en marge de la mondialisation, des familles ou des boulangers ont pourtant tenu à garder en vie leur propre levain. Une seule structure au monde les assiste dans cette tâche épuisante : le Center for Bread Flavour alias le Centre dédié à la saveur du pain, du groupe belge de boulangerie Puratos, situé à Saint-Vith. Quelque 115 levains y sont collectionnés, maintenus en vie et étudiés. Des souches du passé préservées pour le futur.
A l’heure du pain de mie consensuel et de la levure industrielle, cette bibliothèque de levains réalise, depuis 2012, un travail résolument unique. Impossible de ne pas faire le rapprochement avec la chambre forte du Svalbard, la réserve mondiale de semences, installée sur l’île norvégienne de Spitsbergen : un endroit qui conserve les graines et le plasma germinatif de toutes les plantes consommables du monde. A noter qu’une sauvegarde de la bibliothèque belge existe à Bari, dans le sud de l’Italie. Une autre se trouve à Bruxelles et une dernière à Andenne, près de Namur. » Notre collection est une mine de savoirs unique. On n’est jamais trop prudent « , insiste Karl De Smedt, le collectionneur de Saint-Vith.
Conserver de vieux levains, fort bien. Mais pour quoi faire ? » Mieux connaître le levain, c’est positif pour la santé et pour le plaisir « , sourit Karl De Smedt, boulanger-pâtissier de formation. » Aujourd’hui, le pain tel qu’il est fabriqué (sans levain) est attaqué de tous côtés, par les médecins, pour le sucre, les pauvres qualités nutritionnelles, le gluten… Partout dans le monde, la consommation de pain baisse. Les gens ne connaissent plus le levain. Les farines sont raffinées, la levure est industrielle. Or, un pain au levain apporte tellement de bienfaits : tous les nutriments sont là. Et puis, au niveau de la digestibilité, le levain bat tous les records : il pourrait même dégrader le gluten. A mon sens, il vaut mieux manger un pain blanc au levain qu’un pain complet sans levain. »
L’amour à la baguette
Sagement alignés dans leurs bocaux, 115 levains issus de 20 pays, prêtés par leurs propriétaires, reposent dans des frigos maintenus à une température constante de quatre degrés. Pourquoi seulement 115, alors que le site Web de la bibliothèque en répertorie 1 400 ? » C’est une question de budget « , précise Karl De Smedt. » On ne peut faire entrer que 25 levains par an, maximum, dans la bibliothèque. Notre objectif n’est pas lucratif. » Il faut dire que les déplacements incessants du collectionneur, les études scientifiques approfondies du levain, son stockage et son nourrissage, ça en coûte, du blé, du temps et du travail.
Ainsi, tous les quatre mois, ce sont les grandes manoeuvres dans le petit atelier attenant à la bibliothèque : les levains sont sortis de leurs étagères pour être nourris, pendant quatre journées entières. » Le levain, c’est du boulot, parce que c’est un écosystème vivant. C’est comme un bébé ! Il faut s’en occuper sans arrêt. Ça a besoin d’amour et c’est tyrannique ! » plaisante Karl de Smedt. » Si on ne s’en occupe pas, le levain devient aigre et puis, il finit par mourir. »
Des boulangers et des pâtissiers du monde entier viennent visiter la bibliothèque, y goûter des pains et apprendre l’art complexe de la création et du nourrissage d’un levain. Karl De Smedt donne aussi des formations un peu partout. Le Centre dédié à la saveur du pain collabore par ailleurs avec de nombreuses universités, comme la VUB, l’université de Caroline du Nord (Etats-Unis), et d’autres, notamment en Hongrie, en Turquie et en Italie. C’est d’ailleurs un professeur italien, Marco Gobbetti, spécialiste de la fermentation des céréales, qui s’occupe des analyses plus poussées du levain. Mais le lien avec l’Italie ne se cantonne pas à la collaboration avec le signore Gobbetti. » Le meilleur pain au monde ? Il est italien : le pain d’Altamura est pétri dans la région des Pouilles. Il a été décrit par Horace en 75 av. J.-C. « , s’enthousiasme Karl De Smedt. Aujourd’hui, 39 levains italiens sont conservés à Saint-Vith. Quant au premier levain belge de la collection, le n°109, il vient… d’une pizzeria !
Histoire d’eau
Si la collection vivante de Saint-Vith a été officialisée en 2012, cela fait bien plus longtemps que Karl De Smedt sillonne le monde pour récupérer ses trésors. » Tout a commencé par hasard. On a été contactés en 1985 par McDonald’s qui voulait améliorer la qualité nutritionnelle et gustative de son pain. Ça n’a rien donné pour lui, mais nous, on a créé petit à petit cette bibliothèque. » Aujourd’hui, c’est souvent via le site www.questforsourdough.com que les propriétaires de levains contactent le collectionneur, afin que leur pâte mère ne disparaisse pas avec eux. Sans mollesse ou prétention, le Flamand de Bruxelles s’élance alors sur les traces des levains. Ceux qu’il choisit ont de la bouteille. Toujours. Ce sont des levains qui ont 20 ans, 150 ans ou plus et qui ont été nourris, de génération en génération, avec la même farine, les mêmes bactéries, la même eau.
Une eau bénite, parfois, comme celle du levain n° 39 : » Kosmas « , une singulière mixture d’eau bénite et de basilic, issue d’une petite église orthodoxe grecque, que les femmes d’Amphilochie ramènent chez elles, une fois par an, après la messe, pour bénir leur maison et surtout, pour en faire un levain qui donnera à leur pain un goût puissant, une longévité sans égal et une belle croûte robuste fleurant bon le basilic et le parfum sacré de la gourmandise.
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