Lire 400 pages en 1h30 : la nouvelle mode de la lecture rapide
Dévorer quatre cents pages en une heure et demie. La lecture rapide révolutionne-t-elle les codes de la mémorisation ou est-elle un énième mirage du développement personnel?
Le rituel est bien instauré. Après le déjeuner, Christine fait sa «petite vaisselle», chauffe son café puis lance son entraînement sur smartphone. Elle commence par une séance de respiration carrée – inspiration, rétention poumons pleins, expiration, rétention poumons vides – pour se déconnecter de ses «soucis de factures et de courses.» Vient ensuite la visualisation mentale d’elle-même en train de lire prestement. «Je prends alors un roman et j’entame une lecture très rapide. Je me mets à table, je trouve ma position, je sors mon guide visuel pour aider mes yeux à se fixer et j’essaie de rester concentrée.» En fin de séance, Christine passe en mode «rapide», toujours sur le même roman. L’objectif est de retenir trois idées clés, un exercice qu’elle estime «très puissant. Je ne me souviens pas de tout, mais mes yeux attrapent les mots.»
Ma vivacité d’esprit s’est accentuée et je me suis réconcilié avec la lecture.
Parfois, cette technicienne en voirie de l’administration communale de Charleroi parvient à zieuter 460 mots par minute. «Ce n’est rien comparé aux champions, mais c’est presque trois fois plus qu’une lecture normale.» Surtout, la Hainuyère estime voir plus clair. «C’est comme une maturité qui est apparue: je retiens mieux, donc ça me permet de me mieux me connaître, de me comprendre et de m’apprécier. Et quand j’arrive en championnat, je me force à me dépasser.» Car Christine est une compétitrice. Fin avril, elle s’est d’ailleurs rendue en Pologne pour participer au Championnat du monde de lecture rapide et de mind mapping.
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Avec méthode(s)
Il y a encore quelques années, Jérôme Hoarau avait une fâcheuse tendance à cochonner la lecture de la plupart des romans qu’il entamait. «Je n’arrivais pas à me concentrer, je réfléchissais à autre chose, je me mettais à relire le même paragraphe plusieurs fois ou je ne comprenais tout simplement pas ce que j’avais parcouru», raconte le commercial français, par ailleurs cofondateur de l’Association pour l’apprentissage et le cerveau (Apac), à l’origine du Championnat du monde de lecture rapide.
La technique laisse le champ libre à toutes les logiques possibles.
Pour lui, l’explication est simple: le cerveau est ennuyé par les actions trop lentes et comble ce vide par d’autres pensées. Il l’a fortement expérimenté en 2014, au moment de consulter des sources scientifiques pour la coécriture de son ouvrage, Le Réflexe soft skills (Dunod, 2014). «Ça m’a pris un temps fou. La découverte et la pratique de la lecture rapide ont profondément changé les choses. J’ai commencé à pouvoir absorber plus de livres et de documents et donc à enchaîner les références. Mon cerveau a été de plus en plus efficace, ma vivacité d’esprit s’est accentuée et je me suis réconcilié avec la lecture.»
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La Ferrari et l’étudiant
Pour bouquiner plus rapidement, Jérôme Hoarau cite plusieurs méthodes. L’utilisation d’un guide visuel (un stylo, une carte, un doigt…) pour aiguiller les yeux et éviter la fatigue oculaire ; la focalisation des yeux sur un point d’où l’on peut voir les mots qui arrivent et ceux qui suivent ; la suppression de la subvocalisation, cette petite voix qui prononce les mots dans la tête ; la limitation des mouvements «inutiles «de l’œil. D’autres préconisent aussi d’avoir préalablement une vue d’ensemble de l’ouvrage, de lire le dos de couverture, les titres des chapitres, afin de préparer le cerveau à comprendre et traiter le contenu. Ou encore d’incliner le livre à 45 degrés ou de pratiquer des exercices de cohérence cardiaque (une technique de respiration).
«Cette pratique est ultrapertinente pour des textes professionnels ou de magazines, qu’elle permet de lire trois à quatre fois plus rapidement. Un gain de temps important, ajoute Jérôme Hoarau. Elle joue également sur le bien-être.» Ces derniers temps, plusieurs belles histoires ont d’ailleurs émergé, comme celle de Mohamed Boclet, un ancien cancre dyslexique devenu vice-champion du monde 2018 de lecture rapide après avoir lu un livre de 170 pages en 17 minutes. Il est aujourd’hui conférencier, formateur en technique d’apprentissage et auteur de best-sellers sur le sujet.
Dans une société déjà fortement régie par le tout à la vitesse, la technique de lecture rapide semble pourtant priver des charmes d’une lecture lente et d’une belle prose, au profit de toujours plus d’efficacité. «Ce n’est pas parce que vous avez une Ferrari que vous devez rouler à 200 km/h partout, nuance Jérôme Hoarau. La conduite sera de toute façon plus confortable, même à 50 km/h, qu’avec une vieille 4L. Je vois la lecture rapide comme une façon d’augmenter le champ des possibles.»
Une vision que Kathleen De Grove et Valérie Wathelet, coordinatrices du service de pédagogie de l’UNamur tempèrent: «Dans un cadre précis comme la consultation d’un article, la vitesse peut être utile. Mais pas quand il s’agit de comprendre un cours ou l’ensemble d’un ouvrage en profondeur.»
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La science doute
Alors que l’Apac espère prochainement promouvoir le recours à la lecture rapide notamment dans les écoles, les quelques scientifiques qui se sont intéressés au sujet ne peuvent pas réellement confirmer les avantages avancés par les adaptes.
Pour Marie Van Reybroeck, professeure à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation à l’UCLouvain, ne pas considérer toute l’information peut en effet s’avérer problématique. «Les enfants en début d’apprentissage ou rencontrant des difficultés auront tendance à deviner les mots dans les phrases et, au final, à perdre de l’information alors qu’une lecture complète et précise de tous les termes permettra de ne pas passer à côté du fond du texte.»
Dans leur article «Tant de choses à lire, si peu de temps: comment lisons-nous et pouvons-nous accélérer la lecture?», publié en 2016, quatre chercheurs américains doutent par ailleurs de la capacité de l’être humain à tripler sa vitesse de lecture, voire à traiter des mots dans le désordre, sans altérer la compréhension du texte. Le quatuor souligne aussi que le retour en arrière dans la lecture agit comme facilitateur – et non comme frein, comme le prétendent les défenseurs de la lecture rapide – à la compréhension.
Des considérations scientifiques qui n’émeuvent guère Christine, la Carolorégienne. «En lecture lente, je ne parviens définitivement pas à entrer dans l’histoire, assène-t-elle. En faisant tout plus vite, je ne perds jamais le fil et je sens un vrai boost dans ma concentration et ma mémoire.» Avant, elle devait faire des efforts pour suivre activement une conversation, ce n’est plus le cas aujourd’hui. «Il n’y a pas d’âge pour entraîner son cerveau: on n’aura jamais un claquage en faisant travailler des zones que l’on ne connaît pas et qui provoquent des effets surprenants.»
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