Le débat de société, un jeu… de société
Céline Pieters a transformé son mémoire sur les effets persuasifs de l’aveu sur un jury… en un jeu. Un huis clos façon ludique pour favoriser le débat en société, mais aussi assouvir sa soif d’écriture.
«Je suis très curieuse: j’aime explorer plein de pistes différentes. J’ai souvent entendu des remarques du genre « ne t’éparpille pas », « ne cours pas plusieurs lièvres à la fois », mais c’est naturel, je ne peux pas faire autrement. Parfois, je me demande si je construis vraiment quelque chose de profond: entre le guide de voyage, le jeu de société, la thèse en robotique et la bande dessinée, difficile de voir le lien, à première vue. En réalité, c’est tout simplement l’écriture.»
Céline Pieters est généreuse. Dans ses rires comme dans son témoignage, qu’elle enrichit d’expressions et d’anecdotes. Attablée à l’entrée d’un tea-room proche d’Arlon, la jeune trentenaire égrène les différentes étapes de sa vie en les associant à des styles d’écriture et des façons de communiquer. La rhétorique, qu’elle a découverte à l’ULB, y occupe une place de choix. «Je suis passionnée par les trois preuves de cet art du discours: l’ethos, le logos et le pathos. Comment les émotions sont suscitées et les arguments formulés? Quel type de déduction est utilisé? Comment un personnage construit-il sa crédibilité? Ce sont autant d’énigmes que je cherche à résoudre.»
Au terme de son master en didactique, la Lorraine pousse donc le vice jusqu’à écrire un mémoire sur l’aveu, «la reine des preuves». Elle se plonge dans plusieurs affaires judiciaires à rebondissements pour saisir l’effet persuasif qu’en fonction des circonstances, un aveu peut avoir sur un juré. Elle s’intéresse au timing de la confession, à son aspect plus ou moins convaincant, au caractère de la personne concernée, etc.
Bloquée par l’interdiction d’interviewer des jurés, Céline s’invente une alternative: des simulations de huis clos avec des collègues étudiants. Elle y observe leur réaction face à une affaire inspirée de celle du Pull-over rouge de Gilles Perrault (Ramsay, 1978) mais qu’elle crée de toutes pièces. «Ça avait beau être fictif, l’exercice de prise de décision sur la base de l’intime conviction restait le même. Moins les gens se connaissaient, plus ils se rapprochaient de la véritable expérience de juré. Certains m’ont confié être sortis bouleversés par l’expérience, qui éclairait parfois certains aspects profonds d’eux-mêmes.»
La mémorante utilise ces observations en tant qu’étude quantitative, mais craint après-coup que son travail ne soit enterré dans la bibliothèque de l’unif, «totalement oublié et lu par personne». Elle veut lui donner une seconde vie. Ce sera celle d’un jeu de société, qu’elle crée avec un ami, Raphaël Vanleemputten. Elle au scénario, lui au design. Intime Conviction immerge les joueurs dans un huis clos au terme duquel ils doivent se prononcer sur la culpabilité ou non d’un personnage. «Il n’y a pas de scission entre le raisonnable et l’émotion: tout est pris en compte. Ce mélange me tient fort à cœur, peut-être parce qu’une partie de ma famille, plutôt issue du monde médical, a un côté hypercartésien tandis que l’autre, qui vient de l’univers agricole, est très fort dans l’affect. Je peux témoigner que cela peut malgré tout fonctionner sans forcément polariser. Je voulais que ça se retrouve dans le jeu.»
De la Suède à la robotique
Ce mélange d’émotion et de raison imprègne déjà son écriture lorsque Céline publie des guides de voyage pour le Petit Futé, le cap de la vingtaine à peine franchi. Son stage terminé, elle passe ainsi six semaines à arpenter la Suède. «Tu as intérêt à être débrouillarde parce que tu es livrée à toi-même pour couvrir entièrement le livre… et le pays.» Dans son premier opus, l’Arlonaise d’origine raconte ses rencontres avec des autochtones et crée des petits jeux de piste. Elle a toujours aimé les histoires. Petite, elle se prenait pour Jo, l’une des Quatre filles du docteur March – le roman de Louisa May Alcott (1869) –, à savoir une écrivaine. «Ma sœur a longtemps lu pour moi. Elle piochait dans la bibliothèque de ma mère – des trucs qu’on n’aurait jamais dû lire à 9 ou 10 ans comme Emile Zola ou Jamais sans ma fille, de Betty Mahmoody (1989) – et j’allais l’écouter dans sa chambre. Si elle n’avait pas eu ce goût pour l’histoire, je ne suis pas sûre que je l’aurais moi-même développé.»
Ou alors il serait venu de son grand-père, un chirurgien qui a passé la majeure partie de sa vie à l’étranger et narrait ses tribulations, de l’Iran des années 1980 à ses opérations dans des petits villages tunisiens égarés, avec un tel mordant qu’il donnera le goût de l’aventure à sa petite-fille. Plus tard, pour le Petit Futé, Céline s’attaquera au Pérou, au Népal, au Bhoutan et à la Belgique. «Ici, j’ai découvert plein de trucs à faire et une véritable envie des gens de partager des infos sur leur pays. C’était l’expérience la plus proche de ce que je recherchais en me lançant dans ce job-là.» La collaboration prend fin en 2016: si l’apprentie voyageuse cherche à soigner ses textes et à constituer un récit de voyage incarné qui laisse place aux émotions, elle se retrouve barrée par la pression du temps, toujours trop court.
Cette contrainte n’ existe pas avec l’écriture académique, qu’elle découvre l’année suivante en tant que doctorante. «J’ai toujours été considérée comme atypique dans le monde universitaire. Peut-être parce que je ne me suis jamais battue pour avoir les meilleures notes ou pour suivre une voie toute tracée. Ça n’a pas été évident à vivre: comme je ne correspondais pas au système, j’ai eu du mal à trouver un doctorat.» C’est finalement son ancienne directrice de mémoire qui lui soumet une offre venue de Toulouse, où elle rejoint un laboratoire d’ingénieurs en robotique. Sa mission: développer une stratégie rhétorique pour inverser la tendance au sensationnalisme qui cerne le champ lexical de la robotique et ne fait que creuser l’écart entre science et société. «Avec des mots comme « intelligence artificielle » et « «machine autonome », les gens se font une idée époustouflante et erronée de la situation, mais ne s’inquiètent pas des conséquences plus fâcheuses tapies derrière des termes comme « datas privées ».»
Un jeu à son image
Début 2017, en parallèle à l’écriture de sa thèse de doctorat, Céline doit gérer celle des premières affaires fictives d’Intime Conviction, pour lesquelles elle ne se sent d’abord pas tout à fait légitime. «Ça m’a rappelé toutes ces années où je refusais d’écrire. Je rejetais totalement cette image de la femme littéraire et les clichés des poètes maudits, abstraits et vaporeux. J’avais même entamé des études d’architecte d’intérieur pour éviter de m’inscrire en philologie romane. Il ne m’a finalement fallu que trois mois pour admettre que c’était ma voie.» Motivée par son ami Raphaël, inspirée par des faits réels ou ses rencontres comme celle de cette amie croque-mort, Céline finit par se laisser aller à l’élaboration de scénarios originaux. L’Affaire des poissons de Chine, le premier opus d’Intime Conviction, sort après pratiquement deux ans de gestation.
Dans les festivals et autres rencontres ludiques où ils présentent leur ovni, les deux créateurs ont pourtant l’impression d’être étrangers à cet univers du jeu. «On était les seuls à posséder notre propre maison d’édition et on n’était pas du tout dans la même démarche de production. On entendait partout qu’il fallait faire ceci ou cela, on s’est même fait engueuler par un ami commercial, mais on ne voulait pas se mettre de pression, on ne faisait que ce dont on avait envie.»
Alors que la majorité des boîtes de jeu sont produites en Chine avec beaucoup de plastique, le duo limite son packaging à une enveloppe en craft et quelques cartes en papier, imprimées en Pologne avec du bois local. «Ça nous coûtait plus cher, mais on trouvait important de produire un jeu qui nous ressemblait.» Idem pour le contenu, que certains leur conseillent de rendre plus «fun», mais qu’ils vouent entièrement à la quête du débat, du vivre ensemble. «Finalement, c’est peut-être parce que l’on a fait les choses de façon différente en matière de jeu et de fabrication que l’on s’est fait une petite place.»
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Aujourd’hui, Céline et Raphaël ont diffusé à peu près 40 000 exemplaires des six scénarios différents d’Intime Conviction. Mais la jeune femme a déjà ressorti son crayon pour attaquer un autre type de narration. Durant l’été 2020, fatiguée intellectuellement à la suite de son doctorat à Toulouse, elle a préféré prendre des cours de bande dessinée à Bruxelles plutôt que de suivre son directeur de thèse dans un autre projet à Paris. «Je voulais mon petit moment à moi», confie-t-elle.
Rassurée par son prof de BD quant à ses talents artistiques, Céline envisage ensuite de mettre en bulles son expérience de trois mois de plongée sous-marine en Indonésie. Forte de sa rencontre avec l’illustratrice Célia Ducaju et d’un contrat signé avec Dargaud, elle se dirige désormais vers le récit d’une histoire vraie et méconnue de la Seconde Guerre mondiale. Elle mène ce projet à mille kilomètres de sa ville natale d’Arlon, puisqu’elle réside pour le moment à Vienne, où elle s’attelle à un postdoctorat… à nouveau lié à l’art du discours. «La fonction sous-jacente de la rhétorique est de former les gens à la parole pour qu’ils se familiarisent aux différentes stratégies et formules utilisées notamment dans les discours extrêmes. Cela m’anime de pouvoir contribuer à renforcer la liberté d’expression et de pensée en démocratie.» Quel que soit le lièvre à courir, donc.
Sa plus grande claque
«Il n’y a pas un projet que je mène sans qu’il soit lié à une amitié ou une complémentarité. Les décès de mon prof de français en secondaire, de mon directeur de thèse à Toulouse puis de celui de mon postdoc à Vienne m’ont donc beaucoup affectée.»
Son mantra
«Et pourquoi pas?»
Son plus gros risque
«Après ma thèse, refuser le postdoc que l’on m’offre à Paris et une voie académique toute tracée pour suivre des cours de BD.»
Dates clés
2004 «J’envoie un e-mail au Routard dans l’espoir d’écrire pour eux. Plus tard, je me rendrai compte que leur style d’écriture ne me convient pas.»
2008 «Je pars vivre et travailler un an en Australie pour apprendre l’anglais.»
2012 «Mon Erasmus à la fois festif et intense en Islande: « Work hard Party hard ».»
2014 «Le Norvégien Ole Einar Bjørndalen remporte l’or aux JO d’hiver à Sotchi en biathlon alors qu’il a 44 ans. Je suis bluffée par cette expérience qui prime sur la force.»
2022 «On signe un contrat avec un distributeur. Cela nous a permis d’envoyer 15 000 exemplaires d’Intime Conviction en Allemagne.»
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