© Antonin Weber

Congo: « La vie des jeunes filles déjà mamans n’est pas finie »

Marie Daulne, alias Zap Mama, est retournée au Congo, sur les traces de ses origines et avec l’envie d’aider des jeunes filles devenues mamans trop tôt « mais dont la vie n’est pas finie ». Sa méthode : l’ethnothérapie vocale.  

Ça s’est passé cet été, quelques semaines après la visite royale belge. D’énormes affiches recouvraient encore de nombreuses façades du pays. «Mon premier retour dans la région de l’est du Congo depuis mes 18 ans», sourit Marie Daulne, alias Zap Mama, les tresses impeccables, le thé vert à la main et le lacet de sa basket droite défait. «Pour le moment, avec cette course aux technologies, le monde entier est en RDC pour y puiser ses ressources. J’ai vu des mercenaires russes, néerlandais, uruguayens, des armées privées de toutes sortes… C’est un chaos énorme. Toutes les quinze minutes, passe un gros avion- cargo, une grosse voiture ou un gros bras – dont on ne sait pas trop s’il est protecteur ou tueur. L’ apocalypse version 2022

Au cœur de cette guerre du profit, la Bruxelloise a passé plusieurs semaines à l’hôpital de Panzi, au côté du docteur Denis Mukwege, «l’homme qui répare les femmes» victimes de violences sexuelles. Elle y a testé sa propre méthode d’ethnothérapie vocale auprès de jeunes filles de 15 ans déjà mamans «mais dont la vie n’est pas finie! Peu avant sa mort, ma propre mère m’a raconté des épisodes qu’elle avait jusque-là cachés, vivant avec le poids de violences sexuelles subies dans les années 1960. J’ai voulu faire quelque chose pour réagir face à cette injustice.»

Au cours d’intenses et captivantes séances de chant – entre autres – ethniques, Marie Daulne a tenté d’ouvrir l’imaginaire de ces adolescentes. «Elles étaient pour la plupart analphabètes et fixées sur cette idée de devenir vendeuse de beignets. J’ai dit “bon, ben on va avoir une indigestion, hein! Qu’est-ce vous pourriez faire d’autre?” Ouvrir, ouvrir, ouvrir… Ça passait par l’amusement et le chant: le groove parle au corps, les paroles à la pensée.» A Bukavu, la chanteuse a voulu associer diverses émotions aux moments vécus pour qu’ils s’impriment dans l’esprit des jeunes femmes de façon positive. Plus tard, en cas de doute ou de mal-être, elles pourront peut-être chanter pour se souvenir de cette belle énergie et ainsi reprendre courage. Une technique empruntée par Marie à sa grand-mère maternelle, qui se murmurait des mantras musicaux lors des périodes sombres. «Il était temps pour moi de retourner au Congo pour rendre ce que ma mère et ma grand-mère m’ont donné comme outils pour m’épanouir.»

Héros pygmées

Ce n’est pas la première fois que Zap Mama revient marquée d’un voyage au Congo, où elle est née avant d’en être évacuée à trois mois, un jour d’hiver de 1964. Ce matin-là, des paracommandos belges déboulent à Isiro pour sauver leurs compatriotes de la rébellion Simba. «Ils ont d’abord refusé d’embarquer ma mère parce qu’elle était noire, mais des nonnes nous ont heureusement montrés, nous, ses quatre enfants métissés, et on a tous été emmenés en avion, direction la Belgique.»

Sans aucuns papiers, Marie, sa mère Bernadette, ses frères et sœurs sont recueillis par sa famille paternelle, originaire de Bomal, dans la province de Luxembourg. «C’est là qu’ils ont découvert que l’épouse de leur Cyrille était noire. Ça a été très compliqué pour ma tante, séduite par le discours raciste, qui a eu l’impression que mon papa lui avait fait un sale coup. Mais une autre partie de la famille a été d’une humanité exemplaire. Ils voyaient en nous des êtres humains, c’est tout

Tour à tour Ardennaise – «je peux reprendre l’accent sans problème» – Namuroise puis Bruxelloise, la future artiste n’échappe pas aux remarques xénophobes durant sa jeunesse. Les souffrances sont profondes, mais dans sa tête, elle en est persuadée: à 18 ans, cela s’arrête quand les gens comprennent, grâce à l’éducation chrétienne, ce qui est juste. Puis vient sa majorité. La jeune fille découvre le colonialisme, la guerre et les injustices aux quatre coins de la planète et réalise que le monde des adultes n’est pas vraiment celui qu’on lui a enseigné. «Je ne savais pas comment faire face à cette vie. Pour mieux connaître qui j’étais, mes racines, et mettre fin à mon enfance, je suis partie visiter ce pays où je suis née, qui n’était encore qu’imaginaire et enchanté puisque je ne le connaissais qu’à travers les récits de ma mère et Tintin au Congo. Je voulais aussi comprendre pourquoi mon père n’était plus là, pourquoi il avait été massacré, s’il avait été bon ou mauvais… Je n’ai pas eu beaucoup de réponses. Quand quelqu’un est mort, on dit souvent qu’il était brave.»

Cyrille Daulne était biologiste, il travaillait dans les forêts et fabriquait des planches et des meubles pour les locaux. Il a été l’une des victimes des raids des Simbas. Probablement parce qu’il était Belge. A la mort de son époux, la mère de Marie s’est enfuie, comme beaucoup d’autres parents d’enfants métis, en forêt, où des pygmées les ont protégés. A 18 ans, la jeune fille a voulu rencontrer ceux qu’elle considère toujours comme des héros, et découvrir une société qui va changer sa vie. «Pour les Pygmées, l’homme est naturellement bon. Seuls des éléments extérieurs peuvent le perturber. Il suffit donc de les éloigner pour avancer. Les chants qui expliquent cela ont fait écho en moi. J’ai voulu m’en inspirer pour aider les gens à se libérer des tensions et de leurs traumas. C’est le point de départ de Zap Mama

© Antonin Weber

Quelques années plus tard, la Belgo-Congolaise réunit quatre autres chanteuses autour d’un projet polyphonique construit sur des respirations rythmiques issues d’ Afrique. Groupe a cappella mêlant hip-hop, folk et fusion, Zap Mama détonne, surprend et se fait rapidement une place sur la scène internationale en enchaînant les albums, les tournées et une nomination aux Grammy Awards. En se montrant plein d’audace, aussi, comme ce jour où le quintet s’invite à un festival parisien en prétendant devoir remplacer un groupe absent. Déboussolée mais charmée, la directrice de l’événement finit par programmer la petite bande. «C’est comme ça que la France nous a connues!»

Les Etats-Unis ne tarderont pas à se laisser séduire à leur tour. En 2000, trois ans après avoir poursuivi Zap Mama en solo, Marie décide d’y déménager. «Je n’ai jamais bien compris pourquoi les médias francophones belges ignoraient Zap Mama alors que les Flamands sont venus faire de longs reportages aux USA. Aujourd’hui, je me demande si une partie de moi ne rejetait pas ce monde francophone qui m’avait confrontée au racisme pendant l’enfance. A New York, je ne me suis plus sentie Belgo-Congolaise, mais artiste. On ne me jugeait plus sur mes origines mais sur la qualité de ma musique. J’ai pu me libérer d’un passé pour être, vivre et sauter sur des opportunités extraordinaires.» Travailler avec Hans Zimmer sur la bande originale du film Mission impossible, notamment. Ou collaborer avec Gil Scott et Macy Gray, grands noms du R&B. Ou encore rencontrer le futur père de son deuxième enfant.

Afropéanité au cœur

Cet automne, Marie Daulne dévoile son neuvième album, Odyssée. Un opus mûrement réfléchi pendant le confinement, avec Adamo, et surtout son frère Jean-Louis. «J’ai vécu dans le rush pendant des années: je prenais l’avion pour aller ici et là, j’enchaînais la Wallonie avec Los Angeles, je n’arrêtais pas. Cela m’a permis d’être dans le show-business et de me constituer un réseau, mais il y a trois ans, j’ai eu envie de prendre le temps

Et de rendre hommage à sa maman et son accentuation très rythmique des phrases – «dont je n’ai malheureusement pas hérité» – en utilisant beaucoup de jeux de mots- percussions, comme «Pourquoi tu t’es-tu?», «Le ma-tin, t’es occupé ; A mi-di, t’es occupé»… «J’invite les francophones à découvrir le rythme ternaire dissimulé dans la langue française. Souvent, les Blancs disent qu’il ne leur appartient pas, qu’ils ne peuvent que l’admirer. Cette crainte de l’appropriation culturelle est selon moi encore du racisme, c’est comme si les Noirs ne pouvaient plus chanter Frère Jacques. La musique doit au contraire favoriser le mélange.»

Maquillage afro et vêtements européens, œuvre mêlant chants ethniques et sonorités électroniques, Zap Mama continue de promouvoir cette notion d’afropéanité qu’elle a conceptualisée il y a trente ans. Et qui se distingue de l’afro-américanité par son extrême diversité. «En Europe, les gens connaissent leurs origines, mais comme il n’y a pas cet héritage commun postesclavagisme et qu’on compte plus de pays, la multiculturalité est bien plus importante. L’ afropéanité, c’est une ouverture aux différences de cultures qu’épouse sans réfléchir la nouvelle génération. L’ afropéanité, c’est une famille belge qui cuisine du pondu, un Congolais qui emploie des mots d’arabe.»

Aujourd’hui, la musicienne se réjouit de voir cette diversité bien installée dans les médias et dans la rue mais le combat continue. A travers ses albums, ses concerts ou ses séances d’ethnothérapie vocale, elle entend empêcher les vents contraires. «Je fais partie de l’armée des positifs. L’ afropéanité peut faire accepter le vivre-ensemble à ceux qui ont peur de ce qui vient d’ailleurs.» La VUB lui a proposé de plancher sur la création d’une section sur la thématique. D’autres lui suggèrent d’écrire un livre. «J’ai commencé… L’intellectualisation et l’éducation sont les meilleurs moyens de faire comprendre la présence de gens de couleur différente et l’intérêt de vivre tous en paix.» Sans mercenaires russes, néerlandais ou uruguayens.

Sa plus grande claque

«Gérer l’émotion du départ d’un être aimé. On n’est jamais assez préparé.»

Son mantra

«Je choisis de me connecter aux ondes positives.»

Son plus gros risque

«Tout plaquer ici et partir à l’aventure aux Etats-Unis, même si j’avais signé un contrat avec un label américain.»

Ses dates clés

1969 «Je trouve le réconfort auprès du jukebox du café belgo-congolais tenu par ma mère, après des journées d’école marquées par le racisme.»

1988 «Gymnaste amateure, je découvre le cirque. Il me permet d’exprimer mon côté “entertainer” et me fait comprendre que c’est à travers l’art que je vais transmettre mon message de fraternité.»

1992 L’album Adventures in Afropea 1 de Zap Mama reste onze semaines en tête des ventes du classement «Musiques du monde» du Billboard.

1993 « La naissance de ma fille Kesia – désormais aussi chanteuse – , huit ans avant son frère Zekye.»

2022 « Sortie de mon neuvième album, Odyssée, avec un retour à des paroles en français.»

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