Un saut d’index modulé? Entre menace sur la cohésion sociale et adaptation aux besoins (débat)
L’indexation des salaires irrite les chefs d’entreprise. Les fédérations patronales revendiquent un saut d’index et une révision du mécanisme automatique particulier à la Belgique. En Flandre, le Voka avance l’idée d’un saut d’index « socialement modulé ». Judicieux?
Philippe Defeyt, économiste: « Indexer différemment les salaires serait dangereux pour la cohésion sociale »
Un saut d’index modulé, soit une indexation réservée aux petits salaires, se justifie-t-il?
Philippe Defeyt: Je ne crois pas. Pour moi, il faut toujours rechercher l’outil le plus en adéquation avec l’objectif poursuivi. Or, dans le contexte actuel, une telle modulation sociale n’engendrerait pas une bonne répartition des efforts car ce sont surtout les entreprises employant des travailleurs à bas salaires qui sont en difficulté, comme celles de l’Horeca, la petite distribution, les secteurs subsidiés… Bien davantage que les firmes pharmaceutiques, par exemple, qui échapperaient à l’indexation. Ce seraient les secteurs qui en ont le moins besoin qui profiteraient de la mesure avancée par le Voka.
Injuste, donc?
Bien sûr. Derrière ce débat se cache la question économique fondamentale: alors que la croissance n’est plus au rendez-vous, comment articule-t-on des secteurs hyperperformants qui distribuent des voitures de société avec d’autres qui le sont beaucoup moins et à qui on ferait payer l’indexation? Si on veut prendre des mesures différenciées en fonction du salaire, il existe d’autres outils plus efficaces, notamment la fiscalité.
Cette mesure proposée par le Voka serait-elle facile à mettre en oeuvre?
Pas sûr. Comment ferait-on le calcul, selon la limite fixée, pour les travailleurs qui ont plusieurs employeurs, par exemple? La complexité des statuts et des situations rend ce genre de mesure partielle très compliquée à mettre en place sur le plan administratif. En outre, les mécanismes d’indexation ne sont pas les mêmes d’un secteur professionnel à l’autre. Ce qui plaide pour qu’on uniformise enfin l’indexation pour tous les secteurs.
Tout de même, les hauts salaires ont moins besoin d’être indexés que les autres, non?
Sans doute, mais c’est une question de cohésion sociale. On pourrait alors aussi se demander pourquoi accorder des allocations familiales aux ménages qui gagnent bien leur vie? La réponse est simple: ils y contribuent plus que les autres au travers de cotisations qui sont directement proportionnelles à leur salaire et au travers de l’impôt qui est progressif. Si on différencie ces avantages sociaux en fonction des hauts et des bas revenus, la légitimité du système risque d’en pâtir sérieusement. Accorder les mêmes avantages aux ménages pour qui, certes, cela ne représente pas une grande différence, me semble indispensable pour des raisons de cohésion. Ce n’est pas le moment de la fragiliser.
Baisser provisoirement la TVA sur l’énergie retarderait l’indexation automatique et tout le monde serait content.
Les indexations successives rapprochées dans le temps ne risquent-elles pas de miner la compétitivité de la Belgique?
On ne peut nier qu’il y a un risque de décalage avec les pays voisins, mais ce serait très temporaire, car il est évident qu’avec une telle inflation, il y aura une pression en France, en Allemagne et aux Pays-Bas pour augmenter les salaires. Cela prendra simplement un peu plus de temps qu’avec l’automatisme du système belge. Mais, tôt ou tard, les différents pays arriveront au même niveau. Rappelons aussi que la loi belge de 1996 sur la norme salariale permet de corriger les défauts de compétitivité de nos salaires. Et les statistiques européennes montrent clairement que l’augmentation des salaires ne s’est pas aggravée en Belgique, loin de là. On a même un peu de marge pour faire face au décalage dans le temps que j’évoquais. Sans parler de la productivité moyenne par travailleur belge qui reste supérieure à bien d’autres pays en Europe. Un saut d’index, ce serait donc vouloir le beurre et l’argent du beurre.
De manière générale, les entreprises doivent déjà faire face à une augmentation du coût des matières premières et, surtout, de l’énergie. Pas évident pour elles…
C’est tout à fait vrai. Mais cette hausse n’atteint pas tout le monde de la même manière. Elle touche cependant les entreprises de la même manière en Belgique, en Allemagne ou en France: une société qui fabrique des engrais aura besoin d’énormément de gaz tant outre-Rhin qu’outre-Quiévrain ou chez nous, ce qui a tendance à régler le problème de compétitivité. Cela dit, cette question nous ramène à celle du dérèglement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles. La hausse des coûts serait moins gênante si on avait pris à bras-le-corps bien plus tôt le défi climatique et énergétique. Il y a là de l’incurie politique, un manque de volonté flagrant. On en paie le prix aujourd’hui.
L’inflation peut-elle s’aggraver et s’installer durablement, pendant des années?
Je ne pense pas. Elle se réduira à moyen terme, mais on aura encore une indexation cette année, c’est certain. Alors, pour répondre à la pression patronale et au vu de l’urgence sociale, je crois que ramener la TVA de l’énergie à 6%, comme l’a évoqué le ministre des Finances, serait une solution provisoire. A priori, je suis contre ce genre de mesures pour des raisons d’équité et parce que ça ne réglerait pas tout pour les personnes à petits revenus. Mais cela aurait l’avantage de retarder l’indexation puisque cela influencera l’indice santé qui détermine l’indice pivot déclenchant l’indexation. Ainsi, tout le monde le monde serait content. Pour des raisons de stabilité socio-économique, ça paraît une bonne solution.
Pourrait-on imaginer, pour amortir l’indexation, que l’Etat diminue les cotisations patronales?
C’est une possibilité, mais l’Etat commence à payer beaucoup de choses: les aides aux ménages, les aides aux entreprises, sans compter les défis structurels qu’il faut financer comme celui de l’énergie. L’ addition devient lourde.
Les fédérations patronales suggèrent depuis longtemps d’abolir l’indexation automatique et de soumettre l’ensemble des augmentations salariales à la négociation paritaire. Impensable?
On ne peut, en tout cas, engager une réforme aussi radicale à cause d’une flambée inflationniste qui – tous les économistes semblent assez d’accord là-dessus – ne s’installera pas dans un cycle de dix ans comme on l’a connu dans le passé. L’indexation est, je le répète, un outil de cohésion sociale. Ce serait jouer à l’apprenti sorcier que de vouloir relancer ce débat maintenant. J’ajoute qu’on a déjà apporté beaucoup d’accommodements au système d’indexation automatique: le passage à l’indice santé en ôtant certains produits du panier de l’indice des prix à la consommation, le calcul d’une moyenne sur les quatre derniers mois, plutôt qu’un calcul mensuel, etc. Tout cela ralentit un véritable automatisme de l’indexation dont on est très loin, en réalité.
Jean Hindriks, économiste à l’UCLouvain: « En Belgique, on préfère agir à la grosse louche »
Pour l’économiste de l’UCLouvain Jean Hindriks, on pourrait mieux utiliser nos banques de données pour davantage adapter, de manière générale, les politiques publiques aux besoins différents des ménages et des entreprises. L’appel est lancé.
Que pensez-vous de la proposition du Voka de moduler socialement l’indexation?
Jean Hindriks: Il faut reconnaître que l’inflation touche très différemment les bas revenus, soit le premier quartile (25%), que les hauts revenus. C’est lié à la flambée des prix de l’énergie qui pèse beaucoup plus lourdement sur le budget des premiers que des seconds. L’impact reste limité, pour le moment, parce qu’une majorité des ménages est protégée par des contrats fixes, mais ceux-ci arriveront à échéance dans le courant de cette année et alors, là, il y aura un risque réel d’explosion sociale de type « gilets jaunes » que nos gouvernants ne semblent pas capter.
On pourrait donc envisager un saut d’index pour les hauts revenus qui épargnerait les bas revenus?
C’est une possibilité. Théoriquement, il y a moins de sens à accorder une indexation aux revenus élevés moins touchés par la hausse des prix de l’énergie d’autant que la plupart sont partiellement immunisés grâce aux panneaux solaires, aux chaudières moins énergivores ou à une meilleure isolation de leur habitat que les bas revenus ne peuvent se payer. Maintenant, il y a d’autres moyens d’agir qu’un index différencié. Je pense notamment à la baisse de la TVA sur l’énergie.
Ne peut-on pas néanmoins débattre de l’indexation? Est-ce un tabou?
Il ne faut pas avoir peur d’en parler, selon moi. L’indexation coûte cher. Ne fût-ce qu’à l’Etat: rien que sur les pensions, une augmentation de 2% sur les cinquante-cinq milliards que cela coûte chaque année représente un milliard supplémentaire. Et c’est sans compter les salaires de la fonction publique et les allocations sociales qui bénéficient aussi de l’indexation. Pour les entreprises, c’est difficile aussi, en particulier pour celles qui sont sur la corde raide et qui sortent difficilement de la crise Covid.
Toutes les entreprises ne sont pas en difficulté, certaines s’en sortent même très bien…
Oui, raison pour laquelle il faudrait trouver des mécanismes intelligents pour cibler celles qui ont vraiment besoin d’aide, sans créer d’effet d’aubaine pour celles qui n’en ont pas besoin. L’indexation n’est sans doute pas aussi dramatique qu’on le dit, mais il y a de grandes différences entre entreprises, notamment entre celles à forte intensité de main-d’oeuvre et celles qui emploient peu de salariés. Malheureusement, en Belgique, pour les aides et les mesures publiques, on préfère agir à la grosse louche, plutôt que de les adapter aux différentes situations.
N’est-ce pas compliqué d’adapter les mesures selon les profils et les réalités?
Non! On a les moyens d’être plus efficaces en utilisant l’information dont on dispose. On connaît la consommation en énergie des entreprises. On sait celles qui sont intensives en main-d’oeuvre. On pourrait donc adapter les mesures d’aide énergétique ou l’indexation. L’information est le nouvel or noir. Les banques de données existent. Les algorithmes permettent de les exploiter. Pendant les confinements, l’Etat a versé des milliards d’aides, y compris à des ménages et des entreprises qui n’en avaient pas besoin. Tirons-en les leçons en arrêtant avec les mesures trop souvent uniformes.
Comment?
Je suis un grand partisan de l’ evidence-based policy, soit une politique basée sur des éléments objectifs, probants. Aux Etats-Unis, les autorités ont mis en place un Covid tracker pour mesurer l’influence du confinement sur les entreprises et les travailleurs afin de mieux cibler les aides. Chez nous, la Banque-Carrefour de la sécurité sociale est une mine d’or pour faire la même chose, pour évaluer tant l’impact de la flambée des prix de l’énergie sur les ménages que celui de l’indexation sur les entreprises. Je lance un appel à nos gouvernants pour qu’on exploite plus judicieusement nos fabuleuses banques de données. On n’a plus les moyens de déverser des milliards…
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