La guerre en Ukraine vue de l’intérieur : « Ecrire, c’est résister »
Le média The Kyiv Independent raconte le conflit à travers le récit de ceux qui le vivent au quotidien, témoins des pires crimes comme des plus beaux gestes de solidarité.
Comment être journaliste en Ukraine au temps de l’agression russe? Dans Carnet de bord de la résistance ukrainienne (1), l’équipe du média indépendant The Kyiv Independent raconte, par une recension d’articles, la montée en tension avant le 24 février, la terreur provoquée par les premiers bombardements, l’horreur qu’inspire le comportement de certains soldats russes probablement constitutif de crimes de guerre, la solidarité qui était le fait du cercle familial avant le conflit et qui, aujourd’hui, «émane de tout le peuple ukrainien», le chamboulement de la vie quotidienne et la conviction solidement ancrée que la victoire surgira au bout du tunnel.
Il n’est pas simple d’être journaliste en Ukraine en 2022. Huit sont morts depuis le début du conflit. L’ équipe de The Kyiv Independent compte 24 journalistes et employés, principalement basés à Kiev. Le Français de la bande, Alexander Query, tombé accro à l’Ukraine depuis 2016, raconte comment vit un média jeune en Ukraine aujourd’hui.
Comment survit-on comme média indépendant en temps de guerre?
En diversifiant le modèle économique. Contrairement à beaucoup de médias ukrainiens, nous dépendons très peu de la publicité. Nous survivons, entre autres, grâce à un système de dons, accessible sur le site Web de financement participatif Patreon. Nous avons sept mille contributeurs. En soi, le modèle n’est pas hypernovateur, le quotidien britannique The Guardian l’utilise aussi. Mais il l’est en Ukraine. Cela nous permet de ne pas dépendre d’oligarques. Et nous continuons à explorer des pistes de financement. Sur le plan humain, nous survivons grâce à des journalistes qui sont dévoués à la cause.
Dans une situation de guerre comme la vit l’Ukraine agressée, le patriotisme ne s’impose-t-il pas à tous, y compris aux journalistes?
Il est vrai qu’aujourd’hui, la première priorité du pays est de survivre. Mais nous ne pourrions pas nous prétendre journalistes si nous mettions de côté notre sens critique, notamment envers le pouvoir ukrainien. Ce ne serait pas rendre service aux Ukrainiens que d’être aveuglés par le patriotisme ambiant.
Dans la couverture du conflit, vous vous focalisez sur les récits personnels. Est-ce la meilleure façon de relater la guerre?
Il est important de changer le paradigme de compréhension d’une guerre. Aujourd’hui, les chiffres du conflit ne veulent pas dire grand-chose. Raconter la guerre du point de vue des victimes me semble plus intéressant. De même que faire comprendre les conséquences directes du conflit sur la vie quotidienne.
Les journalistes de The Kyiv Independent recueillent des témoignages qui pourraient aider à l’identification de crimes de guerre. Cet apport à l’établissement de la vérité historique vous motive-t-il?
Oui. Cette notion de quasi enquête policière s’inscrit tout à fait dans la façon de remplir notre rôle. J’espère qu’un jour ces témoignages pourront aider à juger les criminels de guerre qui ont commis ces actes.
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«Ecrire, c’est résister», dites-vous…
Aujourd’hui, défendre l’Ukraine, c’ est aussi le combat d’une démocratie – imparfaite, il n’y a pas lieu de sacraliser l’Ukraine – contre une dictature. C’est le seul pays dans la région qui, à côté du Bélarus et de la Russie, essaie, depuis 1991, de tendre vers plus de démocratie et vers des élections libres. Volodymyr Zelensky a été élu avec 73% des suffrages et le scrutin n’était pas truqué. Résister, c’est montrer qu’une parole est heureusement possible. Raconter les crimes de guerre des Russes, c’est déjà résister contre l’opacité que la Russie veut imposer.
Vous écrivez que «les images de corps de soldats russes suppliciés ne m’empêchent plus de manger, surtout après Boutcha et toutes les atrocités qu’ils ont laissées derrière eux.» On ne sort pas indemne de la couverture d’une guerre comme celle-là?
Non. Cela prend du temps. Il est normal d’avoir de l’empathie. Il en faut pour pouvoir écrire ce que l’on voit. Mais parfois, c’est dur.
Comment expliquez-vous l’impressionnante solidarité développée par les Ukrainiens? Etait-elle prévisible?
Elle était prévisible. Ce qui m’a frappé depuis que je vis en Ukraine, c’est cette solidarité intrinsèque. Avec la révolution de Maïdan, en 2014, il y a vraiment eu une intensification de l’entraide entre les communautés. Mais je crois qu’elle est ancrée dans la culture ukrainienne, qui est une culture paysanne. Cet attachement à la terre est une notion cruciale pour les Ukrainiens. Cela explique à quel point ils se sacrifient pour elle. En plus, on connaît tous quelqu’un qui se bat sur le front. Donc, cela nous touche personnellement.
N’y a-t-il tout de même pas le «risque» qu’à un certain moment, fatiguée par la guerre, les morts et les destructions, la population s’oppose aux décisions des politiques et des militaires?
Non. Les Ukrainiens sont engagés jusqu’au bout. Au contraire, Volodymyr Zelensky a intérêt à écouter ce qui se joue au sein du peuple parce que s’il commence à vouloir négocier avec les Russes, il signera son suicide politique. Les Ukrainiens n’hésiteront pas à descendre dans la rue pour empêcher cela.
A partir de quelle conjoncture l’Ukraine pourra-t-elle considérer qu’elle a obtenu une victoire sur la Russie dans cette guerre?
A partir du moment où elle aura recouvré ses frontières de 2014, incluant la Crimée et le Donbass. Quand les Ukrainiens entendent qu’il faudrait négocier et abandonner des territoires, ils s’y opposent pour une raison très simple. Aujourd’hui, la Russie a un programme d’élimination de la culture ukrainienne qui passe par des crimes de guerre et par un plan qualifié par beaucoup d’experts comme génocidaire. Laisser ces territoires aux Russes, c’est condamner à mort les Ukrainiens. L’Ukraine n’a pas d’autre choix que de les récupérer.
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