Ce 4 juin, en devenant le nouveau numéro un, Jannick Sinner a inscrit son nom dans l’histoire du tennis. © Getty Images

Un sorcier, des skis et une prophétie: les secrets de Jannik Sinner, nouveau numéro un mondial de tennis

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Jannik Sinner n’a que 22 ans, mais il conteste la hiérarchie mondiale d’un tennis où la succession du Big Three (Federer-Nadal-Djokovic) était uniquement promise à Carlos Alcaraz.

Les yeux du monde de la petite balle jaune sont tournés vers Melbourne. A la fin de ce mois de janvier 2019, ils ne voient que Novak Djokovic, lauréat de son septième Open d’Australie après une leçon infligée à Rafael Nadal, en deux heures et trois sets. Le regard de Jannik Sinner, lui, est rivé au sol, comme s’il tentait de retrouver ce moral bien enfoui au fond de ses chaussettes. Le jeune Italien, 17 ans à peine, quitte le Challenger de Monastir par une défaite contre le Britannique Evan Hoyt, 492e mondial. «Je suis arrivé en Tunisie avec la mauvaise mentalité, j’étais un peu confus dans ma tête», racontera Sinner, un mois plus tard à peine. Cette fois, les yeux sont fièrement levés. Un peu embués, aussi. A Bergame, sur les courts indoor de son Italie natale qui flattent tant sa frappe de balle surpuissante, ce grand adolescent aux cheveux roux vient de remporter le premier titre de sa carrière. «Maintenant, je me suis trouvé, et j’espère continuer sur cette voie.»

La voie était une autoroute. Cinq ans plus tard, Jannik Sinner donne la leçon en trois sets au Bulgare Grigor Dimitrov pour se hisser dans le dernier carré de Roland-Garros et quitte le court Philippe-Chatrier sur une nouvelle inattendue. Intervieweur d’après-match pour le tournoi français, Fabrice Santoro, ancienne coqueluche du public hexagonal, apprend à l’Italien le forfait de Novak Djokovic pour son quart de finale contre Casper Ruud, dont la conséquence était déjà connue avant le tournoi: puisque le glouton serbe n’est plus en mesure de défendre les points conquis à la porte d’Auteuil l’année précédente, Jannik Sinner deviendra, quoi qu’il arrive, le nouveau numéro un mondial le lundi suivant. Si Carlos Alcaraz, vainqueur à Paris, s’impose bel et bien comme la nouvelle star du tennis, Jannik Sinner est armé pour lui rendre la vie dure.

Le sorcier et la prophétie

L’histoire de Jannik Sinner semble pourtant initialement vouée à s’écrire avec des skis aux pieds. Né dans le Sud-Tyrol, cette région de la Botte où l’on parle presque plus naturellement allemand qu’italien, il grandit dans la station de Sesto et brille sur les pistes dès son plus jeune âge, décrochant un titre de champion d’Italie chez les benjamins puis, en 2012, une médaille d’argent nationale en slalom géant. C’est pourtant le tennis qui finit par le happer, et les grands moyens se mettent en œuvre pour exploiter son potentiel. Sinner n’a que 13 ans quand il traverse le nord de l’Italie d’est en ouest pour rallier Bordighera et suivre les séances intensives de l’académie du «sorcier» Riccardo Piatti.

Devenu célèbre dans le milieu au terme du siècle dernier, lorsqu’il a transformé l’anonyme Ivan Ljubicić en troisième joueur mondial et demi-finaliste de Grand Chelem, Piatti s’est ensuite occupé de talents comme Novak Djokovic, Richard Gasquet ou Milos Raonic. Il décèle très vite les atouts d’un Sinner qu’il envoie se frotter au circuit Futures (le premier échelon des tournois pro) dès 2018, négligeant la catégorie Juniors où il n’apprend que trop peu face à des adversaires qui s’effondrent souvent mentalement. L’année suivante, ses premiers succès face à des joueurs classés dans le Top 500 du classement mondial sont un déclencheur. La saison se termine d’ailleurs par une invitation de dernière minute pour les Next Gen Finals, rendez-vous qui rassemble, à Milan, les huit meilleurs jeunes joueurs du circuit. Benjamin et candidat le moins bien classé, Jannik Sinner remporte le tournoi à l’issue d’une finale où il a largement dominé l’Australien Alex De Minaur. L’année se conclut dans le Top 100, avec les compliments d’un Piatti qui affirme ne jamais avoir travaillé avec un tel talent au même âge, et avec la pancarte du coming man dont personne n’a envie de croiser la route.

En 2020, il est le premier joueur à atteindre les quarts de finale de Roland-Garros dès sa première participation depuis, et contre, Nadal en personne. © Getty Images

«C’est un tirage au sort compliqué, sans doute l’un des plus difficiles», concède d’ailleurs David Goffin à l’aube de l’édition 2020 de Roland-Garros, qui lui offre un duel contre l’Italien dès le premier tour. Le Liégeois sait de quoi il parle, lui qui a déjà subi la loi de Sinner à Rotterdam en février, juste avant la crise sanitaire. Surtout, il a eu l’occasion de le côtoyer à l’entraînement et de découvrir le potentiel du Tyrolien à l’abri de la pression, au point d’oser une prophétie: «On s’est déjà souvent entraînés ensemble à Monaco et là, peu importe qui se trouve en face de lui, il met des tôles à tout le monde. S’il poursuit sa progression, il fera un jour partie du top mondial et sera un prétendant à des victoires en Grand Chelem.»

«Maintenant, je me suis trouvé, et j’espère continuer sur cette voie.»

Nadal et le Masters

La levée parisienne de 2020 est un premier indicateur. Déjà tombeur de Stéfanos Tsitsipás lors du tournoi de Rome, Sinner sort Alexander Zverev du tableau de Roland-Garros et s’offre un premier quart de finale en Grand Chelem face au maître des lieux, Rafael Nadal. Il n’y en a évidemment que pour le Majorquin, qui dispute ce jour-là son 100e match à la porte d’Auteuil lors d’une rencontre conclue à 1h30 du matin, mais l’Italien tient le choc pendant près de trois heures, et donne un premier signe de ses ambitions futures. Il est d’ailleurs le premier joueur à atteindre les quarts de finale du tournoi parisien dès sa première participation depuis Nadal en personne, qui l’avait fait en 2005. Prometteur.

Paradoxalement, la brique ocre est loin d’être la surface de prédilection du cogneur italien, qui exprime bien mieux ses qualités offensives sur la surface dure. L’année suivante, c’est au tournoi de Miami qu’il atteint sa première finale dans un Masters 1000, la catégorie juste en dessous des tournois du Grand Chelem. S’il s’y incline face au solide Polonais Hubert Hurkacz, Sinner marque les esprits en Floride. Notamment celui d’Alexander Bublik, balayé en quart de finale et visiblement admiratif dès l’accolade au filet: «Tu n’es pas humain, mec. Tu as 15 ans et tu joues comme ça… Respect.»

Jannik, dont les cheveux bouclés commencent à être connus sur le circuit, a en vérité 19 ans, mais l’appétit d’un enfant couplé à la puissance d’un titan. Sa belle saison lui offre un ticket de dernière minute pour les Masters, où s’affrontent les joueurs du Top 8, à la suite du forfait de son compatriote Matteo Berrettini. Une victoire et une défaite lui permettent de conclure l’année dans les dix premiers mondiaux.

L’éveil de Sinner

Les marches vers le sommet ne sont plus très nombreuses, mais ce sont les plus complexes à gravir. 2022 est l’année des quarts de finale, terminus commun à l’Open d’Australie (face à Tsitsipás), à Wimbledon (contre Djokovic) puis encore à New York (battu par Alcaraz). Les deux dernières éliminations sont les plus marquantes: sur le gazon londonien, Sinner mène deux sets à zéro face au champion serbe, qui finit par retourner le score dans un scénario dont lui seul a le secret. De l’autre côté de l’Atlantique, le duel face à Carlos Alcaraz est la deuxième occurrence en Grand Chelem (il l’avait battu en huitième de finale à Wimbledon) d’un match appelé à devenir le classique du futur, et le spectacle est au rendez-vous: cinq sets dont deux conclus au tie-break, et 5h15 de match clôturé par un succès de l’Espagnol, qui cueillera son premier sacre dans un Majeur et la place de numéro un mondial au bout de la quinzaine. Sinner, lui, finit l’année au quinzième rang, connaissant son premier recul annuel depuis son entrée sur le circuit en 2018.

Les doutes ne durent pas. 2023 est la véritable année de la confirmation. S’il est depuis toujours un bon attaquant, l’Italien devient en deuxième partie de saison un redoutable défenseur et progresse également dans ses montées au filet. Sa progression lui permet d’appartenir, petit à petit, à cette catégorie restreinte de joueurs qui n’ont pas vraiment de point faible et prétendent à la succession des trois héros du début de siècle. Finaliste à Miami (battu par Daniil Medvedev), il efface rapidement la déception d’un Roland-Garros raté en disputant sa première demi-finale de Grand Chelem à Wimbledon, où il doit encore une fois s’incliner face à Djokovic. Son premier Masters 1000 en poche à Toronto, suite à un succès contre un Alex De Minaur qui semble devenir sa victime préférée, Sinner aborde une fin de saison qui le fait changer de dimension.

Dans un Pala Alpitour de Turin entièrement acquis à sa cause, avec des tifosi en folie dont ses désormais célèbres «Carota Boys» qui le suivent à chaque apparition dans des costumes de carotte depuis le tournoi de Rome après l’avoir vu manger le légume en plein match, Jannik Sinner fait la loi contre les meilleurs joueurs de la planète. Il balaieTsitsipás d’entrée, puis vient enfin à bout de Djokovic au terme d’un match d’anthologie de plus de trois heures et conclut son parcours sans faute vers les demi-finales en écartant le Danois Holger Rune. Le Tyrolien bat encore Medvedev, puis retombe sur le numéro un mondial serbe en finale et doit s’incliner. La revanche ne tarde pas, puisque la Serbie de Djokovic est au menu des demi-finales de la Coupe Davis, dont la phase finale est disputée au bout de la saison et remportée par l’Italie, une première depuis 1976. Dernière marche vers le Saladier d’argent, l’Australie d’Alex De Minaur confirme l’ascendant de Sinner sur celui qui devient son adversaire de prédilection.

«Peu importe qui se trouve en face de lui, il met des tôles à tout le monde.»

Début 2024, Sinner atteint les demi-finales de l’Open d’Australie sans perdre le moindre set. Un tempo de patron qu’il lâchera face à Djokovic. © Getty Images

Arrivée au sommet

Quatrième joueur mondial à l’aube de l’année 2024, Sinner atteint les demi-finales de l’Open d’Australie sans perdre le moindre set. Un tempo de patron qu’il lâche face à Novak Djokovic, abandonnant le troisième set au tie-break. L’essentiel est pourtant ailleurs, puisque Jannik Sinner s’impose en quatre manches contre le maître des lieux, mettant un terme à une série hallucinante de 33 matchs sans défaite pour Djokovic à Melbourne. Le scénario de la finale est encore plus haletant, avec un départ manqué et deux premiers sets perdus contre Medvedev pour retourner la rencontre et remporter son premier Grand Chelem dès son baptême en finale. Les marches vers le sommet sont de moins en moins nombreuses, et le Tyrolien semble avoir compris comment les gravir.

Encore vainqueur du tournoi de Rotterdam (face à De Minaur, évidemment), puis d’un Masters 1000 de Miami dont il remporte enfin la finale à sa troisième tentative, Jannik Sinner ne perd que deux fois lors des six premiers mois de la saison, asseyant son statut de nouvel homme fort du circuit. Son Roland-Garros raté de 2023 lui donne l’opportunité de grappiller de précieux points à la porte d’Auteuil, et la dégringolade d’un Djokovic loin de sa meilleure forme fait le reste: le 4 juin 2024, l’Italien inscrit son nom dans l’histoire du tennis. Parce que depuis la prise de pouvoir de Roger Federer en février 2004, ils ne sont que sept à avoir connu le privilège du trône mondial: le Suisse, Rafael Nadal, Novak Djokovic et Andy Murray, bien sûr, les membres du célèbre «Big Four», puis la relève enfin incarnée par Daniil Medvedev, Carlos Alcaraz et, désormais, Jannik Sinner.

Au moment de son éclosion, c’est justement au premier nom de la liste que Riccardo Piatti osait comparer son poulain. Parce que comme Roger Federer, l’Italien est capable de donner l’impression que le tennis n’est pas un métier, mais reste un jeu. «C’est juste un mec très fort qui aime jouer au tennis», clamait alors son ex-entraîneur. Et depuis le déclic de Bergame, en ce début d’année 2019, il est de plus en plus incontestable que Jannik Sinner a bien fait de s’éloigner de la neige pour vivre une vie où les raquettes se prennent en main.

Comme Federer, il est capable de donner l’impression que le tennis reste un jeu, non un métier.

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