Sportwashing: le Rwanda est-il le nouveau Qatar?
Hôte de l’élection présidentielle de la Fifa, le Rwanda devient un acteur majeur du sport mondial. Un peu de softpower est toujours bienvenu.
Les projecteurs sont éteints sur le Qatar mais ils se rallumeront sur le Rwanda. En 2025, le pays des mille collines accueillera les championnats du monde de cyclisme sur route, devenant ainsi le premier pays africain à les organiser. Jusqu’à cette date, les événements se succéderont: assemblée générale de la Fifa à Kigali ce 16 mars, Afrobasket féminin, Veteran Clubs Word Championship, qui rassemblera en 2024 des légendes du football mondial, ou encore le 16e tour cycliste du Rwanda, le plus grand événement du genre en Afrique.
Qatar et Rwanda, voilà deux Etats faits pour s’entendre. Partis de rien, l’un émergeant du sable, l’autre des cendres du génocide de 1994, ils exercent une influence inversement proportionnelle à leur taille, inférieure à celle de la Belgique. A leur tête, deux leaders ambitieux et autoritaires, Tamim ben Hamad al-Thani (42 ans) et Paul Kagame (65 ans), désireux de se profiler comme des champions de la croissance mais aussi du développement.
La dynastie al-Thani règne sur le Qatar depuis l’indépendance en 1971, tandis que Paul Kagame, président élu depuis 2000, mais homme fort du Rwanda depuis 1994, pourrait rester à la tête de l’Etat… jusqu’en 2034, soit 40 ans de règne.
Les deux autocrates ont un modèle: Singapour, une cité-Etat tenue d’une main de fer sous des apparences démocratiques. C’est aussi un pays riche, comme le Qatar, et comme le Rwanda rêve de le devenir un jour, alors qu’il est aujourd’hui l’un des plus pauvres. Cette vérité dérange Paul Kagame, qui n’a jamais accepté que le mot pauvreté soit systématiquement accolé au continent africain. C’est pourquoi le Rwanda a voulu rectifier l’image grâce au tourisme, avec priorité aux voyageurs fortunés prêts à payer des centaines de dollars pour une nuitée dans un luxueux lodge, et 1 500 dollars pour une randonnée de quelques heures à la rencontre des gorilles de montagne.
Il ne s’agit pas simplement de dépenser de l’argent en publicité pour dire que votre pays est heureux.
Une coûteuse promotion
Le sport est un outil de choix dans le projet de «nation branding» des deux Etats. On l’a vu avec le Mondial au Qatar. En 2018, le Rwanda Development Board a déboursé près de quarante millions d’euros pour avoir le droit d’apposer «Visit Rwanda» sur le maillot d’Arsenal, dont Kagame est un fervent supporter. En 2019, le logo s’est retrouvé sur les kits d’entraînement du PSG, club français propriété du Qatar Investment Authority, pour un contrat de trois ans, à raison de dix millions d’euros par an. Le PSG a également décidé de lancer une académie au Rwanda. Les deux contrats ont entre-temps été renouvelés et plusieurs joueurs invités à explorer les offres touristiques du pays.
«La venue de Lionel Messi au PSG a engendré une augmentation de sept millions de fans en quelques jours sur Instagram et Facebook, note le Burkinabé Jean Cyrille Bado, qui se présente sur LinkedIn comme spécialiste du conseil en image de marque. Ce qui veut dire que le Rwanda a été exposé à plus de sept millions de personnes supplémentaires en l’espace de quelques jours. Pour un pays enclavé de l’Afrique de l’Est, cela constitue une exposition exceptionnelle. Maintenant, imaginez que seulement 10% des sept millions de personnes décident d’opter pour la destination Rwanda pour leurs prochaines vacances, voici un bel exemple qu’il faut intégrer la brand attitude dans nos stratégies de développement national.»
Voilà qu’en Belgique aussi, le Rwanda investit dans une coûteuse promotion de ses atouts. Le 26 décembre dernier, l’ambassadeur du Rwanda à Bruxelles s’est rendu à Ostende pour assister au lancement de la campagne promotionnelle #VisitRwanda au COREtec Dôme, le port d’attache du Filou Ostende, le club de basket local. Les cinq mille spectateurs (capacité maximale) de cette arène de la côte belge ont ainsi eu l’occasion de voir sur un écran géant des vidéos vantant les charmes du lac Kivu, les jolies routes pour s’adonner au cyclisme, le Canopy walkway dans le parc national de Nyungwe…
Le sport, ça rapporte
Est-il bien raisonnable d’injecter autant d’argent quand le revenu moyen par habitant s’élève à deux 2 euros par jour? «C’est un pied de nez à l’aide internationale», avait asséné le parlementaire britannique Andrew Bridgen au sujet du sponsoring d’Arsenal. Le Royaume-Uni participe directement au budget du Rwanda, sans droit de regard sur l’utilisation des fonds, là où la Belgique intervient aussi massivement, mais par le biais de programmes et de projets cogérés. «Le budget de notre pays n’est plus composé qu’à 17% d’aide étrangère», assure Joël Ndoli Pierre, conseiller à l’ambassade du Rwanda à Bruxelles.
Dans ces fonds propres, le tourisme sportif occupe une place grandissante: chaque année, des milliers de sportifs, amateurs ou professionnels, foulent le sol rwandais pour participer à une compétition ou faire une randonnée à vélo. D’après le Premier ministre Edouard Ngirente, l’industrie du tourisme sportif a engendré plus de six millions de dollars en 2021, ce qui représente 13% du total des revenus générés par l’industrie Mice (Meetings, Incentives, Conferences and Events). «Cela montre un retour positif des investissements récemment réalisés dans ce secteur», a ajouté Ngirente. Ce développement, a-t-il souligné, intervient à un moment où le Rwanda se positionne comme un centre régional de tourisme sportif.
«Les compétitions internationales remplissent les hôtels et rapportent de l’argent, constate l’activiste Luc Rugamba, de l’Action citoyenne pour la paix, basée en Suisse. Mais cela ne développe guère le sport au Rwanda, car on met en évidence des joueurs étrangers, pas des locaux. On investit trop dans l’image, pas assez pour changer la réalité. En fait, la réalité est trop lente pour Kagame, il veut des résultats immédiats.» Des propos qui ont le don d’agacer Joël Ndoli Pierre: «Le soi-disant bling-bling n’existe qu’aux yeux de ceux qui ne voient pas tout le travail qui se fait dans l’ombre», rétorque-t-il. De fait, les contrats avec Arsenal et le PSG comportent aussi un volet de promotion du football auprès des jeunes, par des vedettes de ces clubs. Des centres de formation ont été créés ou sont en phase de création, dont un à Shyorongi, au nord de la capitale.
Droits humains bafoués
Ces investissements massifs dans le sport relèvent-ils, comme au Qatar, du sport- washing, à savoir une façon de se donner une belle image pour faire oublier un mauvais bulletin en matière de droits humains et sociaux? Et, par voie de conséquence, le Rwanda fera-t-il l’objet d’une même campagne de critiques, voire de dénigrement, que le Qatar?
Sur la première question, le Rwanda a certainement intérêt à redorer son blason. Cet Etat se situe dans les profondeurs des classements de la démocratie et des libertés individuelles. Des dizaines d’opposants croupissent en prison, certains y ont laissé la vie, d’autres ont été tués à l’étranger. L’opposition politique est muselée et la liberté de la presse inexistante. En octobre 2017, la sous-commission de l’ONU pour la prévention de la torture avait écourté sa visite en raison «d’une série d’obstructions de la part des autorités», notamment pour accéder à des lieux de détention.
En 2020, le Belgo-Rwandais Paul Rusesabagina, héros du film Hotel Rwanda qui relate comment il a sauvé 1 268 réfugiés durant le génocide, a été arrêté pour «terrorisme» par des agents rwandais à Dubaï et transféré à Kigali, ce que ses avocats ont qualifié d’enlèvement. Un procès sommaire a débouché sur une peine de 25 ans de prison. Ni la Belgique ni les Etats-Unis, où il résidait, n’ont réussi jusqu’à présent à le faire libérer. Depuis longtemps, le Rwanda est également un fauteur de guerre dans l’est de la République démocratique du Congo: l’Union européenne a récemment appelé Kigali à cesser tout soutien aux rebelles du M23, lesquels se sont emparés de plusieurs localités du Nord-Kivu, semant la mort et la désolation. Pendant ce temps, les richesses minières et agricoles du Congo sont exportées via le Rwanda et des réseaux qui n’alimentent en rien le trésor public congolais…
Mais il est peu probable que le Rwanda subisse les mêmes foudres que le Qatar. Les Etats occidentaux portent toujours le poids de la culpabilité de ne pas être intervenus pour empêcher le génocide des Tutsis. Le Rwanda n’hésite d’ailleurs pas à brandir cet argument pour faire taire les critiques. D’autre part, la croissance économique impressionne, ce qui se traduit par de meilleures conditions de vie. Les Américains et les Britanniques figurent parmi les fervents soutiens de Kigali. La France aussi est rentrée dans le rang, après avoir été accusée d’avoir soutenu l’ancien régime génocidaire. Avec l’appui du président Macron, une fidèle de Paul Kagame a été nommée à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie, dont le siège est à Paris, bien que le Rwanda ait évacué la langue française de l’espace public.
Les compétitions internationales remplissent les hôtels. Mais cela ne développe guère le sport au Rwanda.
La Fifa aussi y est allée de sa compassion. En 2002, le précédent président de l’organisation, Joseph Blatter, faisait un don de 25 000 dollars pour le mémorial du génocide de Gisozi. La Fifa a également financé la construction de la Maison du football réunissant sous le même toit le siège de la Fédération rwandaise de football (Ferwafa) et son centre technique. Le Qatar, lui, n’a pas pu jouer de carte victimaire. Au contraire, sa prospérité a le don d’agacer des Européens confrontés à des crises à répétition. L’empreinte écologique dégagée par l’organisation du dernier Mondial a confiné au scandale, là où le Rwanda se profile en champion de l’éco- logie, bannissant le plastique et instaurant des journées sans voiture.
Le sportwashing ne dure pas longtemps
Reste à voir l’utilité du sportwashing. Les grands événements tels que les tournois sportifs contribuent-ils à améliorer l’image de marque d’un pays? Très peu, en fait. Les gens ont vite oublié. «Leur impact positif n’excède pas six à douze mois tout au plus, précise Simon Anholt, fondateur du Anholt-Ipsos Nation Brands Index (54 pays). Mais ils peuvent s’inscrire dans un processus d’amélioration à plus long terme.» Il faut donc maintenir le cap pendant de nombreuses années, sinon l’image traditionnelle du pays reprend le dessus. Le mérite du Rwanda est de s’être projeté comme un hub de modernité en Afrique de l’Est, jusqu’à changer la toponymie des rues et des villes. Résultat, plus personne ne fait référence au Kigali d’avant-génocide.
Le Qatar, lui, a lancé une intense promotion touristique en parallèle avec la Coupe du monde. Pour Simon Anholt, «cela semble être une démarche intelligente: capter la bonne volonté et la notoriété du tournoi et les convertir en visites dans le pays pendant que l’image est encore fraîche dans l’esprit des gens». Mais il ne suffit pas de faire de la publicité pour que l’image d’un pays reste positive dans l’esprit du public: «Toutes mes recherches montrent que ce qui fait vraiment la différence, c’est d’agir concrètement, de s’attaquer de manière visible et imaginative au changement climatique, à la pauvreté et aux inégalités, aux droits de l’homme, aux maladies ou aux conflits, tant au niveau national qu’international, répond-il. Il ne s’agit pas simplement de dépenser de l’argent dans des campagnes de publicité et de relations publiques pour dire au monde entier que votre pays est heureux, riche, beau et prospère: on n’en tient pas compte.»
Organiser un grand événement peut même s’avérer contre-productif, car il ouvre un boulevard aux ONG de défense des droits humains qui saisiront l’occasion pour jeter une lumière crue sur le pays. «Le fait qu’un pays hôte dépense d’énormes sommes d’argent public pour accueillir un événement sportif alors qu’il n’est pas en mesure de s’occuper de sa population constitue un scandale tout trouvé et ce, à juste titre.» Surtout si le pays est lui-même corrompu ou corrupteur, une accusation qui a lourdement visé le Qatar. Dans le classement de Transparency International par indice de perception de la corruption, le Rwanda se situe encore plus bas que le Qatar, malgré les efforts de Kigali pour combattre ce fléau.
En attendant, aucune action spécifique ne semble avoir été planifiée par les opposants pour dénoncer la violation des droits humains au Rwanda alors que s’y profile la plus grande compétition cycliste au monde. Comme pour les appels au boycott du Qatar, ils interviennent de toute façon très tard: c’est au moment de l’attribution des tournois que l’exposition d’un pays est la plus forte, et l’opposition la plus à même d’être entendue.
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