Série 5/7 | En sport, l’insulte aide-t-elle à gagner?
L’essentiel
• Les sportifs ont souvent recourt à l’insulte pour déconcentrer ou énerver un adversaire.
• Les athlètes aux nerfs fragiles sont souvent connus et, dès lors, ciblés expressément.
• L’insulte fait partie intégrante du football, où elle est presque devenue une institution.
• D’autres sports, comme le tennis, sont plus stricts envers les insultes et les sanctions y sont plus fréquentes.
• Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’insulte a parfois des effets positifs sur les performances des athlètes.
Miroir déformant de la société, le sport grossit forcément l’art de l’insulte sur tous les terrains. Souvent en dessous de la ceinture, parce que les poings justifient les moyens.
Ils ne sont que 65. La preuve que marquer en finale d’une Coupe du monde n’est pas le plus partagé des privilèges. Encore moins quand, comme Marco Materazzi, on est un défenseur qui passe plus de temps à protéger les filets de son équipe qu’à partir à l’assaut de ceux de l’adversaire. Pourtant, au dernier coup de sifflet de l’apothéose du Mondial 2006, on se souvient à peine que l’égalisation italienne de la 19e minute est partie du front du défenseur de l’Inter. Si ce dernier est resté dans l’histoire, c’est surtout parce qu’il a reçu le fameux «coup de boule», réaction violente de Zinedine Zidane suite à une altercation verbale qui ne restera pas longtemps secrète. Le génie du football français, auteur de l’ouverture du score, est exclu pour son geste et voit ses coéquipiers s’incliner aux tirs au but. L’Italie a gagné, Materazzi aussi.
«Zidane m’a dit qu’il m’offrirait son maillot à la fin du match», racontera bien plus tard l’Italien. Remarque ironique du Français, agacé des tirages de vareuse à répétition de son adversaire. La réplique fuse: «Je préfère que tu me donnes ta pute de sœur.» A défaut d’être originale, la saillie produit son effet. Parce que sur les terrains, l’insulte est l’un des moyens les plus fréquemment utilisés pour déconcentrer, voire énerver, un adversaire. Souvent, on pointera d’ailleurs plus facilement du doigt celui qui est incapable de résister à la pression que l’auteur. Les sportifs aux nerfs fragiles sont ainsi connus des vestiaires ou des staffs, au point d’inciter dès la causerie d’avant-match à les titiller pour appuyer là où ça fait mal.
Alors très jeune entraîneur, promu sur le banc du Lierse en deuxième division, le Belge d’origine anglaise Will Still (aujourd’hui à Lens) avait maladroitement montré aux caméras de la chaîne flamande Sporza la réalité d’un discours fleuri qu’on entend encore aujourd’hui dans la majorité des vestiaires, avant une rencontre face au Cercle de Bruges: «Est-ce qu’on est des putes, qui vont se faire enculer par ces arrogants du Cercle?» Une saillie qui lui avait valu les critiques des consultants de la presse du nord du pays, que l’intéressé avait regrettée en partie dans les colonnes de la Gazet van Antwerpen: «A ce moment-là, c’étaient selon moi les bons mots pour toucher les joueurs dans le cadre du vestiaire, mais pas hors de celui-ci. Et ça a réussi.» Les Brugeois étaient favoris, mais les hommes de Still empochent la totalité de l’enjeu. Au cœur d’un vestiaire, la stimulation de l’ego parfois excessive fait souvent mouche et les trois points semblent toujours justifier les moyens.
Dans le monde du football, ceux qui foulent les pelouses sans jamais se défaire d’une réputation de «bad boy» s’en donnent donc à cœur joie. En France, Marco Materazzi est devenu un salaud. En Italie, en revanche, il est un héros. Parce que dans les stades de foot, le culte de l’insulte qui fait mouche est presque une institution.
Un statut «à part»
Il y a même, dans les tribunes, une revendication de ce statut «à part». De cette spécificité que ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un kop où les gorges brûlent comme les fumigènes ne pourraient pas comprendre. Au cœur de l’automne 2019, Roxana Maracineanu s’attaque à ces curieux codes injurieux des supporters. Ancienne médaillée olympique de natation devenue ministre des Sports du gouvernement français entre 2018 et 2022, elle fait de la lutte contre l’homophobie dans les stades son premier grand combat. A l’aube de la saison 2019-2020, le spectre des rencontres arrêtées pour chants homophobes plane alors sur le football professionnel hexagonal.
Dès le mois d’août, lors d’une rencontre entre Nancy et Le Mans, les supporters nancéens sont avertis par le speaker du stade Marcel Picot à la suite d’un chant qualifiant les Messins du club rival voisin de Metz de «pédés». La réponse des ultras à l’avertissement a des airs de provocation: «La Ligue, la Ligue, on t’encule.» Le match est interrompu, et la colère monte dans le monde du football. Alors président de la Fédération française de football (FFF), Noël Le Graët raconte au quotidien Ouest-France qu’on «arrête trop de matchs», puis ajoute sur les ondes de France Info que «le racisme et l’homophobie, ce n’est pas la même chose». L’affaire pousse même les portes de l’Elysée, et force Emmanuel Macron au recadrage. Le président appelle à la clarté, au discernement et avertit du piège des fausses polémiques, reconnaissant toutefois le statut spécifique de l’enceinte sportive: «Je ne suis pas non plus naïf. On sait ce qu’est un stade qui s’embrase et parfois les noms d’oiseaux, pour dire le moins, qui volent. Donc, je ne suis pas en train de dire que tout ça doit se terminer.»
Au sein de l’Instance nationale du supportérisme (INS), on se fait alors entendre par la voix du sociologue Nicolas Hourcade. Ce représentant des tribunes explique dans Le Monde que les ministres «sont persuadés de défendre une cause noble, et l’accord est en effet large sur la nécessité de lutter contre l’homophobie, mais ils ne comprennent pas le contexte dans lequel ils agissent». Ce contexte, Hourcade le développe dans les pages du Dauphiné Libéré: «Les ultras rejettent la morale du fair-play. Pour eux, le sport est un combat entre deux camps où l’on peut discréditer l’adversaire. Du coup, l’insulte volontairement exagérée fait partie du répertoire.»
Les lois tacites semblent avoir décidé que l’insulte faisait partie du jeu.
L’insulte tout-terrain
Sport le plus populaire, dont les insultes font le plus rapidement le tour du monde, le football est pointé du doigt par les autres disciplines comme le cancre du fond de la classe. «Ça part un peu en match de foot», grince ainsi David Goffin dans la foulée d’un match à Roland-Garros où «des gens au bord du court ont tenté de me déstabiliser, avec des mots assez durs que je ne répéterai pas». Sur les courts, l’ambiance habituelle est plutôt aux gradins silencieux et aux accolades respectueuses en bout de match. Les exceptions sont si rares qu’elles sont connues de tous et fréquemment sanctionnées par les arbitres ou les organisateurs, comme le Français Benoît Paire ou l’Australien Nick Kyrgios. Comme s’il était inspiré par le registre de Marco Materazzi, le natif de Canberra avait lâché à Stan Wawrinka lors d’un duel à Montréal en 2015: «Kokkinakis a couché avec ta copine. Désolé de te l’apprendre.» Resté de marbre pendant la rencontre, son adversaire suisse s’était ensuite épanché sur les réseaux sociaux: «Je n’aurais pas pu imaginer qu’un athlète soit irrespectueux à ce point. Ce qui a été dit, je ne l’aurais même pas dit à mon pire ennemi.»
Au sein des suiveurs, Kyrgios a évidemment ses partisans. Ceux qui se prononcent contre l’aseptisation du sport aiment les frasques de l’Australien qui déborde des lignes très strictes du code tennistique. Adepte de la provocation, le finaliste de Wimbledon 2022 emprunte ses codes au trash-talk à l’américaine, très répandu chez les sportifs de l’autre côté de l’Atlantique. Icône du genre, le boxeur Mohamed Ali avait promis en prélude à un combat de «botter le cul de George Foreman». Sur les parquets de la NBA, certains des plus grands champions de l’histoire du basket-ball se sont également distingués par leur façon de déstabiliser l’adversaire par l’insulte, parfois en dessous de la ceinture. Considéré comme le plus «trash» en la matière, Kevin Garnett était capable de traiter un adversaire de «cancéreux», de s’en prendre à la femme de Carmelo Anthony en plein match ou de souhaiter un «Happy Mother’s Day, motherfucker» à Tim Duncan, dont la mère était décédée dans sa jeunesse. Là aussi, les sanctions sont rares. Faute de preuve, souvent, mais aussi parce que les lois tacites semblent avoir décidé que l’insulte faisait partie du jeu.
Tant que certains perdront leurs moyens, il y aura des athlètes pour considérer les coups bas verbaux comme légitimes.
Les bienfaits de la grossièreté
Si le sport a autant recours au langage fleuri, généralement du côté masculin et souvent sous la ceinture, c’est sans doute parce qu’il reste un milieu où les aspects virils exacerbés restent considérés comme des atouts presque indispensables pour gagner. Aux Etats-Unis, des livres sont ainsi écrits sur l’art du trash-talk. Rafi Kohan est l’auteur de l’un d’eux –Trash Talk: The Only Book About Destroying Your Rivals That Isn’t Total Garbage– et y mêle histoires de stars mondiales et approche scientifique. Il pointe trois effets de la pratique sur les victimes: elle peut sortir un sportif de sa zone de fonctionnement optimal en altérant son niveau de stress, créer une distraction momentanée voire une surcharge cognitive ou, plus surprenant, augmenter la motivation de certains athlètes. Curieux? Chez les Anglais, une étude de la Keele University, menée en 2017, a démontré que les performances de personnes sur un home-trainer étaient légèrement supérieures quand ils avaient le droit de proférer des insultes en pédalant.
L’autostimulation par l’insulte est une chose, le fait de se transcender face aux mots d’un adversaire ou du public en est une autre. Tant que certains continueront à perdre leurs moyens, il y aura des athlètes ou des entraîneurs pour considérer que les coups bas verbaux sont légitimes sur les terrains de sport. Tant pis si certains se subliment sous les concerts de sifflets et rendent les insultes contre-productives. Le sport ne risque pas de changer d’avis de sitôt. Parce qu’il restera toujours des épisodes comme celui de la finale de la Coupe du monde 2006. Et qu’à Berlin, dans l’histoire qui a opposé Zinedine Zidane à Marco Materazzi, c’est l’Italien qui soulève le trophée à la fin.
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