Retour sur le parcours de George Kessler: «Sept heures c’est sept heures. Punkt aus»
George Kessler a entraîné Anderlecht, Bruges, le Standard et l’Antwerp. Un homme tout à fait particulier, obsédé par la précision. Retour sur son parcours, quelques jours après son nonantième anniversaire.
Une journée torride au Pirée, en Grèce. George Kessler entraîne l’Olympiacos, où il a été accueilli comme le Messie. Le propriétaire du club est un armateur richissime. Il est tombé sous le charme de ce coach et a envie d’entretenir une relation plutôt amicale avec lui. Il observe un entraînement, et une fois celui-ci fini, il s’adresse à Kessler et lui dit qu’il peut l’appeler par son prénom. Il lui demande alors comment lui doit l’appeler. George Marie Kessler trouve sa question sans intérêt et lui répond, du tac au tac: «Appelez-moi simplement Mister Kessler.»
Appelez-moi simplement Mister Kessler.» George Kessler
Il a toujours veillé à maintenir ses distances, ça faisait partie de son aura, de son charisme. Il aimait la classe, le style. À Berlin, où il a entraîné le Hertha pendant trois ans, il a été surnommé Sir George. Ça lui plaisait beaucoup. Il appréciait les milieux huppés, estimant que ça collait parfaitement avec son rang. Il cherchait toujours à dégager quelque chose de particulier. Kessler ne parlait pas, il enseignait. Il ne marchait pas, il se promenait. Partout où il est passé, il est apparu comme une personnalité exceptionnelle. Et il a impressionné par son tempérament indépendant. Une vertu qui lui avait été enseignée quand il était gamin. À six ans à peine, il avait pris seul un train de Saarbrücken à Maastricht. Il devait changer deux fois de train, mais ça ne lui posait pas de problème.
ABFAHREN!
George Kessler était un organisateur, un stimulateur, un correcteur. Il imposait une discipline tellement poussée à l’extrême qu’il flirtait parfois avec les limites du supportable. Quand il entraînait Cologne, le légendaire gardien Toni Schumacher a expliqué qu’avec lui, même les mouches volaient dans la même direction. Kessler l’a pris comme un compliment.
Lors de ce passage à Cologne, le président lui a demandé s’il pouvait monter dans le bus des joueurs pour aller à un entraînement, lors d’un déplacement au Portugal pour un match européen. George Kessler n’y voyait pas d’inconvénient. Le départ du bus était prévu à sept heures. Une minute avant le départ, tout le monde était dans le bus, sauf le président. Le coach a entendu les joueurs glousser, s’amuser. Allait-il oser faire démarrer le car à l’heure prévue? À sept heures pile, il a dit au chauffeur: Abfahren. Au même moment, le président est sorti de l’hôtel. Le chauffeur voulait l’attendre, mais le coach est resté ferme: Abfahren! Les joueurs ont bien rigolé. Kessler disait parfois qu’un entraîneur devait montrer qu’il était là. Après cette scène, le président a expliqué qu’il avait trouvé le comportement du coach un peu exagéré. Kessler a donné sa version: «Sept heures, c’est sept heures. Punkt aus.»
MALADE DES HOROSCOPES
Né en Allemagne, dans la Sarre, et élevé aux Pays-Bas, à Sittard, George Kessler était un entraîneur qui accordait une importance particulière à la beauté du jeu. Il ne voulait pas seulement gagner, il cherchait à gagner en proposant du beau football. Mais ce n’était pas vraiment l’image qu’il renvoyait. On le décrivait plutôt comme un organisateur, plus que comme un véritable expert. On disait qu’il n’était pas si bon sur le plan tactique. Et il était plus fort pour parler que pour donner des entraînements. Ce jugement ne l’empêchait pas de dormir. Il estimait simplement qu’en matière de tactique, il était en avance sur son temps. Il pensait que ce n’était pas nécessaire d’en jeter, il préférait garder ses idées tactiques pour lui.
C’était un homme rationnel et méthodique. Il avait toutefois un côté irrationnel. Il épluchait par exemple trois horoscopes de ses joueurs: un européen, un chinois et un celte. Parce qu’il voulait pénétrer la personnalité de ses footballeurs. Il commandait des études sur leur rythme biologique. Mettre chaque homme à la meilleure place, c’était l’une de ses obsessions. Il voyait ses joueurs comme des petits cailloux qui devaient former une mosaïque. Et il pouvait croire à des choses tout à fait farfelues. Alors qu’il entraînait l’Antwerp, il s’est adressé au président Constant Vanden Stock avant un match contre Anderlecht, programmé le 7 novembre 1987. Il lui a dit que le Sporting n’avait aucune chance de gagner. Et il lui a expliqué pourquoi. Selon lui, il était invincible le 7 novembre. Parce que la septième lettre de l’alphabet est le G, et la onzième est le K. Vanden Stock n’en croyait pas ses oreilles. Et l’Antwerp s’est imposé 2-1.
IL A VIRÉ JOHAN CRUIJFF
George Kessler avait de multiples traits de caractère, parfois contradictoires. Il était autoritaire et très dur, mais en même temps prévenant, correct et doté d’un sens poussé de l’humour. Il était orgueilleux aussi. Et il ne déviait jamais des lignes qu’il avait tracées. Pour lui, les noms n’avaient aucune importance. Quand il entraînait les Pays-Bas, il a sorti Johan Cruijff de la sélection. Parce que Cruijff n’avait pas pu venir à un entraînement avant un match contre la Bulgarie, retenu par son commerce de chaussures. Kessler ne lui avait pas donné l’autorisation de s’absenter, donc la sanction tombait pour lui sous le sens.
Il imposait ses vues, partout et tout le temps. Notamment à Anderlecht, le premier de ses quatre clubs belges. Il a provoqué une petite révolution quand il a débarqué en 1971. Il a éjecté quelques cadres et les a remplacés par des jeunes. C’est ainsi que Gille Van Binst et Hugo Broos se sont retrouvés dans l’axe de la défense. Il a aussi édicté des règles de bonne conduite. Quand les joueurs arrivaient pour le repas, ils devaient rester debout derrière leur chaise jusqu’au moment où il leur donnait l’autorisation de s’asseoir. Et il fallait attendre la formule «Eet smakelijk», bon appétit, pour pouvoir commencer à manger.
Paul Van Himst n’était pas convaincu par les méthodes de George Kessler.
Les Mauves ont remporté le championnat en 1972 après avoir pris un départ catastrophique. Mais Paul Van Himst n’était pas convaincu par les méthodes de Kessler. Sous son impulsion, une réunion entre les joueurs a été organisée dans le vestiaire d’une équipe de jeunes. Ils ont eu l’émotion de leur vie quand le coach s’est pointé. En rigolant, il a demandé s’il n’était pas invité. Il leur a imposé un entraînement punitif, il était huit heures du soir. Et il leur a lancé: «C’est toujours bien de se défouler après une bonne réunion.» Il a finalement été limogé, pendant sa deuxième saison dans la capitale.
IL A VOULU QUITTER BRUGES APRÈS QUELQUES SEMAINES
Pendant son séjour bruxellois, il a pété un câble parce que le bus qui devait conduire les joueurs en mise au vert aux Pays-Bas n’était pas là pile à l’heure prévue. Il a commandé six taxis qui sont arrivés au même moment que le bus. Il a ordonné aux joueurs de monter dans les taxis et a imposé au chauffeur du car de les suivre. Il a ensuite fait en sorte que la société de transport paie l’addition.
À Bruges, où il a bossé de 1982 à 1984, il a directement imposé sa griffe. Il a fait aménager une salle pour les joueurs, estimant que c’était indispensable pour créer un esprit d’équipe. Il a aussi fait venir deux énormes machines à laver pour que les joueurs ne soient plus obligés de reprendre leur équipement sale à la maison. Puis il a commandé deux nouvelles machines pour l’entretien des terrains d’entraînement et de la pelouse du stade. Il inspectait les terrains tous les jours et le responsable de l’entretien était chaque fois terrorisé en attendant son rapport. Et dès son premier jour, quand il a repéré un beau bureau dans la salle de réunion de la direction, il a lancé: «À partir de maintenant, c’est mon bureau.» Michel Van Maele, le grand patron du Club, n’a plus eu qu’à obéir. Le même Van Maele a eu beaucoup de mal à le convaincre de rester, dès le début de la saison. Après un match amical à Cologne, les joueurs s’étaient offert une sortie en ville, contre l’avis du coach. Kessler les a copieusement engueulés puis a annoncé qu’il partait, après seulement quelques semaines, parce qu’il ne voulait pas travailler avec des cinglés. Van Maele a finalement réussi à le faire revenir sur sa décision. Mais il a fallu que les joueurs s’excusent. Le capitaine, Jan Ceulemans, n’y a pas échappé.
C’était ça, George Kessler. Il aimait répéter qu’il habitait à 830 pas du stade. Il disait aussi qu’il contrôlait tout et tout le monde. Il imposait à son adjoint, Gille Van Binst, d’aller scouter Seraing qui affrontait systématiquement le prochain adversaire de Bruges. Ça ne plaisait pas à Van Binst. Un jour, au lieu d’aller à Liège, il s’est arrêté à Kobbegem, dans la discothèque tenue par son pote Nico de Bree. Et il a appelé Georges Heylens, son ancien équipier qui entraînait Seraing, pour lui demander de lui fournir quelques notes. Heylens lui a répondu que ce n’était pas nécessaire parce que Kessler était au stade. Van Binst est remonté dare-dare dans sa voiture et est parti à Liège. Il est arrivé un quart d’heure après le coup d’envoi et Kessler lui a lancé: «Alors, tu as eu un problème sur la route, je suppose?»
UNE OCCASION UNIQUE MANQUÉE PAR L’ANTWERP
Kessler s’est toujours bien plu en Belgique. Au Standard également, où il était frappé par le manque de patience. Une vertu qui, selon lui, est une condition sine qua non pour obtenir le succès. Il expliquait que, sans patience, une équipe ne pouvait pas progresser. Il voulait que ses joueurs fassent tourner le ballon calmement en attendant une ouverture et ça ne plaisait pas au manager, Roger Henrotay, qui a un jour pris son téléphone pour l’enguirlander. Le lendemain, Kessler a débarqué dans le bureau du patron et, sur un ton très froid, il lui a signalé que personne n’avait le droit de l’engueuler.
Lors de son deuxième passage à l’Antwerp, il a imaginé la construction d’un nouveau stade. Il se penchait très souvent sur la maquette d’un édifice copié sur le modèle de l’Amsterdam ArenA, avec une capacité de 32.000 places. Les joueurs osaient à peine passer devant son bureau parce qu’il les faisait entrer. Pas pour parler de tactique, mais de ce stade. Finalement, le projet est tombé à l’eau parce que le président, Eddy Wauters, n’a pas osé prendre le risque. Kessler reprochait à la direction son manque d’anticipation et sa frilosité. Pour lui, il fallait toujours prendre des risques. Et il estimait que l’Antwerp ratait une occasion unique.
101 BUTS MARQUÉS EN UNE SAISON
George Kessler est satisfait quand il fait le bilan de sa carrière. Il y a aussi eu, par exemple, son passage à l’AZ Alkmaar. En une saison, son équipe a inscrit 101 buts, et parfois, les actions étaient tellement bien construites qu’il se levait de son banc pour applaudir. Il considère toujours que ce fut l’une des périodes les plus riches de son parcours.
Il l’a terminé en 1998, après son deuxième séjour à l’Antwerp. Il s’est retiré dansla région de l’Eifel, dans une magnifique maison à Schleiden. Il consacre une bonne partie de son temps à la lecture et se passionne pour l’histoire. Il a toujours voulu apprendre de nouvelles choses, parfaire son apprentissage dans une multitude de domaines. George Kessler a très bien réussi dans la vie en étant parti de tout en bas. Qui aurait misé sur ce petit gamin roux qui poussait une charrette remplie de poissons dans les rues de Maastricht? Une expérience qui a contribué à forger son caractère et son envie d’y arriver.
George Marie Kessler a eu 90 ans le 23 septembre.
Kessler et les jeunes
Pendant toute sa carrière, George Kessler s’est préoccupé des jeunes. À Anderlecht, il a lancé Ludo Coeck (17 ans) en équipe première. Ce qui ne plaisait d’ailleurs qu’à moitié à Paul Van Himst. C’est lui aussi qui a lancé Marc Degryse à Bruges, alors qu’il venait juste de fêter son dix-huitième anniversaire. Kessler l’a couvé comme si c’était son propre fils et lui a donné toutes les armes pour poursuivre sa progression. Avant cela, il avait réussi à convaincre les parents Degryse de laisser leur fils faire du foot plutôt que des études.
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