Pourquoi Pogacar voulait le Giro (et pourquoi l’inverse est tout aussi vrai)
Grandissime favori de la course au maillot rose, Tadej Pogacar prend le départ du Giro pour assouvir un rêve d’enfant, et peut même envisager de marquer le siècle l’été prochain.
Le 1er juin 2014, la dernière étape du Tour d’Italie se termine à Trieste, à quelques kilomètres de la frontière avec la Slovénie. Tadej Pogacar, alors âgé de 15 ans, voit son compatriote Luka Mezgec devenir le premier Slovène à remporter une étape du Giro. Après l’arrivée, il va avec émotion chercher des bidons auprès des coureurs. Un souvenir inoubliable, malgré la pluie battante. «Un jour, je participerai moi aussi au Giro», rêve alors le jeune Tadej. Il en aura un avant-goût quelques années plus tard, chez les juniors et chez les espoirs, quand il franchira la frontière pour disputer et remporter des courses de jeunes très cotées du calendrier italien.
Devenu professionnel en 2019, Pogacar veut déjà prendre le départ du «vrai» Giro. Il se heurte au refus de son équipe: il est encore trop tôt. Ses débuts sur une course de trois semaines passeront d’abord par la Vuelta, puis la priorité ira au Tour de France, qu’il gagne dès 2020. Il faudra donc attendre 2024, après avoir disputé trois nouveaux Tours de France (vainqueur en 2021, deuxième en 2022 et 2023), pour que le meilleur cycliste du monde puisse réaliser son rêve. Le 4 mai prochain, à Venaria Reale, Tadej Pogacar sera au départ du Giro. Un défi annoncé dès le mois de décembre dernier, quand le leader de l’équipe UAE Emirates avait déclaré qu’il combinerait Giro et Tour, tout en précisant que réussir le doublé serait «très difficile», rien que l’envisager presque «une perte de temps». A l’époque, il n’avait toutefois pas encore découvert le parcours de la course italienne.
Habituellement démesuré en difficultés, le Giro ne comptera «que» 42.900 mètres de dénivelé, soit le plus petit total d’un grand tour lors de la décennie écoulée. A titre de comparaison, le prochain Tour de France en comptera 10.000 de plus, soit l’équivalent de deux étapes de montagne très difficiles. Sans réel concurrent à sa mesure, Pogacar peut alors raisonnablement envisager de remporter le maillot rose sans puiser exagérément dans ses réserves. Idéal pour conserver la fraîcheur nécessaire pour croiser le fer avec Jonas Vingegaard, vainqueur des deux dernières éditions de la Grande Boucle française. Victime d’une lourde chute au Tour du Pays basque, le Danois débarquera au mieux sur les routes de l’Hexagone avec une préparation perturbée, si tant est qu’il y soit présent. Tout cela augmente les chances de Pogacar de réussir un doublé d’exception.
Pogacar veut entrer dans la légende
Depuis 1909, le Tour d’Italie et le Tour de France ont eu lieu 104 fois la même année. Le doublé a été réalisé à douze reprises, par seulement sept coureurs différents: Fausto Coppi (1949 et 1952), Jacques Anquetil (1964), Eddy Merckx (1970, 1972 et 1974), Bernard Hinault (1982 et 1985), Stephen Roche (1987), Miguel Indurain (1992 et 1993) et Marco Pantani (1998).
Le fait que seuls les quatre quintuples vainqueurs du Tour (Anquetil, Merckx, Hinault et Indurain), les deux quintuples vainqueurs du Giro (Coppi et à nouveau Merckx) ou les coureurs ayant connu une année exceptionnelle (Roche et Pantani) aient réussi n’est pas un hasard. Il est très difficile de gagner deux courses par étapes de trois semaines en l’espace de deux à trois mois, et donc de conserver sa condition physique sur une période aussi longue. D’autant plus que de nombreux coureurs de haut niveau ne se concentrent que sur le Tour de France et sont plus frais que les concurrents qui ont déjà un difficile Tour d’Italie dans les jambes.
Il faut dire que dans le cyclisme des années 2000, les pics de forme ont pris une importance capitale. Cette tendance lancée par Lance Armstrong est la principale raison pour laquelle personne n’a rejoint la liste des Pantani et consorts depuis 1998. En fait, l’Italien est le dernier vainqueur du Tour à avoir également participé au Giro la même année. Depuis sa victoire, à peine six coureurs ont terminé dans le Top 10 des deux tours. Alberto Contador (2015) et Chris Froome (2018) ont été les plus proches de la réussite, échouant aux cinquième et troisième rangs du Tour après leur victoire sur le Giro. Tom Dumoulin a, lui, enchaîné deux deuxièmes places, en 2018.
Une histoire de semaines
Si Froome et lui sont montés deux fois sur le podium, c’est en grande partie parce que la période entre le Giro et le Tour était plus longue cette année-là: un peu moins de six semaines. Habituellement, y compris cette année, les «doubleurs» bénéficient d’une semaine de repos en moins.
Cependant, il est frappant de constater que la période entre le Giro et le Tour était autrefois beaucoup plus courte. A l’exception de Hinault en 1982 (trois semaines et quatre jours), les autres doublés n’étaient espacés que de deux à trois semaines à chaque fois, soit presque deux fois moins longtemps qu’aujourd’hui. L’époque était également différente. L’opposition n’était pas aussi grande, les courses étaient relativement lentes pendant de nombreuses étapes (surtout au début) et les coureurs disputaient beaucoup plus de courses. En 1982, Bernard Hinault a même disputé trois courtes courses par étapes pendant les trois semaines et quatre jours qui séparaient le Giro du Tour.
C’est toutefois Eddy Merckx qui remporte la palme. En 1974, il gagne le Tour d’Italie, organisé entre le 16 mai et le 8 juin, le Tour de Suisse, entre le 13 et le 21 juin, ainsi que le Tour de France, entre le 27 juin et le 21 juillet. Au total, 55 jours de course et à peine douze jours de repos entre les étapes, au cours desquels Merckx a même subi une petite intervention chirurgicale aux fesses avant le Tour. Excepté le Cannibale, personne n’a réussi une telle série. Il y a de fortes chances que personne n’y parvienne plus jamais. En effet, la charge physique et mentale, même sur un nombre réduit de jours de course, est aujourd’hui beaucoup plus importante.
Pour stimuler la participation des têtes d’affiche au Giro, celles-ci seraient grassement payées.
Pogacar au service du Giro
Aujourd’hui, le Tour est nettement plus prestigieux que le Giro mais il fut un temps, entre les années 1950 et le milieu des années 1960, où le Tour d’Italie était placé au même niveau que le Tour de France, voire légèrement au-dessus. «En raison de la domination financière des équipes italiennes, qui considéraient le Giro comme plus important, et de la formule du Tour qui se courait en équipes nationales, la qualité du peloton des participants au Tour d’Italie était souvent meilleure, détaille l’historien du cyclisme Patrick Feyaerts. Avec la transition finale vers des équipes commerciales de marque en 1969, le Tour a pu inverser la tendance, même si cela s’est fait progressivement. Dans les années 1970, certaines éditions présentaient encore une composition médiocre par rapport au Giro. Dans les années 1980, cependant, ce tour a perdu de son attrait: le parcours fut trop modifié pour permettre aux Italiens de gagner. A partir des années 1990, lorsque ASO a pris le contrôle de l’organisation et que davantage de sponsors internationaux, notamment de grandes marques de vélos, ont fait leur apparition, l’importance du Tour s’est encore accrue.»
La question n’est pas de savoir s’il gagnera le Giro, mais s’il sera leader du premier au dernier jour.
Au cours de la dernière décennie, l’écart s’est creusé, en partie à cause du déclin du cyclisme italien. Celui-ci n’a même plus d’équipe WorldTour depuis 2017, ni de véritable star depuis le déclin de Vincenzo Nibali. C’est alors devenu un secret de polichinelle: pour stimuler l’intérêt des hommes forts du peloton à prendre le départ de la course au maillot rose, le patron du Giro, Mauro Vegni, et la société organisatrice RCS paient grassement les têtes d’affiche, même s’ils ne l’admettront jamais. Lance Armstrong a reçu un million de dollars en 2009, puis Chris Froome (2018) et Mathieu van der Poel (2022), entre autres, sont également passés à la caisse, alors qu’il se dit que Pogacar pourrait recevoir jusqu’à deux millions d’euros pour passer trois semaines en Italie.
Le Slovène sera d’ailleurs le seul des 23 premiers du classement UCI (arrêté au 23 avril) à prendre le départ. Même en prenant en compte le forfait de Wout van Aert, ils n’auraient été que deux. Certes, le plateau de sprinters est bien fourni avec les présences de Tim Merlier, Fabio Jakobsen, Jonathan Milan ou Olav Kooij. Dans la course au classement général, en revanche, il faudra se contenter des vétérans Geraint Thomas, Romain Bardet, Damiano Caruso ou Nairo Quintana, concurrencés par Ben O’Connor, Thymen Arensman et le jeune Belge Cian Uijtdebroeks.
Seules une chute ou une maladie semblent donc vraiment pouvoir menacer Pogacar. La question n’est pas de savoir s’il gagnera le Giro, mais avec combien de minutes d’avance, de victoires d’étapes et s’il deviendra le premier coureur depuis Gianni Bugno, en 1990, à être leader du premier au dernier jour. L’organisation du Giro a même rendu l’étape d’ouverture plus difficile afin que le Slovène puisse revêtir le maillot rose par la suite. Une bonne chose pour le mythe Pogacar, mais un désastre pour le suspense.
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