Pourquoi le sport n’a jamais été aussi politique (et ça n’est pas fini)
Certains aiment dire qu’il ne faut pas mélanger sport et politique. Ils sont pourtant de plus en plus difficiles à dissocier, selon le Pr. Jeroen Scheerder de la KU Leuven.
« Le sport est l’activité secondaire la plus importante au monde. » On doit cette citation au journaliste sportif allemand Horst Peets, dans son livre Sport. Die wichtigste Nebensache der Welt, paru en 1960. Soixante-quatre ans plus tard, le professeur Jeroen Scheerder affirme qu’il faut modifier cette thèse. « Le sport n’est plus le sujet secondaire le plus important, il est devenu un enjeu majeur pour l’Etat, et donc un sujet principal. Dans un monde où les guerres et les crises se succèdent à un rythme effréné, l’attrait pour le sport est plus grand que jamais. Il permet de s’évader de la vie quotidienne et séduit toutes les couches sociales. Mais le sport, comme d’autres secteurs, est également confronté aux grands défis d’aujourd’hui: environnement, migration et criminalité, des questions politiques qui ne s’arrêtent pas aux frontières nationales. Dans notre monde globalisé, le sport est par conséquent une question géopolitique. »
Dans le monde du sport international, tout se joue dans des coulisses obscures.
C’est l’un des principaux thèmes du cours « Sport, politique et gouvernance » enseigné par M. Scheerder à la KU Leuven. « Chaque semaine, je demande à mes étudiants des exemples concrets tirés de l’actualité. Avant, ils devaient chercher à la loupe, aujourd’hui les sujets sont légion. Les associations sportives aiment à dire que le sport n’a rien à voir avec la politique, mais il est indéniable qu’ils ne peuvent exister l’un sans l’autre. Et dans les années à venir, ce lien se renforcera encore. »
Jeroen Scheerder parle de « désenchantement » ou de sécularisation du sport. « L’idée que le sport résiderait dans un vide social est facilement battue en brèche. Le sport est un reflet de notre société qui peut même prédire ce qui se passera sur les plans politique et économique. Cela a été vrai dans le passé: les Jeux olympiques nazis de 1936, à Berlin, sont bien connus, et avant que l’Union soviétique et la Yougoslavie n’éclatent, leurs comités olympiques respectifs s’étaient effondrés. L’exemple le plus récent est le conflit entre l’Ukraine et la Russie. En 2012, pour l’organisation du championnat d’Europe de football, l’Ukraine s’est tournée vers l’Occident et l’Union européenne. Deux ans plus tard, les Jeux olympiques d’hiver ont eu lieu à Sotchi. Là, les Russes, avec le soutien de leur appareil d’Etat, ont non seulement commis des fraudes massives en matière de dopage, mais Vladimir Poutine a utilisé ces Jeux d’hiver pour faire du “sportswashing”. Alors que le monde entier regardait les athlètes briller sur les pistes, les patinoires ou les tremplins, ses troupes s’apprêtaient à annexer la Crimée. Huit ans plus tard, même scénario: quelques jours après les Jeux d’hiver en Chine, la Russie a envahi l’Ukraine. » Le professeur de la KU Leuven a trouvé frappante la réaction des fédérations sportives internationales en Occident: « Elle fut particulièrement unanime: plus d’événements sportifs en Russie et la mise à l’écart de tous les Russes des compétitions internationales. »
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World Athletics, la fédération internationale d’athlétisme, exclut les Russes depuis 2017, en raison du scandale de dopage révélé à Sotchi. « Nous n’avons connu une exclusion aussi longue que lorsque l’Afrique du Sud fut écartée de la scène sportive internationale, de 1964 à 1988, en raison du régime d’apartheid. Le Comité international olympique (CIO) s’est toujours tenu à l’écart des conflits. Lorsque, juste avant les JO de 1968, des centaines de personnes furent abattues par les troupes gouvernementales mexicaines durant une manifestation pacifique, il a déclaré: “Ce sont des affaires internes.” Après l’invasion de l’Ukraine, le CIO n’eut d’autre choix que de réagir, sous la pression des pays occidentaux. Il convient toutefois de noter que le président Thomas Bach a, depuis, atténué l’exclusion des Russes en leur accordant un “statut de neutralité.” Les athlètes ne devraient pas être victimes de leur gouvernement, entend-on officiellement. Mais est-ce là la véritable raison? La politique joue également un rôle: pour être élu président du CIO, Bach avait besoin de Poutine. En outre, le CIO ne veut en aucun cas exclure définitivement la Russie de sa famille olympique. Si des pays favorables à la Russie devaient suivre, c’est tout le modèle olympique qui risquerait d’être remis en question. »
La diplomatie du ping-pong
Par le passé, le sport a pourtant permis de désamorcer certaines tensions politiques majeures. L’exemple le plus célèbre est celui de la diplomatie du ping-pong, par laquelle la Chine et Mao Tsé-toung ont cherché à se rapprocher des Etats-Unis en 1971, en organisant un match entre leurs équipes nationales de tennis de table. Cette initiative a ouvert la voie à la visite ultérieure du président Nixon en Chine.
Auparavant, l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est avaient participé aux Jeux olympiques à trois reprises (1956-1960-1964) en tant que «nation unie», tout comme la Corée du Nord et la Corée du Sud aux JO de 2018. Des moments symboliques d’unification, qui étaient impensables dans le monde « réel ». Il en va de même pour la trêve olympique ratifiée sous forme de résolution par les Nations unies avant chaque édition des Jeux. Si cette « trêve olympique » est respectée pendant ceux-ci – ce que Poutine n’a pas fait en 2022 avec l’invasion de l’Ukraine – les massacres se poursuivent ensuite. Le sport n’éliminera pas et ne peut pas éliminer toutes les guerres. Si un Palestinien et un Israélien se serrent la main aux Jeux de Paris l’été prochain, ce sera un beau geste de paix, mais le conflit ne sera pas terminé pour autant.
Pourtant, selon Jeroen Scheerder, nous devrions chérir ces symboles de fraternisation et d’union. « Imaginez un monde sportif sans JO, qui offrent une occasion à tous les pays de se réunir tous les quatre ans. Il nous manquerait quelque chose, n’est-ce pas? George Orwell a dit un jour que le sport de haut niveau est “la guerre sans les tirs”. On peut aussi renverser la situation: sans sport, il n’y a que des tirs. Dans le sport, basé sur des règles établies, il n’y a que des combats entre deux camps, deux pays. C’est aussi un facteur de division et de nationalisme, en particulier lors d’un grand tournoi international, mais il n’y a rien de mal à cela. »
Pourtant, cette bataille sportive n’est pas la principale raison pour laquelle les pays organisent de grands tournois, souligne le Pr. Scheerder. « Bien sûr, il y a l’aspect promotionnel: mettre le pays à l’honneur. Ou, dans le cas de pays dont le bilan en matière de droits de l’homme est douteux, peaufiner leur image par la magie du sportwashing. Mais ce n’est pas tout: pour les Etats pétroliers, il s’agit aussi de diversifier leur économie et d’asseoir leur pouvoir politique. Le Qatar a donc utilisé la Coupe du monde 2022 pour nouer des relations diplomatiques et devenir un acteur influent sur la scène mondiale. Que constate-t-on un an plus tard? Le Qatar sert d’intermédiaire entre Israël et la Palestine (NDLR: pour la libération des otages aux mains du Hamas). Tout ça sans oublier le soft power, qui joue un rôle idéologique important en façonnant la culture et les valeurs d’un pays. La cérémonie d’ouverture parfaitement orchestrée des JO de Pékin, en 2008, en est le meilleur exemple. Elle a été massivement applaudie en Occident, alors qu’il s’agissait d’une sublimation du communisme. »
Capitalisme contre communisme sur les terrains de sport
Cette imbrication étroite de l’idéologie, de la politique et du sport ne date pas d’hier, poursuit Jeroen Scheerder. On en trouve même des traces au début du XXe siècle, lorsque les pays européens ont colonisé les continents méridionaux. L’Angleterre, par exemple, s’est servie de sports comme le football, le rugby et le cricket pour imposer son idéologie et son hégémonie dans les colonies.
Lors des décennies suivantes, le sport a été davantage utilisé comme un outil de propagande pour une pensée politique extrême. Il y a eu les Jeux nazis de 1936, à Berlin, mais aussi trois éditions de l’Olympiade des travailleurs, entre 1925 et 1937 (organisées par la Confédération sportive internationale du travail, pas par un Etat) pour servir de contrepoids aux Jeux olympiques classiques, que les communistes jugeaient trop bourgeois et capitalistes.
Cette tension – capitalisme contre communisme – s’est encore accentuée après la Seconde Guerre mondiale, pendant la guerre froide. Elle s’est également manifestée dans le sport, les pays occidentaux boycottant les Jeux d’été de 1980 à Moscou, ce à quoi l’Union soviétique a répondu par un boycott de ceux de 1984, à Los Angeles. « Ce n’est pas une coïncidence si “le miracle sur glace”, la victoire de l’équipe américaine contre l’imbattable équipe russe de hockey sur glace lors des Jeux d’hiver de 1980, a été plus tard désignée aux Etats-Unis comme le plus grand moment sportif américain du XXe siècle. »
Depuis l’éclatement de l’Union soviétique, ce monde bipolaire a tendu vers un monde unipolaire, affirme Jeroen Scheerder. L’Occident, et en particulier les Etats-Unis, ont dominé le sport professionnel de plus en plus commercialisé. Cette relation a de nouveau basculé au cours des premières décennies de ce siècle, avec la montée en puissance des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Ceux-ci ont de plus en plus marqué la scène sportive internationale: les Jeux d’été et d’hiver de 2008, 2014, 2016 et 2022 à Pékin, Sotchi, Rio et Pékin à nouveau, les Coupes du monde de football de 2010, 2014 et 2018 en Afrique du Sud, au Brésil et en Russie. Seule l’Inde, qui compte aujourd’hui 1,4 milliard d’habitants, manquait à l’appel, mais cela aussi est en train de changer. Elle va devenir un acteur de plus en plus important du sport mondial, d’ailleurs déjà candidate à l’organisation des Jeux de 2036.
Selon le professeur, cette évolution du sport coïncide également avec le déplacement du centre de pouvoir géopolitique, de l’Occident (Amérique du Nord et Europe) vers l’Orient, en particulier vers les pays pétroliers, la Chine et, bientôt, l’Inde. « Le sport joue un rôle important à cet égard, car l’Occident doit composer avec une aversion croissante de sa propre population pour les mégaévénements sportifs qui coûtent énormément et polluent. Pour les pays autocratiques, toutes ces objections ne posent aucun problème. Hélas, les fédérations sportives internationales occidentales les suivent docilement et les critiques à leur égard sont souvent subjectives. Par exemple, que penser du rôle des entreprises européennes dans l’organisation des Championnats du monde de cyclisme à Kigali, en 2025, alors que le régime rwandais soutient les rebelles du M23 qui tuent en masse des civils dans l’est du Congo? »
Jeroen Scheerder regrette que les fédérations sportives internationales n’appliquent guère les critères universels en matière de droits de l’homme lorsqu’elles attribuent des tournois majeurs à des pays autocratiques. « On laisse entendre que ces événements apporteront des changements positifs. Mais regardez le Qatar: un rapport d’Amnesty International montre qu’un an après la Coupe du monde, les conditions de travail des travailleurs migrants ne se sont guère améliorées. »
Un parlement du sport ?
Le 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme a été célébré à la fin de l’année dernière, mais il n’y a guère de signes de cette «célébration» dans le sport, estime le professeur louvaniste. « Le monde du sport international apparaît toujours comme une entité très fermée et politisée. Tout se joue dans des coulisses obscures. Une autocratie, en politique, perpétue une autre autocratie dans le sport, et vice versa. Comme en politique internationale et en économie, tout est une question de pouvoir et d’argent. »
« Si l’Union européenne ou les Nations unies étaient gérées de la sorte, personne ne le supporterait. Il est frappant de constater que les fédérations sportives internationales ne sont pas des organisations démocratiques, transparentes et responsables de leurs décisions. Les athlètes et les spectateurs sont facilement mis, ou au mieux, tenus à l’écart. C’est pourquoi nous avons besoin de toute urgence d’une sorte de “parlement sportif” international. En tant qu’acteur neutre et indépendant, il devrait être en mesure d’imposer des règles socialement responsables aux fédérations sportives, avec une représentation démocratique et la participation de toutes les parties prenantes du sport. Les fédérations sportives internationales ne doivent plus se replier sur leur microcosme autorégulateur. Elles devront prendre en compte les nouvelles valeurs et les nouveaux défis de la société. »
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