Novak Djokovic, l’anti-héros qui voulait être aimé
Favori de Wimbledon, Novak Djokovic poursuit son impossible double quête: marquer l’histoire et les cœurs.
Au moment de poser ses raquettes à Monte-Carlo en 2006, Roger Federer n’a qu’une chose en tête: ce tournoi de Roland-Garros qui s’obstine à lui résister, là où les trois autres levées du Grand Chelem ont succombé à son charme depuis deux ou trois ans. Vainqueur de Wimbledon puis de l’US Open dans la seconde partie de la saison 2005, encore lauréat de l’Open d’Australie en début d’année, le rendez-vous sur l’ocre parisien lui donne l’opportunité de réaliser le Grand Chelem, fût-il à cheval sur deux saisons. Un rencard avec l’histoire à l’horizon – le dernier à avoir réussi pareil exploit était l’Australien Rod Laver en 1969, quand les tournois ne se jouaient encore que sur deux surfaces différentes – que le champion suisse prépare en Principauté, dans l’un des tournois sur terre battue les plus relevés du calendrier. A l’autre bout du tableau, son grand rival s’appelle Rafael Nadal, vainqueur de son premier Roland-Garros un an plus tôt et nouveau jeune roi de la surface. Leur finale est l’apothéose annoncée de la semaine monégasque. Les deux hommes n’égarent qu’un set chacun sur le chemin de leur tête-à-tête. En demi-finale pour «Rafa», face à l’Argentin Gastón Gaudio (vainqueur de Roland-Garros en 2004). Dès le premier tour pour «Rodgeur», contre un inconnu serbe issu des qualifications. Il s’appelle Novak Djokovic.
90% du temps, je joue contre mon adversaire et aussi contre le stade.
Accroché mais beau joueur, le numéro un mondial salue «du potentiel» chez son jeune sparring-partner du jour. Du haut de ses 18 ans, l’audacieux Novak épate autant sur le court que face aux micros, dans la foulée de sa défaite en trois manches: «Le problème, c’est qu’il [Federer] est tellement bon sur toutes les surfaces qu’il débute chaque match en ayant déjà gagné. Parce que tout le monde a peur de lui.» Enfant de la guerre du Kosovo, passant l’année de ses 12 ans à se réfugier dans la cave familiale quand les sirènes annoncent les bombardements de l’Otan, Djokovic en a vu d’autres. Il a le regard qui donne des coups de poignard. Les yeux d’un enfant qui a décidé qu’il n’aurait plus peur de rien. Certainement pas du meilleur joueur du monde. «Au début, j’ai un peu essayé de surjouer. Puis je me suis rendu compte qu’il est bon, oui, le meilleur, mais que ce n’est pas non plus un extraterrestre. Il joue simplement de façon intelligente et reste très calme.»
Novak Djokovic perd et observe. Par la suite, il fera du sang-froid de Federer une de ses forces. Maniaque d’entraînement et de tactique tennistique, il est au monde de la petite balle jaune ce que Cell est au manga Dragon Ball Z: un antagoniste qui devient sans cesse plus puissant en absorbant les forces de ses ennemis pour battre des adversaires de plus en plus forts.
Djokovic, gamin espiègle à Paris
Deux mois après Monte-Carlo, c’est avec un ticket direct pour le tableau final de Roland-Garros que le Serbe débarque à la porte d’Auteuil. Soixante-troisième mondial, il ne découvre pas le tournoi parisien pour autant. L’année précédente, il était sorti des qualifications, avait collé un sévère 6-0, 6-0 et 6-3 à l’Américain Robby Ginepri au premier tour avant d’abandonner en cours de troisième set contre l’Argentin Guillermo Coria, finaliste sortant, alors que le score est d’une manche partout. Djokovic semblait alors en apnée, respirant «comme un poisson», la bouche grande ouverte comme s’il cherchait de l’air en permanence dans la fournaise française, à cause d’un problème de cloison nasale qu’il fera opérer cette année-là.
Libre comme l’air en 2006, c’est cette fois à Roland-Garros de véritablement le découvrir. Il écarte successivement les têtes de série Fernando Gonzalez, Tommy Haas et Gaël Monfils pour s’offrir un billet pour les quarts de finale et un duel de choix contre Rafael Nadal sur le court Philippe-Chatrier, enceinte la plus importante du tournoi parisien. Face à la nouvelle coqueluche du public local, Djokovic tente l’opération séduction, autre fil rouge de la carrière d’un homme qui cherche autant à être aimé qu’à être le meilleur. En préambule de la rencontre, il s’affiche avec un maillot de l’équipe de France, en pleine Coupe du monde allemande marquée par le chant du cygne de Zinédine Zidane. Pas assez pour remplir des gradins encore clairsemés pour un duel programmé en début de journée.
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Face au nouveau patron de la terre battue, Novak Djokovic chasse la peur du monstre par le rire. Comme un effrayant méchant de dessin animé auquel on dessinerait une ridicule moustache, il écrit «Vamos» et «Nole» (NDLR: son surnom) au marqueur à l’arrière de ses chaussures, pastichant les souliers fétiches de son adversaire espagnol estampillés «Vamos Rafa». Audacieux mais débordé par la qualité de défense et les coups droits paraboliques du Majorquin, le Serbe abandonne après deux manches, en souffrance avec son dos mais pas pour autant blessé à l’ego. «Je pense que j’avais le contrôle du match, confie-t-il après la rencontre. Je jouais plutôt bien, tout dépendait de ma raquette. Même avec un dos endolori, je pense que j’ai fait jeu égal. Je pense que j’aurais pu gagner aujourd’hui. Il n’est pas imbattable.» Informé de ces déclarations, Rafa demande de répéter, puis sourit. «Il est encore jeune, mais il a du talent», conclut l’Espagnol au sujet de Nole, qui n’est pourtant son cadet que d’un an. Djokovic a réussi son coup: ce n’était que leur premier affrontement, et il est désormais certain que Nadal ne l’oubliera pas.
Rodgeur avait le charisme et l’élégance, Rafa l’abnégation et la sportivité. Djoko devait être différent pour exister.
Des records pour la reconnaissance
Dix-sept ans après les chaussures graffées et le maillot des Bleus, c’est en français que Novak Djokovic remercie le public du court Philippe-Chatrier. Sur sa veste, plus de phrase moqueuse. Simplement un numéro 23, qui définit le nombre de tournois du Grand Chelem qu’il a épinglés à son palmarès. Un de plus que le maître des lieux, Rafael Nadal, qui a dû déclarer forfait pour l’édition 2023 de son tournoi préféré à cause d’un corps qui ne répond plus. Celui de Djokovic, lui, semble encore parfaitement au point. Son passage à un régime sans gluten, au début des années 2010, est présenté comme le tournant de sa carrière. Une hygiène de vie monastique, une ouverture spirituelle à des technologies révolutionnaires, parfois douteuses, et des airs futuristes quand il enlève son tee-shirt à Roland-Garros et dévoile une micropuce collée sur son sternum qui lui donne des airs d’Iron Man. Il s’agit d’un Taopatch, nanodispositif qui permettrait de capter la chaleur du corps pour générer un stimulus dans le système nerveux central et ainsi améliorer la posture et réduire les douleurs chroniques. Les scientifiques ne sont pas encore convaincus. Djokovic, oui.
Convaincre les sceptiques est devenu sa rengaine. Une quête de reconnaissance qui s’est transformée en quête de records, parce que le Serbe a compris qu’à part chez lui, où chacun de ses succès est une fête nationale et où il est devenu un roi depuis qu’il a emmené le pays vers un sacre en Coupe Davis en 2010, il n’y a qu’en ayant de meilleurs chiffres que Federer et Nadal qu’il aurait une chance d’enfin être considéré comme le meilleur joueur de l’histoire. Le Suisse et l’Espagnol avaient fini par former un couple légendaire à travers leur rivalité, et l’apparition de Nole a transformé la belle histoire en ménage à trois. Rodgeur avait le charisme et l’élégance, Rafa l’abnégation et la sportivité. Novak Djokovic n’avait pas le choix: il devait être différent pour exister.
En plus d’un tennis toujours plus performant, tactiquement et physiquement, l’enfant chéri de Belgrade a d’abord tenté l’humour. De nombreuses vidéos de lui, imitant les mimiques de ses congénères dans un sport connu pour ses comportements maniaques, ont émaillé le Web mais crispé le circuit ATP. On le surnomme alors «le Djoker», blagueur dans la prononciation anglaise. Du moins, jusqu’à ce qu’il se décide à ne plus faire rire personne.
Djokovic et la chasse à l’histoire
Si sa première victoire en Grand Chelem remonte déjà au début de l’année 2008, quand il vient à bout de Jo-Wilfried Tsonga en finale de l’Open d’Australie, c’est en 2011 que Novak Djokovic prend une nouvelle dimension. Il remporte trois des quatre tournois du Grand Chelem, réalisant son rêve anglais à Wimbledon avec une victoire en quatre sets contre Rafael Nadal en finale. «C’est le plus beau jour de ma vie», déclare-t-il alors, avant d’enchaîner avec un sacre à l’US Open. De l’autre côté de l’Atlantique, il devient l’un des seuls joueurs à battre consécutivement Federer et Nadal dans une levée du Grand Chelem. Il est numéro un mondial, il devient difficile de reconnaître qu’il n’est pas le meilleur joueur du monde, mais personne ne le considère encore comme le meilleur de l’histoire. D’ailleurs, contrairement à ses deux meilleurs ennemis, l’un des quatre plus grands tournois de la planète manque encore à son palmarès.
Eliminé trois fois de suite par Nadal (finale en 2012 et 2014, demi-finale en 2013) à la porte d’Auteuil, Djokovic vainc son démon en quarts de finale de l’édition 2015, en seulement trois sets. Jamais, jusqu’alors, le Majorquin n’avait conclu un match à Roland-Garros sans remporter la moindre manche. Le rêve tend les bras à Nole, mais le Suisse Stanislas Wawrinka le brise en finale, privant le Serbe de son rêve de Grand Chelem calendaire qui implique de remporter les quatre tournois sur la même année civile. C’est là, alors que beaucoup se seraient effondrés, que la force mentale de Djokovic fait la différence. Il remporte Wimbledon puis l’US Open, à chaque fois en venant à bout de Roger Federer en finale, puis l’Open d’Australie au début de l’année 2016.
Novak Djokovic n’a jamais eu peur des monstres Federer et Nadal.
De retour à Roland-Garros, il vise un quatre à la suite qu’il atteint avec l’aide du forfait de Nadal. Le coup est double. En plus d’enfin ajouter le quatrième tournoi du Grand Chelem à son palmarès, il réalise l’enchaînement des quatre levées et réussit ce que ni Federer ni Nadal n’ont jamais atteint, plaçant son nom à côté de celui de Rod Laver dans les livres d’histoire.
L’amour dans la défaite
La décompression est spectaculaire. Sur les huit tournois du Grand Chelem suivants, Novak Djokovic n’atteint qu’une fois le dernier carré. Il émerge à nouveau à Wimbledon, en 2018, alors qu’il n’est que tête de série numéro douze. En cinq sets et cinq heures d’un match historique, il écarte Rafael Nadal en demi-finale, puis se balade contre le Sud-Africain Kevin Anderson. Le monstre est revenu.
Sur ses 17 derniers tournois du Grand Chelem, le Serbe a disputé treize finales et en a remporté onze. Il n’a pas gagné l’amour du public, comme il a encore pu le constater lors de la finale de Wimbledon 2019 où il a dû vaincre les gradins du court central en plus de l’idole des lieux, Roger Federer. «Nonante pour cent du temps, voire plus, je joue contre mon adversaire et aussi contre le stade», déclara-t-il deux ans plus tard, après avoir vaincu l’Italien Matteo Berrettini sur le gazon londonien. Le public prend souvent parti pour son adversaire, qui s’agace parfois sur sa chaise quand, mené et malmené, Djokovic utilise le «toilet break» pour mettre de l’ordre dans ses idées et chambouler l’esprit de celui qui se rend alors compte qu’il est en train de malmener le monstre. Parce que dès son premier duel contre Roger Federer, Novak Djokovic l’avait compris: les matchs ne se gagnent pas seulement sur le court.
Hors de son clan et de son pays, rares sont ceux qui l’aiment. Ses prises de position politiques ou sanitaires, notamment au sujet du vaccin contre le Covid, n’y sont pas pour rien. Sa personnalité non plus. Pourtant, ils sont de plus en plus nombreux à reconnaître qu’il est le meilleur joueur de l’histoire. Est-ce sa plus belle victoire? Pour lui, l’essentiel est peut-être ailleurs. En 2021, quand il a remporté les trois premiers tournois du Grand Chelem de l’année puis vu son rêve de Grand Chelem calendaire se briser en finale de l’US Open contre le Russe Daniil Medvedev, le public américain a ovationné Novak Djokovic. C’est la dernière fois qu’une caméra l’a vu sincèrement pleurer.
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