Comment Mikaela Shiffrin est devenue la meilleure skieuse de l’histoire grâce à Taylor Swift
Mikaela Shiffrin remportera sans doute bientôt une historique centième victoire en Coupe du monde de ski alpin. Malgré un parcours semé de doutes, vaincus grâce à… la chanteuse Taylor Swift.
Vingt minutes durant, Mikaela Shiffrin reste assise dans la neige. Comme paralysée par la déception. Un peu plus tôt, après avoir effacé les cinq premières portes du parcours de slalom des JO 2022 à Pékin, elle a atterri sur le dos et anéanti toutes ses chances de victoire. Deux jours auparavant, lors du slalom géant, elle s’était également rapidement retrouvée au sol. Deux DNF («Did Not Finish», n’a pas terminé la course) dans les deux épreuves techniques de ski alpin, ça ne lui était plus arrivé depuis l’âge de 16 ans, elle en a alors 26. Les chutes se reproduisent malheureusement aux Jeux, le moment le plus important depuis quatre ans.
Deux semaines avant l’événement, l’Américaine avait remporté son 47e slalom en Coupe du monde, un résultat qui devenait le nouveau record historique, tant chez les femmes que chez les hommes, améliorant celui du Suédois Ingemar Stenmark. Tous les facteurs négatifs possibles se sont alors accumulés au pire des moments, après des mois voire des années à les éviter aussi soigneusement que des piquets de slalom: blessures, maladies, quarantaines qui lui ont miné le moral, sans oublier l’incommensurable douleur d’un deuil pas tout à fait abouti, celui de son père Jeff, décédé au début de l’année 2020 à la suite d’un accident domestique.
Pendant que les commentateurs analysent la chute de Pékin et parlent de la façon dont la skieuse, encore assise dans la neige, a craqué sous la pression, Mikaela Shiffrin n’a à l’esprit qu’une chanson. Celle du film d’animation La Reine des neiges 2, intitulée The Next Right Thing. Elle raconte comment une petite voix dans la tête peut nous souffler à l’oreille, lorsqu’on est perdu ou que l’espoir a disparu, qu’il faut simplement continuer. Faire la «prochaine bonne chose».
La slalomeuse s’est alors redressée, s’est frayée un chemin vers le bas de la piste et s’est confrontée à la meute de journalistes, impatients de récolter ses premières réactions. Elle en a profité pour vider son sac. Elle a raconté les nuits au cours desquelles elle ne se pensait plus capable de gagner. Les entraînements après la mort de son père, où elle peinait à se rappeler comment skier. Un discours courageux sur la fébrilité mentale, plutôt inattendu dans le chef de la skieuse la plus conquérante de l’histoire. Elle qu’on surnomme «la Mozart du ski», pour sa faculté à mettre son incroyable technique au service de courbes fluides sur les difficiles parcours de slalom.
Un sentiment de vide
Les pensées négatives ont depuis toujours jalonné le parcours de Mikaela Shiffrin. En 2012, lorsqu’elle a remporté, à 17 ans, sa première manche de Coupe du monde, elle s’est demandé si elle était désormais heureuse. Car elle n’était ni contente ni même soulagée. Elle ne ressentait rien. Seulement un sentiment de vide, alors qu’elle avait rêvé de ce moment depuis des années.
Les saisons s’enchaînent, et avec elles les victoires. En 2014, à 18 ans, est devient la plus jeune championne olympique de slalom de l’histoire. En parallèle, elle est victime de son perfectionnisme. Parce qu’elle souhaite briller dans toutes les disciplines de ski, du technique slalom à la rapide descente, elle n’a jamais le sentiment de pouvoir être préparée de manière optimale. Le stress la gagne, au point de parfois vomir juste avant le départ.
Les attentes à son égard commencent également à peser trop lourd. Une psychologue lui fera remarquer que c’est elle, et personne d’autre, qui contrôle ses émotions. En préparation des Championnats du monde de 2017, Shiffrin poste sur son compte Instagram une phrase issue du célèbre poème Invictus, de William Ernest Henley: «Je suis le maître de mon sort. Je suis le capitaine de mon âme.» Sur les conseils de sa psy, elle skie même lors des Mondiaux avec des gants sur lesquels il est écrit: «I am.» Utile, puisqu’elle conquiert son troisième titre mondial en slalom.
«J’ai appris que je ne pouvais pas gagner toutes les courses.»
Aux yeux du monde extérieur, ne pas décrocher la première place est synonyme, à chaque fois, d’échec, de déception. Comme aux Jeux olympiques de 2018 en Corée du Sud, quand elle remporte la médaille d’or en slalom géant, mais termine «seulement» quatrième du slalom. Shiffrin sort ce jour-là d’une trop courte nuit à cause d’une cérémonie des médailles tardive, mais aux yeux des médias américains, elle a échoué. Ces critiques, aujourd’hui, ne la touchent plus. «J’ai appris que je ne pouvais pas gagner toutes les courses», déclare-t-elle avant une saison 2018-2019 qui la verra remporter 17 manches de Coupe du monde, un record, grâce à un nouvel état d’esprit: ne pas réfléchir, juste skier. C’est de cette façon qu’elle semble pouvoir échapper à la pression et aux doutes qui inondent constamment son esprit.
Gagner était devenu bien plus facile que de parler de ses victoires, de ce qu’elle avait bien ou mal fait, ressenti ou non. Malgré tout, après une course, le chaos continue de diriger ses pensées. A tel point qu’au terme de toutes les obligations dues à la lauréate, c’est souvent avec un mal de tête persistant qu’elle regagne sa chambre d’hôtel. Une douleur qui ne fait que croître à mesure qu’elle lit les commentaires négatifs à son égard sur les réseaux sociaux. Surtout lors des saisons suivantes, notamment à la suite du décès de son père, quand elle devient moins dominatrice sur les pistes.
La clé de Pékin
Lors des Jeux olympiques de Pékin, la corde finit donc par rompre. Un moment clé, car les mois qui suivent obligent Shiffrin à mener une introspection plus profonde. A propos de sa façon de gérer les échecs dans les moments importants. De scinder attentes et avis du monde extérieur de la pression qu’elle se met seule. Mais aussi de son héritage en tant que plus grande skieuse de l’histoire.
Elle l’avait pourtant déjà lu dans les première années de sa carrière, dans les pages du livre Choke (Attria Books, 2011), de Sian Beilock, qui raconte comment les émotions peuvent étouffer des athlètes lors de grands rendez-vous. Ça lui est arrivé à Pékin, mais elle n’avait alors pas considéré cela comme un «choke» (un étouffement). Elle a appris à admettre qu’il était possible de dire: «J’ai échoué.» Que perdre fait partie du sport de haut niveau. Que parfois, il s’agit même d’un cadeau, parce que l’échec permet de mieux profiter des victoires, de l’importance de la préparation et de la passion nécessaire pour franchir ses limites.
Pour Shiffrin, la clé était là: retrouver en elle la petite fille de 6 ans tombée amoureuse du ski. Pouvoir se dire que son père serait fier de voir qu’elle avait retrouvé la flamme, et qu’elle s’était reprise après la déception de Pékin. Pour y parvenir, l’Américaine ne s’est plus concentrée sur les records. Même aujourd’hui, alors qu’approche la barre jamais atteinte par quiconque des 100 victoires en Coupe du monde. Elle l’admet: si elle ne pensait qu’à ça, elle aurait sans doute arrêté depuis longtemps.
A 29 ans, quand elle regarde dans le rétroviseur, jamais elle ne sort la calculatrice. Elle se souvient de moments, de célébrations, de déceptions ou de dialogues. Comme ce jour où elle a rencontré une petite fille atteinte de leucémie en descendant du podium, lui a offert ses fleurs et a vu la mère pleurer, submergée par l’émotion. Son rôle d’exemple et d’inspiratrice, en tant que visage du ski alpin, lui tient de plus en plus à cœur. Sa centième victoire en Coupe du monde sera surtout un prétexte pour inciter les jeunes à skier. La campagne est d’ailleurs déjà prête.
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Swiftie
Dans sa quête mentale, Mikaela Shiffrin s’est calquée sur une autre vedette, bien plus grande encore: Taylor Swift. A 13 ans déjà, la skieuse était fan des chansons de celle qui est de cinq ans son aînée. Leurs trajectoires sont étonnamment parallèles: Swift avait 16 ans quand elle a sorti son premier album, le même âge que Shiffrin quand elle a fait ses débuts en Coupe du monde. Portées aux nues dès leur adolescence, frappées par la désillusion, elles ont toutes deux repris leur ascension vers les sommets. Mikaela Shiffrin a dû surmonter la mort de son père, Taylor Swift a vu sa mère touchée par un cancer du sein et une tumeur au cerveau.
Pendant ses hauts et ses bas, la skieuse a trouvé l’inspiration dans le répertoire de la popstar. Une musique dans laquelle se retrouvent les millions de «Swifties», dont Shiffrin fait partie, car Taylor Swift partage ses sentiments et ses expériences dans ses textes. Quand la star du ski est enterrée par la critique en 2019, elle trouve du réconfort dans les paroles de Reputation, l’album sorti par Taylor Swift deux ans plus tôt, quand son image avait été écornée par les controverses. Dans les mois qui ont suivi la mort de son père Jeff, en février 2020, Shiffrin trouve du réconfort dans la chanson Epiphany, tirée de l’album Folklore. Le son parle des traumatismes mentaux qu’ont dû affronter des médecins et le personnel soignant lors des guerres ou de la pandémie de Covid. Shiffrin avait traversé la même expérience quand elle était assise à l’hôpital, à côté du lit de son père mourant. «L’écouter, c’était à la fois déchirant et édifiant», racontera-t-elle plus tard.
«Etre seule sur une montagne, dans un silence absolu, et tester mes limites, j’aime ça.»
Dévouement
Aujourd’hui encore, Mikaela Shiffrin prend Taylor Swift comme modèle. Elle a tout gagné, et se demande parfois: et maintenant, je fais quoi? Elle s’inspire de la manière dont la chanteuse reste dévouée et concentrée malgré l’immense pression, de la façon dont elle prend du plaisir dans la connexion avec ses fans ou l’écriture de sa musique. C’est avec ce même dévouement et cette passion que Shiffrin veut traverser les dernières années de sa carrière. En compagnie de sa mère, qui est également sa coach, elle continue de chercher les aspects de son potentiel qu’elle pourrait encore exploiter.
C’est ainsi que la saison dernière, elle s’est remise de l’une des pires chutes de sa carrière, durant une descente à Cortina d’Ampezzo, en Italie. Quelques semaines plus tôt, son compagnon, le norvégien Aleksander Aamodt Kilde, s’était également gravement blessé à l’épaule. Shiffrin pense alors à mettre un point final à sa carrière, mais retrouve la motivation dès le lendemain matin. Elle veut accepter les risques inhérents à son sport et, six semaines plus tard, retrouve la compétition et surprend même ses plus grands fans. Elle remporte, après quatre entraînements à peine, deux slaloms supplémentaires, pour conquérir ses 96e et 97e victoires en Coupe du monde.
Si elle ne prend désormais plus part aux épreuves de descente pour mieux se concentrer sur les autres disciplines, Shiffrin récoltera encore sans aucun doute un paquet de victoires, franchissant allégrement la barre des 100. La skieuse du Colorado souhaite encore skier quelques années, au moins jusqu’aux JO de 2026. Pour profiter plus que jamais de ce qu’elle fait mieux que personne: skier, très vite. «C’est dur, c’est stressant, mais être seule sur une montagne, dans un silence absolu, et tester ses limites, ça a un côté tranquillisant. J’aime ça», avoue la championne au coup d’envoi de cette saison.
Désormais, une seule chose pourrait encore lui faire «peur»: rencontrer (enfin) son idole, Taylor Swift. Peut-être qu’ensemble, elles fredonneront une chanson de La Reine des neiges.
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