Tine De Caigny: « Des clubs belges 100% pros, je ne sais pas si ça arrivera un jour »
Cinq ans après une courte expérience en Norvège au sortir de l’adolescence, Tine De Caigny regoûte depuis cet été aux joies du professionnalisme, à Hoffenheim. L’occasion de discuter avec la solide attaquante de sa nouvelle vie et d’un Mondial qui fait rêver les Red Flames.
La dernière fois qu’on s’est posées à table avec Tine De Caigny, celle-ci sortait de sa journée de boulot dans un magasin de sport et s’apprêtait à rejoindre ses équipières d’Anderlecht pour le traditionnel entraînement de 20 heures. C’est désormais depuis son appart’ allemand que la joueuse de 24 ans reçoit, par vidéo interposée. Et si cette fois encore la numéro 6 des Red Flames est un peu pressée, ce n’est pas parce qu’elle doit assurer la vente de joggings ou de baskets, mais bien parce qu’elle s’apprête à retrouver ses nouvelles potes du TSG Hoffenheim pour embarquer dans un avion privé direction Londres. Une cité où la Beverenoise, déjà autrice de quatre buts et deux passes décisives en treize matches, subira la loi d’Arsenal lors de la deuxième journée d’une Ligue des Championnes new look*, le tout avant de se mesurer au grand Barça, qui sort d’un triplé Liga-Copa de la Reina-Champions League en 2020-2021. Tant pis pour les contacts noués en France, en Angleterre et en Italie, en signant pour deux ans chez les troisièmes du dernier championnat d’Allemagne derrière l’intouchable (? ) duo Bayern-Wolfsburg, la Soulier d’Or 2020 est véritablement entrée dans une nouvelle dimension. Et aspire à aller « encore plus haut » de son propre aveu, même s’il lui reste encore à apprivoiser toutes les facettes de sa nouvelle réalité.
Ce n’est pas une question de talent pur, car on en a aussi en Belgique, mais tous ces petits extras qui font la différence avec les grandes nations. »
Tine De Caigny
TINE DE CAIGNY: J’ai directement vu qu’il y a plus de tempo et de puissance, car j’évolue entre autres avec des internationales allemandes. J’ai mis deux semaines à me mettre dans le rythme. Au niveau de l’engouement aussi, ça change. Quand on a joué au Bayern, le stade était plein et beaucoup de gens ont regardé le match, car il était diffusé en télé ( 1,53 million de téléspectateurs de moyenne ont assisté à la défaite 3-1 d’Hoffenheim contre le champion en titre diffusée sur la chaîne publique ARD, un record, ndlr). Maintenant, je dispute la Coupe d’Europe et c’est satisfaisant d’enfin y arriver. Car soyons honnêtes, en trois participations avec Anderlecht, on n’a pas vraiment atteint les objectifs qu’on s’était fixés au niveau européen.
Tu parles d’un niveau physique plus élevé. C’est marqué à ce point?
DE CAIGNY: Oui, car je venais d’un championnat plus petit, cela faisait plusieurs semaines que je n’avais plus joué ( depuis la mi-mai et le titre d’Anderlecht en Super League, ndlr), et en plus, j’avais chopé le coronavirus. Mais le staff était au courant de tout ça et ne m’a pas laissé aller dans le rouge trop vite.
Ton Covid s’est passé comment?
DE CAIGNY: J’ai été vraiment malade une semaine, puis je me suis remise à courir. Mais je sentais que mes poumons me brûlaient et que j’étais rapidement fatiguée. J’avais l’impression que mon corps m’avait lâchée, que je devais tout reprendre depuis le début. J’ai même eu peur de ne plus retrouver la pleine capacité de mes moyens physiques. Il m’a fallu du temps, mais tout va bien à présent.
« À Hoffenheim, je suis dans un environnement où tout est fait pour l’excellence »
Est-ce au niveau physique que la différence est la plus marquée avec ce que tu as connu jusqu’à présent?
DE CAIGNY: ( Elle réfléchit) On a également plus de temps pour peaufiner la tactique. Mais oui, on en fait plus dans ce domaine. En Belgique, on travaillait cet aspect une heure une ou deux fois par semaine et c’était tout. Ici, c’est chaque jour. Je pense qu’on évolue dans la bonne direction en Super League, mais je vois bien que mes équipières à Hoffenheim sont plus puissantes, car elles sont ici depuis quelques années. C’est aussi pour ça que j’ai choisi ce club.
Selon toi, Hoffenheim est le choix parfait, car le club développe le football idéal par rapport à tes qualités. Concrètement, ça signifie quoi?
DE CAIGNY: Gabor Gallai, le coach, veut une construction soignée depuis l’arrière, rapide, mais aussi une attaquante qui soit capable garder le ballon et c’est exactement ce que je sais faire. Je possède un profil que mon entraîneur n’avait pas encore dans son noyau. Je suis grande, athlétique et efficace devant le but. Mais ma présence impose des changements dans le jeu pratiqué, qui passe par plus de centres, ce à quoi les joueuses n’étaient pas encore vraiment habituées. Tout le monde apprend encore à m’utiliser le mieux possible.
Le club a terminé troisième ces deux dernières saisons, alors qu’il était encore dans le ventre mou il y a trois ans, et s’est qualifié pour la première fois de son histoire en Champions League. Tu sens que tu es dans une équipe qui grandit?
DE CAIGNY: Oui, c’est évident quand on voit tout ce qu’ils mettent en place pour leur section féminine en termes d’infrastructures et les moyens mis à disposition pour nous permettre de nous améliorer. Et heureusement, sinon je ne serais pas venue. Je sens que je suis dans un environnement où tout est fait pour l’excellence, et c’est aussi pour ça qu’on a atteint cet objectif de se qualifier pour les poules. De plus, les joueuses sont jeunes et la marge de progression est très intéressante ( 22,6 ans de moyenne d’âge, ndlr).
Qu’as-tu pensé de ceux qui croyaient que la marche était trop haute?
DE CAIGNY: ( Sourire) Tout le monde a le droit d’avoir une opinion. Je ne m’en préoccupe pas vraiment. À moi de prouver qu’ils ont tort. Je ne suis ici que depuis trois mois et j’ai l’impression d’avoir déjà démontré ce que je valais. Évidemment, le chemin est encore long mais c’est normal. Je n’avais en tout cas pas peur de viser trop haut. J’étais nerveuse, et surtout curieuse de savoir comment ça allait se passer, mais je savais que je devais franchir un cap et que je pouvais y arriver si je bossais dur et que je m’accordais du temps.
Dernièrement, tu es plus régulièrement sur le terrain au coup d’envoi, mais tu n’affiches qu’un peu plus de 50% de temps de jeu sur l’ensemble de la saison. Comment gères-tu le fait de ne plus être titulaire à 100%?
DE CAIGNY: Je ne dirais pas que c’était difficile, car je suis quelqu’un qui privilégie l’équipe, mais évidemment que ce n’est pas chouette de se retrouver sur le banc. Mais le coach m’a expliqué les raisons de ce choix, ce que j’apprécie. Il croit en moi, j’étais une priorité du mercato. On ne joue parfois qu’avec une seule pointe et ça réduit mes chances. Je ne dois pas non plus m’impatienter. Je suis dans une nouvelle équipe, qui se connaît depuis cinq ou six ans. Ce n’est pas facile de s’intégrer en quelques semaines.
Ta maman dit de toi que tu es trop gentille, que tu veux trop faire plaisir à tout le monde. Tu as évolué sur ce point?
DE CAIGNY: Se retrouver ici sans famille, sans ami, tout ça m’a rendue plus forte et m’a permis de m’affirmer. Je suis moins « fragile ». Parfois, je peux encore un peu retomber dans ces travers, mais sur le terrain, je sais me montrer, dire à mes équipières et au staff: « Hey, je suis là aussi, j’ai des qualités et je peux vous aider à accomplir vos objectifs, qui sont aussi les miens ».
Durant certains de tes matches, on voit que tu décroches pas mal. Est-ce une demande du coach ou est-ce toi qui te retrouves plus bas naturellement?
DE CAIGNY: Je pense que c’est en moi. Évoluer au milieu me manque parfois, car on y touche plus le ballon, on court plus. Mais le coach préfère avoir ses avants le plus haut possible sur le terrain, afin de repousser la défense adverse. Ces derniers matches, on a joué avec deux attaquantes, donc c’était moins problématique, on était plus libres de réaliser ces retours. Si on a l’espace pour avoir le ballon, alors pourquoi pas?
Le fait de jouer avec deux attaquantes, tu aimes ça?
DE CAIGNY: Oui, car j’aime bien pouvoir mettre la pression sur la défense et c’est bien sûr plus facile de faire ça en duo. Si on est seule, il faut plus courir, ce qui ne me déplaît pas, mais rend les choses plus difficiles. Ici, on a deux options. L’une d’entre nous peut décrocher, l’autre garder le ballon et les défenseuses ont deux joueuses à gérer. Mais c’est différent des Red Flames, car ni Nicole Billa ( sa partenaire et concurrente en attaque, ndlr) ni moi ne faisons partie des joueuses les plus rapides du noyau. Quand je joue avec Tessa Wullaert, on peut miser à fond sur sa vitesse. Elle peut prendre la profondeur et me transmettre le ballon dans les pieds. Nicole et moi, on aime toutes les deux recevoir la balle directement dans les pieds. Donc peut-être n’est-ce pas théoriquement la combinaison parfaite. Mais pour le moment, on s’entraide bien.
« À Anderlecht, je devais travailler dans le commerce et je ne voulais plus de ce rythme »
Ne regrettes-tu pas d’avoir été obligée de t’expatrier pour devenir professionnelle?
DE CAIGNY: La Belgique progresse. On s’entraîne plus dans les clubs, mais les voir devenir 100% pros, je ne sais pas si ça arrivera un jour. Mais on y travaille aussi avec l’équipe nationale, qui propose des séances supplémentaires. On voit malgré tout que ça n’a rien à voir avec les grands pays. Même en Serie B italienne, les joueuses sont professionnelles. C’est triste de devoir s’expatrier, et je sais qu’on bosse beaucoup là-dessus chez nous, mais on verra si ça va amener une professionnalisation totale. Partir, je l’ai fait pour moi, car j’avais déjà joué cinq ans à Anderlecht et j’avais atteint le bout du chemin. Ici, je dois prouver que je mérite ma place à chaque entraînement. Je peux me concentrer à 100% sur le football, sur mon alimentation, mieux me reposer, faire des séances supplémentaires. À Anderlecht, je devais travailler dans le commerce et je ne voulais plus de ce rythme.
Comment espérer aller à la Coupe du monde 2023 en Australie et en Nouvelle-Zélande, alors qu’une dizaine de pays européens disposent d’une sélection 100% pro et pas les Red Flames?
DE CAIGNY: Je pense que c’est possible! On a de la qualité dans l’équipe, de jeunes joueuses qui ne sont pas forcément encore prêtes à aller à l’étranger. On doit surtout se sentir bien pour prester. Or, certaines Flames ne veulent pas quitter la Belgique, ce qui est tout à fait respectable. Ce n’est pas une question de talent pur, car on en a aussi chez nous, mais tous ces petits extras qui font la différence avec les grandes nations: pouvoir travailler sur ses faiblesses, son physique, ce qui permet d’être au top 95 et non pas « seulement » nonante minutes.
N’est-ce pas aussi aux institutions et aux clubs de se bouger pour professionnaliser tout ça?
DE CAIGNY: Je pense qu’ils le font déjà. Quand je suis arrivée à Anderlecht, c’était très différent de maintenant. Aujourd’hui, les joueuses peuvent utiliser les installations des hommes, la piscine, il y a des matches au Lotto Park etc. On y arrive, mais il faut y aller pas à pas. Tout le monde ne va pas devenir 100% pro en quelques mois, et on ne va pas se mettre à investir plein d’argent sur le foot féminin dans un laps de temps aussi court.
Les expatriations de certaines internationales comme toi, ou encore Jarne Teulings et Elena Dhont, qui sont parties à Twente, ça fait aussi partie du développement de la sélection?
DE CAIGNY: Oui, c’est clair que c’est une bonne chose que les joueuses passent un cap personnel, mais comme je l’ai dit, il faut voir ce qui est le mieux pour soi dans son évolution. Si des joueuses restent en Belgique en se disant qu’elles peuvent très bien s’y entraîner et faire les extras nécessaires à leur progression dans leur club, alors pourquoi partir?
*Cette saison, les rencontres de Ligue des Championnes sont diffusées en direct et gratuitement sur la chaîne YouTube de DAZN.
« La première place du groupe reste l’objectif »
Onze tickets pour la Coupe du monde 2023 sont à distribuer dans la zone Europe, où les Red Flames se battent pour arracher la première qualif’ de leur histoire pour le tournoi mondial. Une campagne qui a mal démarré, avec un nul décevant (mais logique) en Pologne. « Elles voulaient vraiment gagner. J’espère qu’elles feront preuve de la même grinta contre la Norvège », sourit Tine De Caigny, en faisant référence à l’adversaire de la sélection belge ce mardi 26 octobre. « Mais on doit rester focus sur nos qualités et ne pas attendre des autres qu’ils fassent le boulot pour nous. C’est à nous d’aller gagner ce billet pour le Mondial. Malgré ce couac à Gdansk, l’objectif reste la première place du groupe. »
Une position qui sur papier devrait revenir aux Norvégiennes, douzièmes au ranking FIFA. Il n’empêche, ce Mondial océanien est le prochain grand objectif d’une Fédération bourrée d’ambitions pour son équipe féminine, à commencer par le top 8 européen d’ici 2024 (la Belgique pointe actuellement à la onzième place). « Mais on n’est pas les seules à vouloir bousculer la hiérarchie, donc on doit faire attention à ce que ce qu’il s’est passé en Pologne ne se reproduise plus, même si c’est surtout nous qui n’avons pas bien joué en première période. Après, c’est bien qu’il y ait de bonnes équipes en Europe, ça ne peut que nous donner ce petit kick supplémentaire pour nous améliorer et faire partie du gratin continental. C’est important de ne pas se reposer sur nos lauriers, de continuer à grandir en tant que pays. »
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