Roland-Garros: D’où vient le fighting spirit jamais pris à défaut de Rafael Nadal ?
Ce n’est qu’à la fin de leurs carrières respectives qu’on saura qui de Roger Federer, Novak Djokovic ou Rafael Nadal est le « Greatest Of All Time » (GOAT). Ce qui est sûr, c’est que le Majorquin est déjà le « Greatest Opponent of All Time », « El Guerrero Supremo », le guerrier par excellence. D’où lui vient ce fighting spirit jamais pris en défaut?
R afael Nadal restait sur vingt victoires consécutives lorsqu’il s’est fait battre par l’Américain Taylor Fritz en finale d’Indian Wells. Une défaite surprenante qui s’explique sans doute par une douleur à la poitrine – « comme si on m’enfonçait une aiguille dans la cage thoracique à chaque coup » – et une respiration difficile – « J’avais parfois la tête qui tournait ». Deux jours plus tard, le 22 mars, le verdict tombait: fracture de fatigue de la troisième côte gauche. Il avait déjà éprouvé des difficultés à terminer sa demi-finale face à son jeune compatriote Carlos Alcaraz. « Quatre à six semaines d’absence », écrivait-il sur Twitter. « Ce n’est pas une bonne nouvelle. Je suis triste car j’avais bien entamé la saison. Mais je me suis toujours battu, je vais faire preuve de patience et travailler dur pour revenir. »
J’ai horreur d’abandonner. Je me bats pour les organisateurs du tournoi, pour les spectateurs qui ont payé leur ticket, pour les téléspectateurs et pour mon adversaire. » RAFAEL NADAL
Selon les médecins, le fait que Nadal soit allé au bout de cette finale est déjà aberrant. L’Espagnol avait pourtant très vite compris qu’il ne gagnerait pas. Mais pas question d’abandonner. Il ne l’a jamais fait en finale. Et rarement lors d’autres matches. À 18 ans, il a battu Richard Gasquet au quatrième tour du tournoi d’Estoril malgré une petite fracture au pied et n’a déclaré forfait que pour le tour suivant.
Et en finale de l’Open d’Australie 2014, une douleur au dos ne lui a laissé aucune chance face à Stan Wawrinka, mais il a tenu jusqu’au bout. « J’ai horreur d’abandonner », avait-il alors déclaré. « Je me bats pour les organisateurs du tournoi, pour les spectateurs qui ont payé leur place, pour les téléspectateurs et pour mon adversaire. » Un état d’esprit que lui a insufflé son oncle, Toni Nadal, qui fut longtemps son coach. « On n’abandonne pas en finale, même si on est archi-battu. À un certain moment (lors de la finale contre Wawrinka, ndlr), Rafa m’a demandé: Qu’est-ce qu’on fait« . J’ai répondu: On joue! »
Les amateurs de tennis le respectent autant pour ça que pour ses 21 victoires en Grand Chelem, dont treize à Roland Garros. C’est aussi ce qui le distingue des deux autres membres du club des « Trois Grands ». Alors que Roger Federer est considéré comme le Mozart ou le Picasso du tennis et que NovakDjokovic est décrit comme un chirurgien qui découpe ses adversaires millimètre par millimètre, ce n’est pas un hasard si Rafael Nadal est surnommé Raging Bull, le Taureau de Manacor ou El Matador et si le cri de ralliement de ses fans est Vamos, Rafa!
Vieux démons
Ça lui a valu une popularité énorme. Bien plus grande que celle de Djokovic, pourtant un battant lui aussi. Aucun joueur n’affiche une telle volonté de ne pas perdre. Ça s’est encore vu lors de la dernière finale de l’Open d’Australie, lorsqu’il l’a emporté trois sets à deux après avoir été mené 0-2 face au Russe Daniil Medvedev. Christopher Clarey, spécialiste du tennis au New York Times, a trouvé l’acronyme parfait: » N(ever) A(ssume) D(efeat) A(s) L(ogical). »
Quand j’étais enfant, on ne me parlait pas de victoires ou de défaites, mais d’évolution et de valeurs. » RAFAEL NADAL
Même pas à la Rod Laver Arena où, après sa victoire en 2009, Nadal avait perdu quatre finales, dont celle de 2012 (la plus longue de l’histoire contre Novak Djokovic, 5h53) et celle de 2017 (défaite face à Roger Federer après avoir fait le break dans le cinquième set). De vieux démons qui ont refait surface dans le dernier set face à Medvedev lorsque Nadal, menant 5-4 et 30-0, a fini par perdre son service après une double faute. « Merde, je vais perdre comme en 2012 et 2017. », s’est-il dit. Mais il a continué à se battre. « Je peux perdre, il peut gagner, mais je ne peux pas abandonner. » Ce fut son leitmotiv pendant tout le match, même lorsqu’il a été mené deux sets à zéro. « Je voulais continuer à y croire jusqu’à la fin. Je voulais me donner une chance. » Cette chance, Nadal l’a reçue, il a remporté les deux sets suivants et a chassé ses vieux démons en contre-breakant immédiatement dans le cinquième set après avoir perdu son service avant de conclure par un jeu blanc.
Une remontada qui a réchauffé le coeur des amateurs de tennis comme rarement auparavant. Même si, d’un point de vue purement qualitatif, ce fut loin d’être sa meilleure finale. À cet égard, sa victoire sur Roger Federer en 2008 à Wimbledon reste la plus belle, d’autant que le Suisse s’est imposé cinq fois à Londres.
Pourtant, de nombreux fans préféreront ce succès sur Medvedev, car il symbolise parfaitement le guerrier qu’est le matador espagnol. En larmes, comme on l’a rarement vu, il décrit lui-même cette finale comme « la plus émouvante », « le plus grand retour » et « l’exploit le plus inattendu de sa carrière ». Pas seulement en raison du déroulement du match, désormais connu sous le nom de « Miracle de Melbourne », mais aussi parce que cette victoire est le couronnement d’un travail accompli depuis plusieurs mois.
En 2021, sa saison avait pris fin dès le mois d’août en raison de douleurs au pied gauche. C’était la conséquence du syndrome de Müller-Weiss, une rare malformation du pied qui lui cause des soucis depuis son adolescence. On a bien cru que c’était la fin de sa carrière. Il a subi un traitement, a marché avec des béquilles pendant plusieurs semaines et a souffert du coronavirus.
Comme pour Federer, on s’est dit que c’était le début de la fin. L’Espagnol a même évoqué un arrêt définitif avec son entourage. Mais il a continué à se battre, dans l’espoir d’un retour. À l’Open d’Australie, il était vidé après chaque match. En quarts de finale face à Denis Shapovalov, il a perdu près de quatre kilos. Mais il a pris du plaisir sur le terrain, y compris en finale face à Medvedev. « Je suis tellement fatigué que j’aurai du mal à faire la fête, mais s’il y avait un jour où je devais tout donner, c’était aujourd’hui », dit-il, si exténué que, pendant la cérémonie protocolaire, il a dû s’asseoir.
Et plus que la victoire encore, c’est ça qui le satisfait. Il est parvenu à gérer son anxiété, l’incertitude, la nervosité et la douleur physique. Ça avait déjà été le cas en 2009, lorsqu’il avait remporté son premier Open d’Australie. Après une victoire en cinq sets (5h10 de match) en demi-finale face à Fernando Verdasco et après cinq autres sets (4h19) en finale face à Federer, il avait parlé de « la joie de souffrir. » Car: « Peut-être que j’aime plus me battre pour la victoire que la victoire elle-même. » À tel point qu’en 2015, quand on lui avait demandé quel était son meilleur souvenir de l’Open d’Australie, il n’avait pas parlé de sa victoire en 2009, mais de sa défaite en finale face à Djokovic en 2012, qui avait duré une bonne heure et demie de plus. Parce que, ce jour-là, il avait à nouveau fait jeu égal avec le Serbe qui, l’année précédente, l’avait surclassé dans six finales, dont celles de Wimbledon et de l’US Open.
Relativiser
Alors que Djokovic a déjà répété souvent que son but ultime était de battre le record de victoires en Grand Chelem, Nadal a dit au moins aussi souvent que, pour lui, ce n’était pas une obsession. Sa véritable motivation, c’est la manière, la hargne, le retour après une blessure ou après avoir été mené dans le match.
Ce n’est pas un hasard si cette année, après chaque victoire, il a dit qu’il était très satisfait d’encore pouvoir jouer et d’encore pouvoir se battre à 35 ans, après tout ce qu’il a connu en 2021.
Mais dans le même temps, ces dernières années, il a réussi à relativiser l’importance du tennis par rapport au Covid ou à la guerre. Même après sa défaite dans la douleur en finale à Indian Wells, Nadal a dit qu’il était « stable » et ne se lamentait jamais longtemps, surtout pas après les deux mois inoubliables qu’il venait de vivre.
Au cours de ce même tournoi, après un come-back face au jeune Américain Sebastian Korda (qui menait 5-2 dans le troisième set), il a expliqué plus en détail ce qu’il ressentait lors de tels matches. « Les gens pensent que je suis un believer, un gars qui croit tout le temps qu’il peut renverser la situation. Mais ce n’est pas vrai. Quand c’est 5-2, je ne suis jamais sûr de revenir. Par contre, je n’abandonne jamais, même si la situation semble inextricable et qu’il y a 90% de chances que je perde le match. Parce que celui qui abandonne est sûr de perdre. Tandis que celui qui continue a au moins la satisfaction d’avoir tout donné, même s’il s’incline. Et peut-être même qu’il peut utiliser ces 10% de chances pour s’imposer. »
L’intelligence tennistique de Rafa est extraordinaire. Il a toujours un plan B ou un plan C. Tout l’alphabet s’il le faut. » CARLOS MOYA
Ce fighting spirit, Nadal pense qu’il lui a été inculqué par sa famille, notamment par son oncle/coach Toni Nadal. « Quand j’étais petit, on ne me parlait pas de victoires ou de défaites, mais d’évolution et de valeurs. Je ne pouvais pas casser de raquette, pas jurer pendant un match, pas perdre mon self control ou abandonner. Si je le faisais, je pouvais oublier le tournoi suivant. J’étais privé de tennis. C’est pour ça que j’ai cette mentalité. »
Pirate musclé
C’est aussi comme ça que Toni Nadal a appris à son neveu à toujours s’entraîner dur car « la préparation est la clé du succès. » Il lui répétait toujours une phrase de Picasso: » Qué la inspiración me encuentre trabajando » – « Que je trouve l’inspiration en travaillant ». À 35 ans, cette mentalité lui convient mieux que jamais. Plus encore que lorsqu’à 18 ans, il exhibait ses muscles avec des t-shirts sans manche et ses pantalons de pirate, misant plus sur son physique que sur sa technique et son sens tactique. Grâce à sa vitesse et à son endurance phénoménales, il renvoyait pendant quatre à cinq heures des balles qui semblaient inaccessible. Entre 2008 et 2010, lorsqu’il était au sommet de sa force physique, il fallait un exploit pour éliminer Nadal.
17 ans plus tard, il n’est plus aussi rapide ni aussi explosif. Le temps et les blessures, notamment celles au pied gauche, l’ont usé. Alors il compense par un deseo de ganar, une rage de vaincre jamais prise en défaut. Il soigne plus que jamais son corps (à la fin de l’Open d’Australie, il y avait quatre mois qu’il n’avait plus bu une goutte d’alcool) et se montre extrêmement perfectionniste.
En 2016, après deux ans sans victoire en Grand Chelem, il a compris que ses adversaires décodaient désormais son jeu, alors il a changé de coach, remplaçant son oncle Toni par Carlos Moya, vainqueur de Roland Garros en 1998. Celui-ci lui a expliqué sa vision des choses à moyen et à long terme, ce qui lui a permis de modifier son jeu et de renouer avec la victoire en Grand Chelem. » Rafa savait qu’il devait prendre des risques, mais il était très motivé et ouvert au changement », disait Moya dans L’Équipe. « Il a fait ce que je lui proposais. » Cinq ans plus tard, fin 2021, Marc López a rejoint le team Nadal. C’est l’ex-partenaire de double de Rafa, avec qui il fut champion olympique en 2016 et qui le connaît mieux que personne en tant qu’homme et en tant que joueur. Il a apporté de nouveaux éclairages et on a vu lors du dernier Open d’Australie que ça fonctionnait. Depuis l’arrivée de Moya fin 2016, Nadal a remporté sept tournois du Grand Chelem, dont trois sur surface dure.
À Melbourne, on a vu clairement à quel point le jeu du gaucher avait évolué: un meilleur revers, plus de slices et de lobs pour casser le rythme de l’adversaire, plus de volées au filet (parfois même un service-volée), plus de risques dans les premiers échanges pour raccourcir les points (et épargner son corps) et un service nettement plus puissant (187 km/h au premier service et 162 km/h au deuxième à l’Open d’Australie contre 180 km/h et 150 km/h à Roland Garros l’an dernier).
Ça permet à Nadal de varier davantage ses coups d’attaque tandis que son retour en coup droit reste mortel et qu’il n’a rien perdu de son sens tactique. Une qualité que l’Espagnol a toujours eue, mais dont il devait faire moins souvent usage par le passé, tant il était fort physiquement. Selon Moya, c’est même l’atout le plus sous-estimé de son jeu. « L’intelligence tennistique de Rafa est extraordinaire. Il a toujours un plan B, un plan C et même tout l’alphabet si c’est nécessaire. Si l’adversaire ouvre une toute petite brèche, il la détecte et s’y engouffre directement. »
Nadal aime toujours autant la difficulté. Plus bel exemple: la dernière demi-finale à Indian Wells, face au jeune talent espagnol Carlos Alcaraz, lorsque un vent violent s’est levé au cours du deuxième set, provoquant même une mini-tempête de sable. Les déclarations de Nadal après le match en disent long sur son état d’esprit. « Jouer quand il y a du vent, j’adore. C’est pareil au golf (son hobby préféré, ndlr). Le niveau n’est pourtant pas élevé, on commet plus de fautes, mais ça me pousse à trouver des solutions. »
Cette capacité de toujours s’adapter aux circonstances, sur le terrain comme en dehors, à jouer chaque match comme un gladiateur qui se bat pour survivre a fait de Rafael Nadal un des plus grands joueurs/adversaires de tous les temps. D’autant qu’une chose ne changera jamais: son amour incommensurable pour le tennis.
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