Les secrets de Patrick Lefevere, le directeur sportif le plus titré sur Paris-Roubaix
Comment est-il devenu le directeur sportif aux 13 victoires dans l’Enfer du Nord ? Et comment utilise-t-il ces succès pour faire tourner l’équipe Quick-Step, akaThe Wolfpack?
Un père cool, une mère dure
65 ans, c’était le bon moment, pour Patrick Lefevere, pour se confier sur sa vie très privée. Il l’a fait dans les colonnes du journal flamand Het Nieuwsblad. Il y a évoqué la triste piaule de ses jeunes années. Une pièce très sombre, sans fenêtre, où on l’enfermait quand il avait fait une bêtise. Il a avoué qu’il y passait « plus de temps que dans le salon. » Le plus souvent, c’était sa mère qui le punissait. Elle-même, issue d’une famille de onze enfants, avait été élevée à la dure. Le père de Patrick Lefevere était beaucoup plus conciliant. Si ça ne tenait qu’à lui, le gamin pouvait vite sortir de la cache.
Quand un bon mécanicien ou un soigneur de qualité le quitte pour la concurrence, il voit ça comme une défaite personnelle.
C’est comme ça qu’il a toujours dirigé ses équipes cyclistes. Il est dur. Mais juste. Il cherche même à entretenir une ambiance familiale. Sans jamais relâcher la pression, toutefois. Il lui arrive d’en remettre une couche, après une course dont le résultat ne lui convient pas. Ce n’est pas son style de hurler ou de claquer des portes. Il suffit d’observer l’expression de son visage et tout le monde a vite compris. Et d’écouter ses conclusions, toujours sans détour. Il remet personnellement ses coureurs à leur place. Il est aussi capable de mots très durs après une victoire, si le plan défini à l’avance n’a pas été appliqué ou si trop de coureurs de l’équipe ont abandonné trop tôt à son goût. « Patrick Lefevere n’est tout à fait content que si on a gagné en ayant appliqué la stratégie à la lettre », entend-on chez Quick-Step.
Le grand public le dépeint à l’occasion comme « un dégoûtant », un terme qu’il utilise lui-même pour se qualifier, mais ça ne l’empêche pas de trouver le sommeil. « Les gens faciles à vivre qui font mon boulot, celui de manager, ils ne vont jamais bien loin. Je dois être difficile! » Patrick Lefevere a du mal quand il est confronté à des amateurs. Et il se transforme en loup si on attaque un membre de sa meute, si on ne tient pas sa parole, si on oublie une poignée de main synonyme d’engagement. Un loup capable d’attaquer.
Le dossier du transfert de son sprinteur irlandais Sam Bennett est l’exemple le plus récent. L’année dernière, dans la colonne qu’il tenait dans HetNieuwsblad, Lefevere l’a plus d’une fois démoli. Il a parfois employé des mots très durs, il lui est arrivé de franchir la ligne rouge. Sur Twitter, il n’avait pas peur de donner son avis, même si ça devait piquer. Ça lui a valu des critiques, justifiées dans certains cas, et en février de cette année, il a décidé d’abandonner ce canal de communication. Il en avait marre d’être « attaqué comme un criminel ». Il estimait que ses tweets n’étaient pas toujours bien interprétés. Malgré les critiques, il est resté sur ses positions dans l’affaire Bennett. Il s’est juste excusé d’avoir comparé le coureur à une victime de violence conjugale (« comme une femme battue qui rentre chez son mari violent »), quand il est retourné dans l’équipe BORA-Hansgrohe. « C’était malvenu, d’accord, mais je n’ai pas changé d’avis sur le fond. »
Cette image de « dégoûtant » ne colle pas à l’homme au coeur tendre qu’est Patrick Lefevere dans la vie de tous les jours. « Quand les gens apprennent à me connaître, ils ont directement une autre image de moi », dit-il. C’est confirmé par les réactions chaleureuses de coureurs qui ont quitté Quick-Step simplement pour gagner plus d’argent ailleurs. Que ce soit Enric Mas, Elia Viviani, JulienVermote ou Niki Terpstra, ils ont tous manifesté leur reconnaissance vis-à-vis de leur ancien patron. C’est comme ça que l’homme force le respect. Il est à la fois exigeant et proche des gens. Autre illustration parfaite de cette équation: après chaque victoire, le champion du monde Julian Alaphilippe lance un « Tu es fier de moi? » à Patrick Lefevere. Le même Alaphilippe n’a pu retenir ses larmes et a serré le patron dans ses bras en août 2019, quand il a prolongé son contrat alors qu’il avait des offres encore plus lucratives ailleurs.
Des propositions que Fabio Jakobsen n’avait pas reçues au moment de sa terrible chute au Tour de Pologne en 2020. Il est revenu à la compétition, et avant qu’il ait gagné une course, alors qu’on ne pouvait pas être sûr qu’il retrouverait son meilleur niveau, il a obtenu une prolongation de contrat jusqu’en 2023. Aux mêmes conditions. Il raconte. « Patrick m’a dit: Ne t’en fais pas, Fabio. On croit en toi, on te laisse du temps. Je lui en suis énormément reconnaissant. C’est un homme que j’ai maintenant dans la peau. »
Le gars est généralement très rationnel mais il arrive que les émotions prennent le dessus, même quand il recrute des coureurs. C’est à cause de ça qu’il est resté aussi longuement derrière Frank Vandenbroucke. Et qu’il a repris Mark Cavendish en fin d’année 2020 alors que plus personne ne croyait en lui. Vandenbroucke, Cavendish: deux types sensibles et bourrés de tempérament. Patrick Lefevere se reconnaissait simplement en eux.
Son père en faillite
La faillite du commerce de voitures de son père a été un moment poignant de la vie d’adolescent de Patrick Lefevere. Subitement, un huissier et un curateur déboulent. Ils emportent tout. Absolument tout. Dont les 30.000 francs (750 euros) que le gamin de seize ans a patiemment économisés. Le paternel passe même un peu de temps en prison, à Ypres. Patrick, jeune coureur, va lui rendre visite à vélo, il peut juste lui parler derrière une vitre. Cette expérience est un traumatisme pour lui, il en tire déjà des leçons pour la vie: il fera toujours attention à lui et à son argent. Il fera mieux que son père, parfois trop gentil et naïf.
Ce n’est donc pas un hasard si le jeune Patrick Lefevere devient un gars prudent. Dès qu’il gagne un peu d’argent dans des courses, il le place à la banque. Il rêve d’acquérir, plus tard, une villa semblable à celle qu’ EddyMerckx possède à Tervuren. Mais il arrête très tôt sa carrière et n’a donc pas l’occasion d’amasser suffisamment d’économies. Il le fera en tant que manager d’équipe. Mais il ne claquera jamais de sommes folles, malgré son attirance pour les beaux costumes et les belles voitures. Il gère intelligemment ses avoirs et garde toujours une réserve, au cas où…
Dans l’interview qu’il a accordée au Nieuwsblad à l’occasion de son 65e anniversaire, il explique qu’il a les moyens d’ajouter une dose de caviar à ses pâtes tous les jours jusqu’à la fin de sa vie. Le caviar, il pourrait même le déguster à la louche s’il vendait les actions qu’il possède dans la société englobant l’équipe Quick-Step. On le lui a déjà proposé, mais il a décliné. Parce que sa « famille », comme il qualifie la formation, est trop importante pour lui. Et parce que l’argent n’a jamais été son premier moteur. Il aurait pu gagner encore plus en travaillant dans le privé ou en créant sa propre société. Là aussi, il a toujours refusé parce que sa passion de la course est trop forte. C’est toujours ce qu’il préfère dans la vie.
Dans sa fonction de team manager, il a les mêmes priorités que dans son quotidien: il surveille toujours le budget de façon très stricte. Ainsi, il laisse partir de très bons coureurs si leurs prétentions salariales deviennent démesurées. On peut citer Marcel Kittel, Niki Terpstra, Philippe Gilbert, et il y a eu d’autres exemples. Il faisait déjà office de comptable pour l’équipe Marc Zeepcentrale, un job qu’il combinait avec celui de directeur sportif (voir chapitre suivant). À l’époque, déjà, il avait des idées révolutionnaires pour tenir les comptes. Cette révolution ne plaisait pas à tout le monde mais il gardait toujours, dans un coin de la tête, la faillite de l’entreprise de son père.
Les débuts de directeur sportif
Le 9 juin 1979, Patrick Lefevere disputait sa dernière course chez les professionnels, à 24 ans seulement. Trois jours plus tard, il était dans la voiture de la formation Marc Zeepcentrale en tant que directeur sportif adjoint. Durant les premiers mois, le comptable diplômé a été chargé de surveiller les comptes. Et la saison suivante, il était déjà le seul directeur sportif de l’équipe. Un cursus accéléré parce qu’il devait directement tout gérer, de la présentation des coureurs aux contrats en passant par les deals avec les équipementiers.
Du jour au lendemain, il comprend que ce boulot est fait pour lui. Il n’a de leçons à recevoir de personne en matière d’organisation, il a un sens tactique hyper développé et il sait cerner les gens, une qualité héritée de son père. Tout ça lui est bien utile quand il conseille, en tant que comptable, les gens qui vendent l’équipe Marc Zeepcentrale. Il les motive comme il motivera ses coureurs pendant toute sa carrière, avec énormément de psychologie.
Durant ses premières années de directeur sportif, il comprend aussi l’importance cruciale d’un encadrement de qualité. Pour lui, c’est là que bat le coeur d’une équipe cycliste. Plus tard, quand il dispose de plus de moyens, ça devient carrément sa première priorité quand il construit un team. Il ne veut, aux postes clés, que des personnes loyales qui adoptent sa philosophie. Quand un bon mécanicien ou un soigneur de qualité le quitte pour la concurrence, il voit ça comme une défaite personnelle. De nombreux membres du staff Quick-Step sont chez lui depuis très longtemps. Le kiné Frederick Pollentier, les soigneurs Marc Patry, Rudy Pollet et Kurt Van Roosbroeck, le chauffeur de bus Dirk Clarysse, les mécanos Kurt Roose, Nico Coosemans et Dirk Tyteca, les médecins Toon Cruyt et Yvan Vanmol, le directeur financier Geert Coeman, ils sont tous chez Quick-Step depuis au moins dix ans. Et puis Patrick Lefevere est habitué à transformer des coureurs qu’il a employés en directeurs sportifs, comme Wilfried Peeters, DavideBramati ou Tom Steels. D’autres ex-pros, come Rik Van Slycke et Brian Holm, sont des fidèles de Quick-Step.
Il imagine deux épitaphes sur sa pierre tombale: « I did it my way » et « Je ne regrette rien.
Ils ont tous la mentalité inculquée par Lefevere dans les années 90 chez GB-MG/Mapei, quand les Italiens ( Mario Cipollini, AndreaTafi, DavideBallerini, GianlucaBortolami) et les Flamands (avec Johan Museeuw en tête de pont) faisaient cause commune. Lefevere continue à raconter qu’en début d’année 1993, au Tour Méditerranéen, il avait su convaincre Museeuw, tout juste arrivé de l’équipe Lotto, d’emmener un sprint pour Cipollini. Peu de temps après, Cipo avait renvoyé l’ascenseur à Museeuw, en l’emmenant vers une victoire d’étape dans Paris-Nice.
Près de trente ans plus tard, cette philosophie du « Gagner ensemble » a changé d’appellation. On dit aujourd’hui » TheWolfpack« , mais le concept est toujours le même: le collectif avant tout le reste. Patrick Lefevere avoue même que le succès qui lui a fait le plus plaisir, c’est le titre mondial par équipes gagné en 2012 à Valkenburg.
La mort de son meilleur ami
Quand Patrick Lefevere était coureur, il s’entraînait et faisait les courses avec Johny De Blaere, un Wallon qu’il avait connu à l’école maternelle et dont il s’était occupé. Ils sont devenus les meilleurs potes du monde, avec le vélo comme passion commune. Jusqu’à cette funeste journée. Lefevere a reçu un coup de fil du père De Blaere: Johny était tombé mort, à 21 ans. Crise cardiaque. Ce drame l’a longtemps poursuivi, au point d’être en partie l’explication de sa fin de carrière prématurée. Il a commencé à avoir peur de se défoncer à l’entraînement, surtout quand il s’est mis à ventiler.
Avant ça, Lefevere était un coureur colérique, capable de s’emporter pour des bêtises. Il a alors complètement changé d’optique. Il s’est promis de ne plus jamais s’énerver. Et de ne plus jamais perdre le sommeil pour des banalités. Plus rien ne pourrait lui faire perdre ses moyens. Pas même ce fameux reportage paru dans Het Laatste Nieuws en 2007, l’accusant de participer au dopage de ses coureurs. Il considère que son art de rester parfaitement zen dans des situations aussi tendues est une de ses principales qualités. Paniquer, lui? Plus jamais. Même quand une situation semble inextricable, il reste optimiste.
Encore plus depuis le 21 septembre 2000, date du vingtième anniversaire de la mort de son père (des suites d’un cancer du foie) et de l’anniversaire de son fils Dieter. Ce jour-là, il a reçu les résultats catastrophiques d’un examen médical: tumeur aux intestins. Avant l’opération, qui allait durer sept heures, il avait peur de ne pas se réveiller. Mais tout s’est bien passé. Un mois après sa sortie d’hôpital, il a fait le point sur sa vie et a décidé d’en profiter encore plus intensément. Plus d’une fois, dans des interviews, il a sorti cette formule révélatrice de son état d’esprit: « Aujourd’hui est le premier jour du reste de ma vie. » Une façon de mettre en pratique une maxime apprise au collège de Roulers: « Fais de ton mieux et ne te retourne jamais. »
Il imagine deux épitaphes sur sa pierre tombale: » I did it my way » et « Je ne regrette rien. » Comme homme, mais aussi comme directeur sportif, il préfère regarder devant lui. Viser la prochaine victoire. « C’est celle-là, la plus belle. » C’est dans le même mood qu’il n’arrête pas de repousser son départ à la retraite. Il a 67 ans mais le nouveau projet avec Quick-Step et Soudal est prévu jusqu’en 2028 et il n’imagine pas arrêter avant. Son prochain grand défi, c’est une victoire de Remco Evenepoel dans un grand tour, voire carrément au Tour de France.
Rester le patron de son équipe bien après l’âge canonique de septante ans? Pas de problème pour lui. L’homme est diabétique et il a toujours apprécié la bonne cuisine, mais mentalement, il se sent bien plus jeune que son âge. Et puis il délègue plus que dans le passé. Aujourd’hui, il arrive à insérer de temps en temps une journée de décontraction totale dans son agenda: en pyjama et peignoir, avec un bon verre de vin et la presse du jour. Une autre activité qui le détend: revoir, le lendemain d’une classique, le déroulé de la finale. Histoire de détecter les erreurs qui ont été commises et d’y remédier pour les courses suivantes.
Il se demande ce qu’il fera de sa vie quand il ne sera plus dans le peloton. Malgré sa peur de prendre l’avion, il rêve d’un tour du monde avec Tahiti comme destination finale. Il a flashé sur ce pays quand il était jeune, en voyant le film Les Révoltés du Bounty avec Marlon Brando. Mais aura-t-il toujours la même énergie? À la façon des coureurs qui font leur build-up vers les grandes courses, il se focalise toujours sur les prochains objectifs: les rendez-vous du printemps, le Tour de France, le championnat du monde. Tous des moments de l’année où il est mentalement affûté comme jamais. Il le dit: « Dans ma tête, je suis toujours coureur. »
Patrick Lefevere
Né
06/01/1955 à Moorslede.
– Habite à
Rumbeke (Roulers)
– Marié à
Patricia Vercaeme
– enfants:
Dieter et Thomas
Coureur professionnel
Ebo-Cinzia (1976), Ebo-Superia (1977), Marc Zeepcentrale-Superia (1978-juin 1979)
– Directeur sportif
Marc Zeepcentrale-Superia (à partir du 12/06/1979), Marc Zeepcentrale-VRD (1980), Capri-Sonne (1981-1982), Lotto-Merckx (1985-1987), TVM-Van Schilt (1988), Domex-Weinmann (1989), Weinmann (1990-1991), GB-MG Maglificio (1992-1994), Mapei-GB (1995-1997), Mapei-Bricobi (1998)
– Manager d’équipe
Mapei-Quick-Step (1999-2000), Domo-Farm Frites (2001-2002), Quick-Step (2003-2022)
– Palmarès de directeur sportif et manager (non exhaustif)
7 titres mondiaux sur route, 4 titres mondiaux par équipes, 74 victoires d’étapes au Tour de France, 33 monuments (13 Paris – Roubaix, 11 Tours des Flandres, 4 Tours de Lombardie, 3 Milan – Sanremo, 2 Liège – Bastogne – Liège)
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