Jolien D’Hoore évoque la saison féminine de cyclisme : « Kopecky, c’est Van Aert en version fille »
Que nous réserve Lotte Kopecky? Qui succédera à Anna van der Breggen? Où va notre cyclisme féminin? Jolien D’hoore, à peine sortie du peloton, se projette dans la nouvelle saison.
Jolien D’hoore mène la même vie que la plupart des jeunes retraités depuis qu’elle a mis un terme à sa magnifique carrière début octobre, après le tout premier Paris – Roubaix pour femmes. Traduction: elle n’arrête pas de bouger! On se doutait bien que cette Flandrienne dynamique de 31 balais n’allait pas se reposer sur ses lauriers. Pas pour elle… « J’ai commencé à bosser chez Cycling Vlaanderen à la mi-novembre. Je m’étais donné six semaines pour souffler après ma toute dernière course, mais dans les faits, j’ai déjà commencé à m’impliquer à cette période-là. Tellement j’avais envie de commencer cette nouvelle aventure. »
Elle travaille en tandem avec Anne-Laure Gheerardyn pour l’aile flamande de la Fédération, elles sont les visages de notre cyclisme féminin. Gheerardyn prend en charge le volet administratif tandis que la médaillée olympique de Rio se focalise sur le sportif, avec sa casquette de performance coach.
Histoire de rester en contact direct avec le peloton, elle combine ce poste avec une fonction à temps partiel dans la direction sportive de l’équipe NXTG by Experza, une formation U23 qui vise l’accession au WorldTour la saison prochaine et est dirigée par Natascha Knaven. « Son mari, Servais Knaven, est directeur sportif d’INEOS. Il va me filer des tuyaux, c’est le meilleur prof dont je pouvais rêver. »
On va commencer par discuter de Lotte Kopecky… Elle a quitté Liv Racing pour SD Worx, l’équipe dans laquelle tu as terminé ta carrière. Un super transfert, mais en rejoignant cette équipe de grands noms, elle ne sera plus la patronne incontestée. Tu es d’accord?
JOLIEN D’HOORE: C’est le revers de la médaille. SD Worx, c’est comme Quick-Step chez les hommes. Quand tu signes dans une équipe pareille, tu sais que tu ne pourras pas jouer ta carte dans chaque course, que tu devras parfois rouler pour une équipière. Mais c’est du win-win au bout du compte. SD Worx est un sponsor belge, alors ils cherchaient une coureuse belge. Et Kopecky sait que si elle veut gagner de grandes courses, elle devait faire ce choix-là. Imagine que SD Worx décide de rouler pour elle au Tour des Flandres, par exemple. Alors, elle a neuf chances sur dix de gagner.
Elisa Balsamo a trop longtemps couru sans réfléchir. » Jolien D’hoore
« Tout le monde a envie de gagner le Tour des Flandres »
Maintenant, est-ce qu’elle est sûre d’avoir la priorité dans une course pareille alors qu’il y a aussi Chantal van den Broek-Blaak et Demi Vollering dans l’équipe?
D’HOORE: Chez SD Worx, ils ne parlent jamais d’une leader. Là-bas, ça n’existe pas. S’il y a six filles au départ d’une course, elles partent toutes sur le même pied. Par contre, avant la course, tu peux dire que ça te tente particulièrement de la gagner. Pour le Tour des Flandres, tout le monde a envie… Puis, au fil des kilomètres, on fait le point et on décide qui sera favorisée. Tu dois toujours être honnête: si tu dis que tu as des bonnes jambes, ça veut dire que tu te sens capable de gagner. C’est une équipe qui ne roule pas pour la troisième place.
Et si plusieurs filles de l’équipe le sentent bien?
D’HOORE: Alors, elles doivent démarrer chacune à leur tour et espérer être finalement dans la bonne échappée.
Avec autant de grands noms, SD Worx doit être quelque part un panier de crabes, non?
D’HOORE: Mais non! Au contraire. L’ambiance est conviviale dans l’équipe. C’est très néerlandais, très direct. Si un truc ne te plaît pas, tu le dis, devant tout le monde. Ce sont toutes des coureuses de haut niveau et il y a automatiquement un respect mutuel. Tu prends, tu donnes. Plus d’une fois, je me sentais super bien, mais j’étais prisonnière parce que j’avais une coéquipière devant. Elle gagnait et j’étais contente aussi, parfois plus contente qu’elle. On était une bande d’amies. Cette équipe, c’était pour moi comme une deuxième famille. C’est pour ça que l’accident d’Amy Pieters nous a beaucoup choquées. C’était la fille du groupe dont j’étais la plus proche. Depuis que j’ai arrêté, je continue à l’avoir régulièrement au téléphone. Et après son accident, j’étais tous les jours en contact avec les gens qui étaient sur place.
« Une vingtaine de filles peuvent gagner une classique »
Tu crois que SD Worx va tout écraser au printemps?
D’HOORE: Il y a quatre ou cinq ans, toutes les cracks étaient dans l’équipe Boels-Dolmans, qui est devenue SD Worx. Aujourd’hui, elles sont réparties dans plusieurs teams. Il y a une vingtaine de filles qui peuvent se battre pour la victoire dans les classiques. Le sommet de la pyramide s’est élargi, la lutte est plus ouverte, c’est beau à regarder. Mais pour moi, SD Worx reste le meilleur bloc. Ces filles-là ont une expérience énorme, elles connaissent parfaitement les parcours. Tu n’as pas besoin de les renseigner dans l’oreillette sur la direction du vent, elles sentent elles-mêmes tout ça. Elles lisent très bien les courses. Parfois, ça ne leur offre qu’une fraction de seconde d’avance sur la concurrence, mais ça peut être suffisant pour faire la différence. Que ce soit dans une bordure ou dans un sprint.
Quelle équipe est la plus proche de SD Worx?
D’HOORE: Trek – Segafredo. Elisa Longo Borghini, Lizzie Deignan, Ellen van Dijk et Lucinda Brand, ça fait quatre grands noms. Si elles sont toutes en forme le même jour, ce sera costaud. Le parcours de plusieurs classiques a été durci pour cette année, ça joue pour elles. On a ajouté le Koppenberg au Tour des Flandres. Ce sera aussi plus dur à Gand – Wevelgem avec notamment l’ascension du Kemmel par sa pente la plus raide. Pour les pures sprinteuses, il ne reste finalement plus que deux courses: Bruges – La Panne et le Grand Prix de l’Escaut.
L’équipe Trek – Segafredo s’est aussi renforcée avec Elisa Balsamo, la championne du monde.
D’HOORE: Les dernières années, je trouvais qu’elle ne courait pas bien. On voyait parfois qu’elle avait des très bonnes jambes, mais comme elle ne réfléchissait pas assez, ça se finissait au sprint et il lui manquait un petit quelque chose. Par contre, aux championnats du monde, elle a fait jouer sa grande classe.
« Elisa Balsamo a une super mentalité, pas typiquement italienne »
Championne du monde à seulement 23 ans, ça ne risque pas d’être un cadeau empoisonné? On a vu ça avec Amalie Dideriksen.
D’HOORE: Elle était encore plus jeune, elle n’avait que vingt ans. Elisa a plus la tête sur les épaules, elle a une super mentalité, pas typiquement italienne. Elle sait comment elle doit gérer son titre mondial. Elle n’est pas du genre à se croire arrivée. Au contraire, elle meurt d’envie de confirmer. Je suis sûre qu’elle va gagner beaucoup de courses. Avec Lorena Wiebes et Emma Norsgaard, elle forme la crème du sprint. Je la vois aussi briller dans les classiques flamandes, même dans le Tour des Flandres.
Tu trouves que Marianne Vos a une équipe à son niveau?
D’HOORE: Jumbo – Visma n’a peut-être pas le même vivier que SD Worx et Trek – Segafredo, c’est moins riche en profondeur, mais des filles comme Riejanne Markus et Anouska Koster, ça vaut de l’or dans une équipe. On les retrouve moins souvent dans les classements, mais elles bossent énormément. Et n’oublions pas leur nouvelle recrue, Coryn Rivera. Ou plutôt Coryn Labecki, puisqu’elle roule maintenant sous ce nom-là. Avec elle et Marianne Vos, cette équipe a un duo costaud. Une des deux peut partir dans une échappée, l’autre peut se permettre d’attendre le sprint. Parce qu’elles sont toutes les deux hyper rapides. Et la Vos 2.0 est tellement mature qu’elle ne se laisse plus jamais déstabiliser.
Anna van der Breggen a été la référence absolue ces dernières années sur les classiques accidentées avec deux victoires à Liège et sept dans le Mur de Huy. Elle est aujourd’hui directrice sportive de SD Worx. Qui sera la nouvelle reine des Ardennes?
D’HOORE: Pour la Flèche Wallonne, je pointerais Katarzyna Niewiadoma. Je pensais déjà que son heure avait sonné l’année passée, mais Anna van der Breggen était imbattable. Niewiadoma n’a pas l’explosivité de Julian Alaphilippe mais chez les femmes, c’est moins nécessaire. Elles grimpent le Mur de Huy sur un seul tempo et ça se finit par un sprint qui implique les survivantes. Pour les hommes, c’est plus un vrai sprint, et dans les cent ou deux cents derniers mètres, ça peut encore exploser.
Pour Liège, les premiers noms qui me viennent sont Grace Brown et Demi Vollering, deux coureuses capables de faire un long solo et de gérer des ascensions plus longues. Brown va avoir trente ans cette année, mais elle n’a pas dit son dernier mot. Il n’y a pas si longtemps qu’elle fait du vélo, elle s’est d’abord consacrée à l’athlétisme. Elle a des mollets énormes, et quand on la voit, on se dit qu’elle ne sait sûrement pas grimper. Mais c’est tout le contraire. Elle peut s’illustrer sur tous les types de parcours.
Vollering grimpe aussi très bien et elle a un très bon sprint. C’est sa force. Quand elle est arrivée dans mon équipe, on a fait notre premier entraînement ensemble pendant un stage en Espagne. On s’est affrontées sur un sprint. Je pensais que j’allais l’avaler facilement. Une grimpeuse… Mais même quand j’ai tout donné, elle est restée à ma hauteur. J’ai dû me défoncer pour finir devant elle. Elle m’a foutu un coup au moral… Maintenant, quand on revoit son sprint à Liège, on comprend facilement.
« Kopecky peut gagner toutes les classiques sauf la Flèche Wallonne »
Qui doit sauver l’honneur de la Belgique dans les courses wallonnes?
D’HOORE : Je crois que si Kopecky participait à Liège, elle pourrait faire quelque chose là-bas. Elle grimpe bien, et si elle arrive à rester devant après les ascensions, elle aurait sa chance grâce à son sprint. Elle est capable de gagner toutes les classiques, à part la Flèche Wallonne. Elle a un peu les caractéristiques de Wout van Aert. Deux grands talents qui savent combiner les disciplines, et dans les deux cas, on se demande où sont leurs limites. Si Kopecky tentait sa chance en contre-la-montre, elle pourrait aussi réussir quelque chose. En tout cas, elle va déjà récolter les fruits de son passage chez SD Worx et des tests de contre-la-montre qui ont été organisés sur piste.
Un come-back ? Pas pour moi. » Jolien D’hoore
On en revient donc à Kopecky… Il n’y a pas d’autres coureuses belges susceptibles de nous apporter des victoires prochainement dans les classiques?
D’HOORE: Le premier nom à retenir, pour moi, c’est Shari Bossuyt. Elle passe en WorldTour et je m’attends à ce qu’elle franchisse un palier cette année. Canyon – SRAM était une grosse équipe il y a quatre ou cinq ans, mais elle a un peu perdu des plumes entre-temps. Ils n’ont plus que Niewiadoma mais son truc, ce sont plus les parcours accidentés. C’est un avantage pour Bossuyt, elle aura carte blanche dans les classiques flamandes. Mais vu son petit gabarit, j’imagine plus son avenir dans des classiques comme Liège et l’Amstel. Même s’il faut être prudent quand on fait des pronostics… Elle faisait des bonnes choses sur piste dans la poursuite par équipes avec nous, ça veut dire qu’elle a les watts nécessaires pour réussir quelque chose sur les pavés.
Elle vient de NXTG. Dans ton équipe, qui faudra-t-il tenir à l’oeil cette année?
D’HOORE: Une fille qui a rejoint NXTG sur mes conseils, Lone Meertens. Elle est la plus âgée de l’équipe, elle aura bientôt 24 ans, elle n’est donc plus espoir sur le papier. Je la connais via l’équipe nationale. Elle a d’abord fait de l’athlétisme, elle ne s’est mise au vélo qu’il y a quatre ans et elle n’a donc pas toutes les bases. Si elle est bien conseillée, elle peut gagner des grandes courses à plus long terme. Elle a les caractéristiques pour les classiques wallonnes, mais je la vois bien briller aussi au Tour des Flandres.
« Renforcer les fondations pour élargir le vivier »
Comment fais-tu pour essayer d’agrandir le vivier chez Cycling Vlaanderen?
D’HOORE: On renforce les fondations, ce n’est que comme ça qu’on peut construire une maison. On a un projet pour les filles de douze à 18 ans, il a été lancé il y a trois ans. On les prépare à la compétition via des ateliers, des entraînements,… La formation se donne de mars à juin, puis dès le mois de juillet, elles peuvent s’affilier dans un club et commencer à participer à des courses. On a un projet comparable pour les plus de 18 ans, et là, c’est étalé sur un an. Il a commencé il y a deux ans. Pour ces deux projets, je m’occupe de l’aspect sportif. Je fais le programme et je roule avec elles.
Ça attire du monde?
D’HOORE: En 2020, 52 filles avaient participé au projet des douze-18 ans. L’année passée, il y en avait 74. Et ça peut aller très vite. Par exemple, Hélène Hesters, la soeur du pistard Jules Hesters, a déjà décroché deux titres nationaux sur piste cet hiver chez les Juniores, en scratch et en poursuite individuelle. Elle n’a qu’un an de compétition dans les jambes. Avant ça, elle faisait de la gymnastique. Chez les plus de 18 ans, il y a eu 400 inscriptions l’année passée. Mais la plupart souhaitait surtout rouler en groupe, elles n’avaient pas spécialement envie de faire de la compétition. Le problème, c’est que le niveau est très élevé quand on a cet âge-là et qu’on veut participer à des courses. Il faut faire des kermesses et affronter des professionnelles comme Kopecky. Ça peut être démotivant, mais aussi dangereux. Celles qui débarquent n’ont pas encore les bons réflexes, elles ne savent pas comment attraper correctement un bidon par exemple. C’est pour ça qu’on vient de créer une nouvelle catégorie de courses, d’un niveau inférieur: les courses FUN. Elles ont lieu en lever de rideau des kermesses pour les élites, des courses de jeunes et même des critériums d’après-Tour. On a aussi mis sur pied une équipe FUN, les coureuses sont sélectionnées sur base d’un test à l’effort. Après une année de formation et une série de courses FUN, elles seront prêtes pour participer à des kermesses. Il y a peut-être, là-dedans, une nouvelle Annemiek van Vleuten, qui sait? Elle aussi s’était mise assez tard à la compétition.
Juste encore ceci: quand annonceras-tu ton retour à la compétition?
D’HOORE : Un come-back, moi? (Elle rigole). Non, j’ai l’impression qu’avec mon nouveau job, je peux aider le cyclisme féminin en Belgique. Et ça me procure une immense satisfaction. Les come-backs, ce n’est pas pour moi.
« Kopecky peut rêver du maillot vert au Tour »
L’année 2022 sera celle de la renaissance du Tour de France féminin. « C’est super, évidemment », lance Jolien D’hoore. Et le format est intéressant, avec la première étape le jour de la dernière des hommes. Si les filles avaient dû faire le Tour en même temps que les hommes, leurs prestations n’auraient pas eu beaucoup d’écho. »
Jusqu’ici, le Giro était la course féminine par étapes la plus marquante. « Dans le peloton, le Tour d’Italie reste un cran au-dessus du Tour de France. Le Giro a un passé glorieux, une histoire très riche, et l’organisation est nickel. »
Jolien D’hoore fait d’ Annemiekvan Vleuten la première favorite du Tour et voit en Demi Vollering sa première rivale. « Van Vleuten est la meilleure grimpeuse. Vollering peut aussi accompagner les meilleures sur les ascensions mais elle n’est pas en état, comme Van Vleuten, de faire la différence. S’il y avait eu un contre-la-montre au programme, j’aurais aussi cité Marlen Reusser. Elle était déjà la meilleure spécialiste, intrinsèquement, et elle va encore progresser grâce à son passage chez SD Worx, au travail en soufflerie et au vélo Specialized. »
Côté belge, Lotte Kopecky peut penser à la tunique verte, comme Wout van Aert. « Si elle vise des étapes, le maillot vert suivra automatiquement. Sur les étapes de plat, il est probable que personne ne sera capable de battre LorenaWiebes. C’est la plus rapide du peloton. Il faudra voir comment elle digérera la montagne, voir aussi si elle essaiera de prendre des points sur les étapes accidentées. Ça pourrait nous valoir une chouette bagarre. »
Idole de la championne du monde…
« Il y a sept ou huit ans, j’ai reçu un mail d’une jeune Italienne », raconte JolienD’hoore. « Elle avait seize ou 17 ans et elle devait faire un exposé à l’école. Elle m’avait choisie comme sujet parce qu’elle était fan de moi. Elle m’a envoyé une liste de questions, dans un très bon anglais, ce qui est déjà surprenant pour une adolescente italienne. Je trouvais ça sympa, donc je lui ai répondu. Je l’ai revue après la cérémonie protocolaire au Mondial de Louvain, avec le maillot arc-en-ciel sur les épaules. Elle m’a dit: Tu es toujours mon héroïne. Elle m’a demandé si je me souvenais de son mail. Évidemment. Je ne l’avais jamais effacé. Émotionnellement, c’était très fort. Qui aurait pu prédire, au moment de cette demande de renseignements, que cette Elisa Balsamo allait devenir championne du monde? »
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