Ludovic Lestrelin : « Toutes les grandes questions sociétales se retrouvent, même codées, autour du football »
Désillusion belge, allégresse marocaine, amertume française, nirvana argentin… La Coupe du monde «de la honte», au Qatar, a surtout provoqué des réactions émotionnelles collectives. Parce que l’enjeu sportif écrase tout, rappelle le sociologue Ludovic Lestrelin. Et que le foot s’est ménagé dans la société une place à ne pas davantage surestimer que minimiser.
Dans Sociologie des supporters (1), Ludovic Lestrelin, maître de conférences à l’université de Caen Normandie, montre comment l’étude des comportements des supporters de football documente des transformations plus globales. Comme les rapports de classes sociales, les questions urbaines, les évolutions architecturales, sécuritaires et économiques. Les émotions collectives, entre liesse et larmes, déclenchées lors de la Coupe du monde au Qatar, si ouvertement décriée mais finalement si passionnément vécue du Maroc à la Belgique, de l’Argentine au Japon, de l’Arabie saoudite à l’Australie, diraient donc beaucoup de nos sociétés.
Il ne faut pas surinterpréter les effets des engouements autour des grandes compétitions mais l’aventure du Maroc laissera des traces. Collectives et individuelles.
Le supportérisme des équipes nationales lors d’une Coupe du monde révèle-t-il des choses sur les pays participants?
Disons que l’engagement du public, du plus haut sommet de l’Etat jusqu’au citoyen lambda, dépasse largement les questions strictement sportives. Lors d’une Coupe du monde, on parle carrément d’existence d’une nation dans le concert international, de revanche éventuelle sur une histoire, de rapports de force internationaux. D’autre part, ces compétitions sportives font l’objet de véritables récits, médiatiques et plus ordinaires, donc multiples. Et autour de ces récits, un certain nombre d’interprétations se construisent, des imaginaires et des grands schémas de représentation se constituent. En Belgique, vous savez combien les bons résultats des Diables Rouges peuvent être interprétés comme un moment d’union nationale dans un pays profondément divisé. Un tas de discours viennent donc se greffer autour de la compétition sportive et débordent évidemment du cadre footballistique.
Pourquoi davantage dans le football que les autres sports?
D’abord parce que son hégémonie est quasiment complète sur la planète. Il sort des cercles aristocratiques qui sont les siens vers la fin du XIXe siècle pour intéresser la bourgeoisie industrielle, puis les milieux ouvriers, puis des groupes religieux, catholiques en particulier, puis des partis politiques. A la différence d’autres sports, comme le tennis, le foot a été approprié puis popularisé par des groupes sociaux extrêmement diversifiés. Les médias, d’abord la presse écrite, puis la radio, ensuite la télévision, ont aussi joué un rôle majeur dans la construction de la valeur accordée à ce sport. Les investissements émotionnels sont proportionnels à cette valeur sociale. Le football pénètre dans la vie des gens en profondeur, d’où ces réactions qui peuvent paraître parfois surprenantes ou déplacées. Ensuite, il y a sa complexité technique: il repose sur la maîtrise d’une balle avec la partie du corps la moins faite pour ça, à savoir le pied. L’ anthropologue Christian Bromberger a montré qu’il y avait là quelque chose contre nature, qui faisait du football le royaume de l’erreur: mauvais contrôles, passes ratées, tirs à côté… Enfin, lors d’une rencontre, ce sport ménage quelque chose de fondamental qui peut expliquer aussi l’engagement du public: l’incertitude. Ce que les économistes appellent «l’équilibre compétitif». Lors d’un match à élimination directe, le petit peut renverser le gros.
Pour autant, l’investissement émotionnel du supporter change-t-il quelque chose à son quotidien, que son équipe ou son pays gagne ou perde?
Il ne faut pas surinterpréter les effets à moyen et long termes des engouements autour des grandes compétitions, mais il est évident que, par exemple, l’aventure du Maroc laissera des traces. Collectives et individuelles. La première, c’est la mémoire collective qui se cristallisera autour de ces mois de novembre et décembre 2022. Il y aura des récits historiques, avec des héros – les joueurs – et des anecdotes, qui seront transmis de génération en génération. Par ailleurs, le football peut s’ouvrir à de nouvelles catégories de la population, aux femmes en particulier, extrêmement présentes lors des matchs de l’équipe marocaine. Ce qui pourrait contribuer à modifier leur place dans le pays. Troisième élément à effet durable: le sentiment que le Maroc peut exister sur la scène internationale. Le sport peut être un élément révélateur d’une position à conquérir dans le jeu géopolitique international et dans le rapport, entre autres, à l’ancien colonisateur, la France, et plus largement aux pays d’Europe de l’Ouest.
Le parcours du Maroc peut-il aider les générations nées en France ou en Belgique à «trouver leur place» là où cela reste compliqué pour beaucoup?
D’abord, cela peut amener les gens à mieux réfléchir à leurs origines familiales, à renouer avec une certaine fierté, renouer avec de la famille, des proches, parce qu’ils ont échangé sur les réseaux sociaux ou par téléphone avec des cousins, des oncles, des tantes avec qui le lien était rompu. Ensuite, même si ce ne sera pas forcément très verbalisé, très conscientisé, cela peut faire réfléchir à sa place dans la société d’accueil, au fait que l’on se situe au carrefour de deux cultures, et à ce que cela peut représenter d’être dans une telle position. Ces interrogations sont valables aussi pour les pays d’accueil. C’est une forme de réflexivité sur ce que sont nos sociétés contemporaines, profondément cosmopolites, hybrides, avec des personnes aux parcours de socialisation multiples, où il y a une démultiplication des facettes de l’identité individuelle.
Toutes les grandes questions sociétales, même codées, se retrouvent autour du football.
A contrario, ceci ne pourrait-il pas avoir un effet pervers? Dans le renforcement d’un sentiment ou repli identitaire qu’on oppose aux autres identités?
La Coupe du monde montre que les choses sont plus nuancées: l’identité des gens n’est pas monolithique, donc beaucoup de ceux qui supportaient le Maroc sont issus de l’immigration d’autres pays, comme l’Algérie et la Tunisie. Ils faisaient bloc avec ceux issus de l’immigration marocaine. Ces moments d’effervescence collective sont temporaires. Il ne faut pas les surcharger de sens. Le sentiment national s’exprime réellement pendant les compétitions, mais il retombe une fois les projecteurs éteints. On ne se réveille pas tous les matins, en temps normal, avec la fierté d’être Français, Belge ou Marocain.
En Belgique, Eden Hazard vient d’annoncer sa retraite internationale. La tristesse s’est manifestée tant chez les francophones que les néerlandophones, parce qu’il était le préféré. Pour son talent, bien sûr, mais aussi son fair-play. La personnalité des joueurs est-elle un lien fondamental entre eux et le public?
Tout à fait. La manière avec laquelle Eden Hazard interagit dans les médias, sa façon de répondre aux sollicitations des supporters, ses réactions sur des sujets divers comptent. Ensuite, les joueurs sont des figures nationales censées incarner une image dans laquelle la société se reflète. Comme Diego Maradona et l’Argentine. Enfin, il existe un mécanisme qui permet à une collectivité de dire ce qu’elle est, de se représenter elle-même: la figure de l’enfant. C’est Gavroche, au XIXe siècle, censé incarner le Titi parisien, ou l’enfant aux pistolets du tableau La Liberté guidant le peuple, de Delacroix. Dès lors qu’une culture visuelle s’élabore dans nos sociétés, surgit cette figure du gamin, soit d’une ville, soit d’un pays. Je crois que les footballeurs jouent ce rôle-là aujourd’hui. Quelque chose tient de cela avec Eden Hazard. D’où ce sentiment de tristesse, de perdre une figure familière dans laquelle on pouvait se retrouver.
Cette Coupe du monde a été la plus décriée de l’histoire. Mais les polémiques ont été balayées en cours de compétition par les investissements émotionnels, dites-vous. Que doit-on en déduire?
Disons que l’on voit bien que les enjeux sportifs écrasent tout. Et puis, il y a deux phases dans ces tournois internationaux. Les groupes puis l’élimination directe. Dans la première, la critique prédomine, résonnant dans les médias et émanant de facteurs sociaux diversifiés. Dans la seconde, les enjeux sportifs relèguent tout au second plan. Mais la critique autour du football, et plus largement des grands événements sportifs, monte en puissance. Des organisations se sont constituées, notamment de supporters, qui s’expriment auprès d’organisations internationales, comme l’Union européenne de football, et de fédérations nationales. Ce sont principalement les supporters qui ont fait échouer le projet de Super League des clubs, en 2021. Ce rapport de force est là. Pas partout: ainsi, je ne suis pas sûr qu’en Argentine les débats sur l’opportunité d’une Coupe du monde au Qatar ont été aussi prononcés qu’en Europe. Mais toutes les grandes questions sociétales se retrouvent, même codées, autour du football. La financiarisation de l’économie, par exemple. Accepterais-je l’arrivée d’un investisseur étranger qui prendrait possession de mon club au risque qu’il le bouleverse, le modifie et l’engage dans une direction qui n’est pas celle que je souhaite? Pareil sur la fluidité des capitaux, sur ce qu’on doit réguler, sur le rôle du politique, sur l’importance donnée à l’histoire et à la tradition, sur les conséquences environnementales et climatiques, sur l’acceptation ou non d’un climat sécuritaire, du recours à la vidéo-surveillance ou, pire encore, à la reconnaissance faciale…
Bio express
1978 Naissance, le 5 août, à Mont-Saint-Aignan (Seine-Maritime).
1991-1996 Sport-études au FC Rouen.
2006 Docteur en sociologie du sport à l’université de Rouen.
2007 Maître de conférences à l’université de Caen Normandie.
2010 Coauteur du Livre vert du supportérisme et auteur de Sociologie des «supporters à distance» de l’Olympique de Marseille (éditions EHESS).
2019 Membre de l’Instance nationale du supportérisme, créée pour renforcer le dialogue avec les supporters et lutter contre le hooliganisme.
2022 Rejoint le laboratoire Espaces et Sociétés (ESO) du CNRS et publie Sociologie des supporters.
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