«Lotte Kopecky peut gagner une classique»
On a interrogé, chez nos voisins du nord, une ancienne pro qui brille comme consultante. Marijn de Vries sait clairement de quoi elle parle. Elle préface la nouvelle saison, les chances de notre Lotte Kopecky, les adieux à venir de leur Annemiek van Vleuten, les nouveaux rapports de force dans le peloton et plein d’autres choses.
Marijn de Vries nous conseille fortement d’aller jeter un oeil au centre de Zwolle, une ville en plein cœur des Pays-Bas. Elle en fait une belle promotion. Elle ferait une parfaite ambassadrice de la cité où elle a grandi. Vieille habitude chez elle: depuis des années, elle fait la promo du cyclisme féminin, dans divers médias et émissions.
Aujourd’hui âgée de 44 ans, elle a fait un parcours intéressant dans le peloton professionnel, entre 2010 et 2015. Un destin particulier. Elle était journaliste pour une station de radio néerlandaise, et un jour, elle a réalisé un reportage sur les sportifs qui commençaient leur carrière à un âge avancé. Elle a parlé de son propre cas et ça lui a permis d’obtenir un contrat dans l’équipe de Leontien van Moorsel. Plus tard, elle a notamment porté le maillot de la formation Lotto. Une belle expérience de quelques années, puis elle a décidé de retourner à ses premières amours, le journalisme, à partir de 2016.
Aujourd’hui, elle brille lorsqu’elle analyse les courses féminines pour des télés (Sporza en Belgique, NOS aux Pays-Bas) et dans un quotidien de son pays, NRC. Bref, elle a le profil idéal pour préfacer la nouvelle saison.
On va commencer par parler d’une Belge… Après ses victoires au Tour des Flandres et aux Strade Bianche, tu ne penses pas que Lotte Kopecky est la coureuse qu’il faudra le plus tenir à l’œil lors des grands rendez-vous du printemps?
MARIJN DE VRIES: Il faudra voir comment elle va se comporter sur les premières courses. Si elle est bien, tout le monde devra la surveiller. Mais chez les femmes, la hiérarchie est remise en question au début de chaque saison. On en a quelques-unes qui sont systématiquement à un haut niveau, mais il y en a une seule qui est systématiquement au-dessus du lot et c’est Annemiek van Vleuten.
En fin d’année dernière, Lotte Kopecky a rompu avec son petit ami qui était aussi son entraîneur.
DE VRIES: On ne peut jamais prévoir l’impact d’une rupture pareille. Pour prester, c’est évidemment important de se sentir parfaitement bien dans sa peau. Je pense qu’elle a suffisamment d’expérience pour savoir comment elle doit s’entraîner. Et puis elle peut compter sur un encadrement parfait dans l’équipe SD Worx.
En tout cas, je pense qu’elle entame la saison avec le plein de confiance. Elle a connu un passage à vide au Tour de France, mais sa fin d’année a été magnifique, avec les championnats du monde sur piste. Et si Annemiek van Vleuten n’avait pas sorti un grand numéro, un de plus, Kopecky serait aussi devenue championne du monde sur route. Avec l’équipe qu’elle a maintenant autour d’elle, elle a plus de chances que jamais de remporter d’autres classiques.
Qu’est-ce qui te fait dire ça?
DE VRIES: Lorena Wiebes est arrivée. Tout le monde croit qu’elle peut être utile seulement pour les sprints massifs, mais l’année passée, elle a montré qu’elle pouvait aussi très bien tirer son épingle du jeu dans des courses exigeantes. Au Simac Ladies Tour, par exemple, elle s’est mise en évidence sur les ascensions. Au Tour de France aussi, elle était là sur les étapes les plus dures. Je pense qu’elle peut jouer un rôle dans les derniers kilomètres des grandes classiques. Peut-être pas encore cette année au Tour des Flandres, mais à Paris – Roubaix, elle peut faire quelque chose, j’en suis persuadée. Et si Kopecky l’accompagne, l’équipe SD Worx aura certainement une belle carte à jouer.
Ce qui est magnifique chez Annemiek van Vleuten, c’est qu’elle adore les courses où ça part dans tous les sens.» MARIJN DE VRIES
«Lotte Kopecky est très forte, mais pas égoïste»
En jouant le jeu d’équipe, Kopecky a raté la victoire à Roubaix. Tu penses que l’arrivée de Wiebes lui fait vraiment plaisir?
DE VRIES: Elle dit qu’elle est contente, en tout cas. Évidemment, elle n’a pas le choix, elle doit parler comme ça, mais je la crois. J’ai récemment eu une longue conversation avec Mischa Bredewold et Femke Markus, deux coureuses qui viennent de rejoindre l’équipe SD Worx. On a parlé de leur premier stage de préparation aux États-Unis. Elles m’ont expliqué qu’elles avaient eu l’impression de débarquer dans un bain bien chaud, comme si elles faisaient partie de cette équipe depuis des années. Tout le monde s’entend bien là-bas, l’ambiance y est excellente pour le moment. Et Kopecky est très forte, mais pas égoïste. Ce n’est pas quelqu’un qui veut absolument tout gagner, à tout prix. Elle l’a montré l’année passée dans Paris – Roubaix. Wiebes est dans le même état d’esprit. Elles sont prêtes à se renvoyer mutuellement l’ascenseur.
Leur équipe a aussi l’habitude d’avoir plusieurs fers sur le feu.
DE VRIES: On peut comparer SD Worx à l’équipe Quick Step de la grande époque. Quand vous avez autant de coureurs très forts, et pour autant que tout le monde tire à la même corde, vous pouvez décider de l’issue de beaucoup de courses. Et partager les victoires. Mais il est crucial que tout soit clair, que tout le monde soit transparent. Il y a un truc que j’ai beaucoup aimé chez Kopecky l’année passée. Avant le départ des Strade Bianche, elle a dit qu’elle se sentait très bien et qu’elle pensait gagner. Ça ne tombait pas sous le sens de prononcer des mots pareils avant une grande course comme celle-là. Si toutes les coureuses de l’équipe sont honnêtes comme elle, ça va être costaud et je prévois une très belle saison pour SD Worx. Maintenant, j’aimerais bien que cette équipe soit plus offensive que l’année dernière. Vu son statut, elle n’a de toute façon pas le choix. Et je crois que ce sera comme ça.
Mais en ayant, avec Wiebes, la sprinteuse la plus rapide du peloton, elles peuvent justement se permettre d’être plus attentistes.
DE VRIES: Elles peuvent toujours garder Wiebes en réserve, mais si vous ne prenez pas les courses à votre compte, ça peut vous coûter des victoires. Ça s’est vu plusieurs fois l’année passée chez SD Worx, des erreurs ont été commises. On a vu ça dès le début de saison, au Nieuwsblad, où Demi Vollering a été battue au sprint par Annemiek van Vleuten. Personne ne s’attendait à un dénouement pareil. En ayant maintenant Wiebes dans l’effectif, elles sont obligées d’attaquer plus régulièrement, pour ne pas devoir supporter chaque fois le poids des courses, pour ne pas devoir maîtriser le peloton en permanence. J’ai entendu qu’elles se préparaient à cette nouvelle façon de rouler. Elles ont envie de faire souvent la course en tête.
«Annemiek van Vleuten peut à nouveau gagner les trois grands tours»
Après sa victoire au Tour des Flandres, on a reproché à Kopecky d’avoir trop sucé les roues de ses rivales.
DE VRIES: Oui mais d’un autre côté, une victoire, c’est une victoire. J’ai trouvé injuste qu’on lui reproche d’avoir volé cette victoire. Ce n’était pas la bonne analyse. Elle a appliqué la bonne tactique ce jour-là. Chantal Blaak a attaqué, Annemiek van Vleuten l’a suivie. Lotte Kopecky n’avait qu’une option, se mettre derrière. Elle l’a très bien fait.
Je trouve aussi, plus généralement, que l’année dernière, tout le peloton s’est trop calqué sur ce que Van Vleuten faisait. C’était irritant à certains moments. Ce qui est magnifique chez cette femme, c’est qu’elle adore les courses où ça part dans tous les sens. Elle préfère gagner après avoir été attaquée plusieurs fois que s’imposer après avoir simplement démarré au dernier moment.
Elle a gagné les trois grands tours l’année passée et elle veut clairement refaire le coup.
DE VRIES: C’est sa façon à elle de mettre son maillot de championne du monde en évidence… En tout cas, si elle s’est mis en tête de gagner à nouveau en Espagne, en France et en Italie, elle arrivera probablement à le faire.
Sa domination sans partage veut peut-être dire que le niveau du cyclisme féminin n’est pas spécialement relevé?
DE VRIES: C’est un raisonnement fort basique. Pour moi, ça veut surtout dire que Van Vleuten est exceptionnelle, unique. Quand Wout van Aert met le feu tous les jours au Tour de France, on n’en conclut quand même pas que les autres sont médiocres! On ne tire pas non plus cette conclusion quand Remco Evenepoel ridiculise ses adversaires au championnat du monde. Évidemment, le cyclisme féminin est en plein développement, il n’est pas au niveau de ce qu’on voit avec les hommes. Mais pour le moment, il fait des pas de géant. Les meilleures du peloton sont très fortes, mais le sommet n’est pas encore aussi fourni que chez les hommes. Je pense que ça va arriver rapidement. Mais surtout, on voit actuellement un vrai phénomène. Quand on refera le point dans cinquante ans, on dira que Van Vleuten a fait des trucs extraordinaires.
Pendant tout un temps, Anna van der Breggen lui compliquait la vie. Mais depuis l’année dernière, elle est au volant d’une voiture.
DE VRIES: Elle manque au peloton, mais lors des dernières années, Van Vleuten avait quand même prouvé qu’elle était la plus forte dans les grosses ascensions. Je m’attends toutefois à ce que certaines se soient entre-temps rapprochées d’elle.
À qui penses-tu par exemple?
DE VRIES: Il y a eu plusieurs chutes au Tour de France, l’année passée. Marta Cavalli et Mavi García, les principales concurrentes de Van Vleuten au Tour d’Italie, n’ont pas pu défendre leurs chances. Si elles sont à leur meilleur niveau cette saison, ça devrait être plus disputé. Quand on voit les progrès réalisés par Demi Vollering en 2022, quand on voit ce qu’elle a fait dans les étapes de montagne, on peut s’attendre à ce qu’elle soit plus proche de Van Vleuten. Vollering est encore jeune, sa marge de progression est plus importante que celle de Van Vleuten. Elle peut s’améliorer, du moins si elle arrive à se contenir.
Un de mes collègues au Tour de France n’en revenait pas de voir à quel point les coureuses étaient accessibles et avaient de bonnes histoires à raconter.» MARIJN DE VRIES
C’est-à-dire?
DE VRIES: Elle est parfois trop fougueuse. Elle veut trop montrer qu’elle est la principale rivale de Van Vleuten. Je me souviens d’une interview qu’elle a donnée en début d’année passée. Elle expliquait qu’elle serait la menace la plus dangereuse pour Van Vleuten au Tour de France. Des discours pareils, je trouve que c’est beau. Mais j’ai parfois l’impression qu’en parlant comme ça, elle se met trop de pression. Elle a montré des belles choses, mais elle n’a pas encore prouvé que Van Vleuten devait vraiment la craindre. Donc, j’espère qu’elle va réussir à tempérer un peu ses ardeurs et à garder les pieds sur terre.
«C’est beau de voir Marianne Vos se défoncer à 35 ans»
Au cours des sept dernières saisons, l’équipe SD Worx a terminé six fois en tête du classement UCI. Il n’y aura donc pas de suspense en 2023?
DE VRIES: Ce sera encore plus limpide cette année avec l’arrivée de Wiebes qui va, à elle seule, rapporter un paquet de points. Les autres équipes auront beau faire, imaginer n’importe quelle tactique, si SD Worx contrôle les courses et si ça se termine par un sprint, c’est couru d’avance. Je crains qu’il n’y ait pas grand-chose à faire, et en même temps, j’espère qu’on va avoir un certain suspense, qu’il y aura d’autres équipes à un haut niveau. C’est toujours possible. Parce que l’équipe FDJ était déjà très forte l’année passée avec Cavalli, Cecilie Uttrup Ludwig et Grace Brown, et aussi parce que d’autres formations se sont bien renforcées cet hiver.
À quelles équipes penses-tu?
DE VRIES: Movistar a signé Liane Lippert et Floortje Mackaij. Lippert était la plus forte au championnat du monde. Mackaij a connu quelques saisons difficiles, mais l’année passée, elle a retrouvé son meilleur niveau. Elles peuvent jouer un rôle en vue dans les classiques du printemps, elles peuvent compliquer la vie de Van Vleuten.
Trek Segafredo alignait déjà du beau monde avec des rouleuses comme Elisa Longo Borghini, Ellen van Dijk, Lucinda Brand, la très rapide Elisa Balsamo et une jeune douée comme Shirin van Anrooij. Amanda Spratt est entre-temps arrivée dans cette équipe. C’est un transfert intéressant. Elle a subi une opération au niveau d’une artère fémorale qui se bouchait, mais l’année passée, au Mondial par exemple, elle a prouvé qu’elle revenait bien dans le coup. Elle a roulé très longtemps dans l’équipe BikeExchange, et donc, pour elle, c’est un grand changement. Ça peut aller dans tous les sens, mais si ça tourne bien, l’équipe a une très bonne grimpeuse qui peut faire des grandes choses dans les courses ardennaises et les grands tours.
Je suis curieuse de voir ce que Fem van Empel va faire avec Jumbo Visma. Elle était très douée sur les terrains de foot et elle a débarqué à l’allure d’une comète dans le cyclo-cross. Elle connaît les impératifs du sport de haut niveau, mais elle n’a pas encore assez d’heures d’entraînement dans les jambes. Vu le niveau de l’encadrement chez Jumbo Visma, ils vont y aller prudemment. Je la vois plus s’illustrer dans les courses wallonnes que dans les flamandes. Mais elle n’a que vingt ans, c’est trop tôt pour lui coller déjà une étiquette. C’est trop tôt aussi pour la considérer comme la nouvelle Marianne Vos, une chose que j’ai déjà entendue.
Vos n’est pas finie. Et contrairement à Van Vleuten, elle ne parle pas encore d’arrêter.
DE VRIES: C’est vrai qu’elle n’évoque pas le sujet. Elle a 35 ans et c’est beau de voir à quel point elle continue à se défoncer. Un jour, Anna van der Breggen avait expliqué qu’elle avait tout gagné, qu’elle n’avait plus le feu sacré, qu’elle ne parvenait plus à trouver la motivation. Je comprenais ça. Mais Vos ne raisonne pas de la même façon.
Vos a gagné Gand – Wevelgem et l’Amstel Gold Race il y a deux ans. L’année passée, elle a fini le Tour de France avec le maillot vert. Elle totalise trois victoires au Tour d’Italie, mais elle n’a plus le niveau pour gagner un grand tour?
DE VRIES: La Marianne Vos version 1.0 a été capable de gagner des courses à étapes pendant des années, mais elle a un peu été victime de son propre succès. Elle a fortement contribué à l’évolution du cyclisme féminin, ça a permis d’avoir plus d’argent, plus de possibilités pour des coureuses de devenir professionnelles, ça a aussi permis d’organiser des stages en altitude et de se spécialiser en vue de certaines courses. Il est arrivé un moment où elle a eu un creux, elle était surentraînée. Mais elle a réussi à revenir à son meilleur niveau, peut-être même plus forte qu’avant. Dans le même temps, d’autres ont émergé et se sont spécialisées en montagne. Donc, Vos a aussi dû se spécialiser. C’est une puncheuse. Elle le sait. Si elle faisait des entraînements spécifiques pour devenir une meilleure grimpeuse, elle perdrait en explosivité et gagnerait moins de courses en tant que pure puncheuse. Je trouve en tout cas magnifique qu’elle soit toujours là, et à un haut niveau.
Quelle est la course de cette année que tu attends le plus?
DE VRIES: Le Tour de France, quand même. J’y ai assisté l’année passée et j’ai adoré, c’était magique. J’avais conscience d’assister à une course historique. Avant le départ, les hommes de la chaîne de télé pour laquelle je travaillais étaient sceptiques, mais j’ai vu leur scepticisme diminuer jour après jour. Un de mes collègues n’en revenait pas de voir à quel point les coureuses étaient accessibles et avaient de bonnes histoires à raconter. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire remarquer que c’est ce que je lui disais depuis des années!
«Annemiek van Vleuten va arrêter parce qu’elle ne peut plus progresser»
Annemiek van Vleuten entame sa toute dernière saison dans le peloton. Pour Marijn de Vries, c’est le meilleur timing. «Elle a toujours voulu s’améliorer, franchir des paliers. Avant chaque saison, elle discute avec son entraîneur et ils élaborent un plan. Aujourd’hui, elle ne voit pas comment elle pourrait aller encore plus haut. C’est pour ça notamment qu’elle a pris la décision de ranger son vélo à la fin de cette année.
Elle va prendre beaucoup de plaisir avec le maillot de championne du monde. Elle avait été privée de ce bonheur après son premier titre, à cause du Covid. Pour elle, c’est la plus belle façon de prendre congé du peloton. Elle va encore montrer qu’elle est imbattable en montagne. Par contre, elle a très peu de chances de remporter un nouveau titre mondial à Glasgow. Maintenant, après sa victoire miraculeuse en Australie, je dois quand même faire attention à ce que je dis…»
Sous le charme de Julie De Wilde
Pour la première fois, cette année, il y a une équipe belge avec le label Women’s WorldTour: Fenix Deceuninck. On n’avait jamais eu ce privilège depuis l’instauration de cette catégorie en 2020. «Je suis vraiment sous le charme de Julie De Wilde», avoue Marijn de Vries. «Je l’ai suivie de près au Tour de France, où elle a porté pendant trois jours le maillot de la meilleure jeune. On voyait que la succession d’étapes commençait à lui faire mal, mais elle gardait des étoiles dans les yeux. Malgré la fatigue, elle conservait son enthousiasme et sa bonne humeur. Si elle maintient tout ça, elle va valoir beaucoup de bons moments à la Belgique au cours des prochaines années. Elle n’a que vingt ans mais elle a déjà gagné quelques courses l’année passée et elle a terminé deuxième d’À travers la Flandre. Je suis curieuse de voir son évolution dans les prochains mois.»
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