Pourquoi le succès croissant du padel n’est pas que positif pour la discipline
Depuis son boom à l’ère du Covid, le padel n’en finit plus de déchaîner les passions. Certains des plus gros entrepreneurs du pays investissent dans des courts qui prennent parfois la place de terrains de tennis. Pourtant, en haut lieu, une guerre des fédérations met en péril le développement de la discipline.
«C’est ma spéciale», annonce fièrement un trentenaire barbu à l’accent espagnol. Son smash au ras de la vitre du fond a totalement mis en déroute son adversaire. Sur le terrain d’en face, une quadragénaire renvoie nerveusement les balles que lui sert son jeune moniteur. En ce début de semaine, alors que beaucoup profitent d’une pause déjeuner, une vingtaine d’aficionados du padel se défoulent sur cinq des huit terrains du Tour & Taxis Padel Club, au centre de Bruxelles. En moyenne, le club, installé dans ce hangar magnifiquement restauré au bord du canal, voit transiter quelque 150 personnes par jour pour frapper des balles jaunes un peu molles avec des raquettes sans cordage. «Pendant le Covid, les bulles imposaient de rester avec les mêmes personnes, rappelle Jarne De Durpel, le manager. Comme le padel se joue à quatre, il a longtemps été la seule excuse pour se retrouver avec trois amis, d’où son succès.» Depuis, la discipline, créée par le Mexicain Enrique Corcuera dans les années 1960, continue de se développer. Le padel plaît parce qu’il est plus intuitif que le tennis et plus accessible techniquement et plus longtemps, notamment pour les seniors. On peut en outre choisir l’intensité de la pratique sans perte de plaisir, et le terrain fermé maintient les balles à proximité.
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Avec un vivier estimé à 200.000 pratiquants à travers le pays, de nombreux entrepreneurs ont flairé la bonne affaire. Quatre personnes qui louent –pas toujours bon marché– un terrain puis passent potentiellement à la buvette sont plus «rentables» que les deux du tennis. Le footballeur Yannick Carrasco à Vilvorde, les sportifs retraités Guillaume Gillet (football) et Steve Darcis (tennis) à Nandrin, l’inévitable Marc Coucke un peu partout dans le Benelux ou encore les frères Lhoist, issus de l’une des plus grandes fortunes de Belgique, ont tous financé la création de courts. « A l’international, Qatar Sports Investments, également propriétaire du PSG, a lancé en 2022 un tout nouveau circuit professionnel, Premier Padel, contextualise Marc Pastor Montserrat, le directeur de l’académie du Tour & Taxis Padel Club. Ça a fait exploser les prize money et boosté la professionnalisation de la discipline, jusque-là surtout populaire en Espagne.» Le club bruxellois en sait quelque chose, lui qui accueille désormais une manche de ce championnat à la gare maritime devant 60.000 spectateurs.
Affaire de reconnaissance
Le padel grandit et la Belgique entend être de la fête. «Le pays compte de plus en plus de clubs et d’infrastructures couvertes qui permettent de jouer toute l’année , se réjouit Clément Geens, premier belge à avoir intégré le Top 100 mondial. Désormais, le travail à faire concerne la structure. Il est primordial de développer des académies avec des coachs compétents pour faire en sorte qu’une nouvelle génération puisse émerger et passer un cap. On doit instaurer une culture du padel.»
«Une nouvelle génération doit pouvoir émerger et passer un cap. On doit instaurer une culture du padel.»
Pour grandir, un sport a besoin de stabilité et d’unité. Dans la partie sud du pays, un conflit vieux de plusieurs années scinde pourtant la communauté en deux. D’un côté, l’Association francophone de padel (AFP), créée en 2015, revendique 92 clubs et 11.950 membres (l’Adeps en renseigne 10.714), majoritairement répartis entre les provinces de Liège et de Hainaut. De l’autre, Tennis padel Wallonie-Bruxelles (TPWB), l’ancienne Association francophone de tennis (AFT), surtout présente en province de Namur, de Luxembourg et du Brabant wallon, annonce 117 clubs et 9.000 affiliés padel qui viendraient gonfler un total de 90.085 membres, padel et tennis confondus (l’Adeps en renseigne 72.438). Toutes deux se battent pour obtenir la reconnaissance de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) en tant que fédération sportive. Un graal qui octroie des subsides, l’organisation de compétitions et de formations et la gestion du haut niveau. Or, le décret de cette même FWB n’autorise pas que deux associations gèrent la même discipline. Depuis 2018, c’est TPWB qui en a la charge officielle. D’ici à décembre, les compteurs seront toutefois remis à zéro.
Après un passage des deux fédérations devant le Conseil supérieur des sports, celui-ci remettra un avis non contraignant à la ministre de tutelle, Jacqueline Galant (MR). L’enjeu? La reconnaissance officielle pour une durée de huit ans. D’un côté comme de l’autre, on se veut confiant. L’AFP avance l’argument de son nombre plus important d’affiliés et de compétitions organisées, TPWB celui du travail effectué dans la formation et l’encadrement des élites, sans compter les quatre reconnaissances déjà obtenues. A ce stade, il est illusoire d’imaginer une collaboration: ça a déjà été tenté.
Une courte idylle
Retour en 2016, lorsque le padel n’a pas encore intégré le vocabulaire courant des Belges. «Quand s’est posée la question de la gestion de la discipline, TPWB a fait le choix de ne pas s’imposer, mais de travailler avec l’AFP, dont les fondateurs partageaient nos convictions», rembobine Pierre Crevits, président de TPWB. Le 7 février 2018, TPWB et AFP signent donc une convention de collaboration qui accorde la reconnaissance comme entité gestionnaire à la première et le développement de ce sport à la seconde. « Certes, l’AFP a pu profiter d’une économie d’échelle, de l’expertise et du professionnalisme de TPWB, mais elle s’occupait de tout sur le terrain: de la préparation des tournois à la validation des agréments d’infrastructures, glisse Marc Bourgeois, directeur général de l’AFP. On s’est progressivement rendu compte que le tennis avait la volonté de capter notre savoir-faire technique et sportif de manière à s’accaparer la gestion du padel.» Des propos contredits par Pierre Crevits, qui regrette «d’avoir laissé croire que tout le travail était réalisé par l’AFP alors qu’il était effectué par du personnel employé par TPWB. On était là dès le début, quand il n’y avait que quinze clubs de padel en tout et pour tout.» Bancale, l’idylle dure trois ans.
Début 2021, la fédération de tennis annonce sa volonté de mettre fin à la collaboration. Parmi les motifs invoqués, des décisions prises sans concertation par l’AFP et sa tendance à la jouer cavalier seul. «Malgré la convention prônant une gestion commune du sport, il y avait en coulisses des demandes de reconnaissance pour l’AFP uniquement, déplore Pierre Crevits. «C’est vrai, reconnaît Marc Bourgeois, mais ce n’était pas une surprise, ça avait été évoqué en réunion. Le padel voulait son autonomie pour obtenir des subventions supplémentaires, mais on n’a jamais souhaité se séparer de l’AFT. C’est elle qui a eu peur de ne plus pouvoir s’immiscer dans l’expertise d’un sport en pleine croissance.»
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«On pense que quelqu’un a mis la ministre en grosse difficulté, mais on en a payé les frais.»
Pierre Crevits évoque par ailleurs les mauvaises relations que l’AFP aurait entretenues avec Tennis Vlaanderen, l’association reconnue au nord du pays, et la Fédération internationale de padel (FIP), que TPWB se serait empressée d’améliorer pour reprendre le développement général. Bourgeois s’en défend, évoquant l’existence d’une collaboration avec la FIP jusqu’en 2020. L’instance internationale, elle, la joue Ponce Pilate dans un courriel laconique: «Pour des détails spécifiques concernant les liens historiques entre la FIP et les fédérations belges, nous suggérons de les vérifier directement auprès d’elles, car elles sont les mieux placées pour clarifier toute affiliation passée ou présente.» Dans la foulée de la séparation, l’AFP se dit dans l’impossibilité de présenter un dossier de reconnaissance pour des raisons administratives; TPWB se voit donc attribuer, à elle seule, le sésame par la ministre pour une durée d’un an. Mais le bal est loin d’être fini.
Des actions en justice
Début 2022, TPWB lance deux actions en justice contre l’AFP pour vices de procédure en vue de la tenue de son assemblée générale, qui est finalement autorisée par la cour d’appel de Liège. Un peu plus tard, l’AFP remet un dossier de reconnaissance à l’administration… qui ne le transmet pas au Conseil des sports. «On pense que quelqu’un a mis la ministre d’alors, Valérie Glatigny (MR), en grosse difficulté, mais on en a payé les frais», peste Marc Bourgeois. Sans concurrence, la ministre attribue une troisième fois la reconnaissance à TPWB. Mécontente, l’AFP introduit alors deux recours qui aboutissent quelques mois plus tard à la remise d’un avis défavorable du Conseil des sports quant à la poursuite de l’intégration du padel au sein de TPWB!
A l’automne 2023, les deux fédérations sont de nouveau entendues par ce Conseil des sports… qui décide cette fois de ne pas se prononcer. Le ministère maintient alors la reconnaissance de TPWB, l’association répondant selon lui à davantage de critères repris dans le décret, à savoir le nombre de clubs affiliés, une plus vaste couverture géographique, un cahier des charges approuvé par l’Adeps etc. Ce quatrième succès de la fédération mixte aurait pu précipiter la chute de l’AFP. Au lieu de cela, cette dernière affilie toujours clubs et joueurs, organise toujours ses propres compétitions et a même décidé de poursuivre le gouvernement pour illégalité et irrégularités des procédures dans le dossier de reconnaissance. «Ça n’a pas été géré de manière équitable, juge Marc Bourgeois. Le nombre de membres, de tournois et d’interclubs que l’on coordonne aurait dû avoir plus de poids.»
«La coexistence permet d’attirer de nouveau un public qui ne jouait plus au tennis.»
Complémentarité ou autonomie
Aux yeux de nombreux observateurs, le conflit des fédés tient surtout à une guerre d’ego, mais les porte-parole insistent sur l’existence de points de vue divergents sur la complémentarité du tennis et du padel. A TPWB, le président Pierre Crevits assure que l’indépendance de la gestion sportive est garantie par la présence de deux comités, mais pense qu’une coupole unique reste indispensable. «On gère un peu plus de 300 clubs de tennis, dont une centaine propose également du padel, annonce-t-il. Cette tendance est amenée à augmenter parce que les clubs en ont besoin: la coexistence permet d’attirer de nouveau un public qui ne jouait plus au tennis et de créer un large noyau de sportifs. Tout l’enjeu est de garantir une gestion avec des intérêts qui ne soient pas concurrents pour éviter les conflits. Par exemple, un club doit se sentir libre de transformer un terrain de tennis en un autre de padel sans être influencé par une fédération ou une autre. La coupole unique va dans l’intérêt des deux sports et s’inscrit dans la philosophie de rationalisation des fédérations sportives et d’économie d’échelle prônée par la FWB.»
Pierre Crevits rappelle d’ailleurs qu’hormis dans les pays où le développement rapide du padel a forcé la création d’une association indépendante, c’est à chaque fois la fédération de tennis qui le gère. «C’est positif d’avoir deux disciplines qui se nourrissent sans être en concurrence», poursuit le président, tout en admettant que les dépenses actuelles de TPWB liées au padel sont nettement supérieures aux recettes. De quoi faire tiquer le directeur général de l’AFP. «Novak Djokovic en personne dit que le tennis doit se regarder dans un miroir s’il ne veut pas se faire dépasser par le padel, cite Marc Bourgeois. En voilà une preuve ultime: dans la course à la reconnaissance, TPWB met toutes ses forces financières et de communication dans le padel. Résultat: la courbe des tennismen affiliés continue de chuter (NDLR: selon l’Adeps, le nombre d’affiliés à TPWB est passé de 78.416 en 2011 à 72.438 en 2024) et les gestionnaires de clubs sacrifient davantage de terrains de tennis au profit de courts de padel. Si TPWB continue de laisser faire, le tennis connaîtra un déclin terrible qu’on ne lui souhaite pas.»
Le directeur général ajoute que seule une autonomie totale du padel par rapport au tennis permettra le développement de son écosystème, sans risque de conflit d’intérêt. Clin d’œil déconcertant: en 2022, accusant publiquement la Fédération international de tennis (ITF) d’ingérence au vu de sa volonté de créer une structure de compétition de padel et d’assumer unilatéralement sa gouvernance, la Fédération internationale de Padel avait défendu bec et ongles le droit à son indépendance.
«Si TPWB continue de laisser faire, le tennis connaîtra un déclin terrible qu’on ne lui souhaite pas.»
Impacts sur le développement
Du côté des clubs mixtes (tennis et padel) contactés, la saga des fédés n’intéresse pas (plus?) grand monde. Au TPC Géronsart de Namur, le dirigeant Arthur De Greef ne sait «même plus trop où ça en est. Je m’en fous complètement.» Lui est rattaché à TPWB parce que sa zone est historiquement de ce bord, mais il ne prend pas position. «Si j’étais basé à Bruxelles, où c’est plus partagé, je serais fatalement inscrit dans les deux fédés.» Lors des interclubs du printemps dernier, le RTC Tournaisien a justement enregistré sept équipes à l’AFP et deux à TPWB. «On est surtout lié à l’AFP pour des questions géographiques, mais on aime laisser le choix à nos membres… qui rejoignent parfois les deux», détaille Anne-Marie Platieau, la présidente du club picard.
L’inscription de joueurs aux compétitions des deux associations ne se fait toutefois pas sans heurts. «Quand des sportifs affiliés à l’AFP disputent un challenge TPWB, l’assimilation de leur classement n’est pas toujours assurée, ils peuvent dès lors se retrouver sous-classés par rapport à leur niveau réel, ce qui cause des déséquilibres.»
«Cette situation est dommageable parce qu’elle a des conséquences sur la formation et la constitution d’équipes nationales.»
A l’extrême sud du pays, le responsable padel du Garisart Sports Club d’Arlon, Pierre Bricart, trouve plus pratique de traiter avec une seule fédération, TPWB dans son cas. «Mais cette situation est dommageable parce que la division des joueurs entre fédérations a des conséquences sur la formation et sur la constitution d’équipes nationales.» Quand ils tentent de rallier les clubs à leur cause, l’AFP entretient énergiquement des groupes de discussion WhatsApp, là où TPWB passe par courrier. Courant 2022, plusieurs gérants de clubs mixtes ont reçu un pli de la fédération mixte leur demandant de ne plus partager leurs installations avec un sport lié à une autre association. Ils encouraient une potentielle exclusion s’ils restaient affiliés à l’AFP pour le padel. «Cela signifiait la mort des clubs de tennis car les tennismen seraient partis jouer ailleurs », alerte Luc Désir, président du Tennis Padel Club Waremmien.
Ayant remarqué que cette lettre se fondait sur une lecture erronée des statuts et du décret, une trentaine de clubs ont sollicité la ministre Glatigny, dont les experts ont ensuite donné raison aux plaignants. «Il y a eu une volonté de passage en force parce qu’on en avait un peu marre de ces conflits et blocages, avoue Pierre Crevits, de TPWB. On a reconnu nos torts et j’ai rencontré les dirigeants des clubs concernés. Cela a été réglé de façon transparente. Pour ce qui le concerne, Luc Désir n’en a pas tenu rigueur à la fédération. Tout en restant attaché à l’AFP, que son club juge plus réactive et dynamique –«beaucoup n’admettent pas non plus de dépendre d’une fédération principalement dédiée au tennis»–, il insiste toutefois sur la neutralité affichée par son cercle. «Une fois la décision prise par la FWB, nous en prendrons acte et adapterons au besoin notre organisation.»
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