«Le sport est devenu une forme de colonisation de la planète et de mise au pas»

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Sport et politique s’emmêlent tant et plus. Sous des formes toujours plus variées. Normal, selon Jean-Marie Brohm, sociologue du sport, qui ausculte depuis des années le sport de haut niveau et le considère comme un instrument devenu avant tout politique.

Des joueurs français qui, en plein Euro, appellent à ne pas voter Rassemblement national. Un joueur turc, lors de la même compétition, qui célèbre la qualification par le signe des Loups gris, une organisation d’extrême droite. Des chants de supporters croates et albanais qui insultent la Serbie. L’hymne national français sifflé dans les gradins belges. Des consultants télé qui relèvent que des nations plus petites, moins fortes, y brillent grâce à leur patriotisme, leur amour du maillot national plus fort que celui de nations plus grandes et à l’effectif plus riche. La ville de Bruxelles qui n’autorise pas la tenue du match Belgique-Israël, prévu dans la capitale en septembre prochain, par crainte de débordements vu la situation à Gaza. Les athlètes russes et bélarusses privés de défilé lors de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris, le 26 juillet… Sport et politique s’emmêlent tant et plus. Sous des formes toujours plus variées. Normal, selon Jean-Marie Brohm, sociologue du sport et membre du Conseil scientifique international de la revue Quel Sport?, qui ausculte depuis des années le sport de haut niveau et le considère, à l’échelle planétaire, comme un instrument devenu avant tout politique.

Peut-on toujours, ou plus que jamais, ou pas du tout, considérer que le sport dit «de masse» est un miroir de la société?

J’ajouterais «de la société capitaliste mondialisée». Mais pour commencer, il faudrait distinguer ce qu’on entend par «sport de masse» et à quel niveau on le situe. Vous avez ainsi le sport professionnel, qui regroupe, par exemple aux Jeux olympiques, entre 15.000 et 20.000 athlètes de haute compétition. Et puis, le sport «de masse», pratiqué par ceux qui courent la semaine, pratiquent un peu de natation, etc. Ce n’est donc pas la même masse. Vous avez aussi la masse des spectateurs, avec des stades pleins pour un match ou une compétition. Et tous ceux qui y assistent devant leur télévision. Il faut en outre distinguer quatre niveaux dans le sport: les pratiques, les institutions, les discours et les représentations. D’abord, les pratiques: le foot est un sport de masse, pas le tennis. Il y a une différence. Ensuite, les institutions: le Comité international olympique (CIO), l’Union européenne de football (UEFA) et la Fédération internationale de football (Fifa), qui sont des organisations de masse, regroupent énormément de pays et de pratiquants et sont très différentes d’une petite fédération nationale, comme celle d’escrime, par exemple. Troisièmement, les discours: le sport de masse, aujourd’hui, est devenu un discours de masse; matin, midi et soir, partout, les médias, les réseaux sociaux, que sais-je encore, ne parlent que de ça; de Kylian Mbappé, Romelu Lukaku, le Tour de France, le championnat, le match… Les grandes figures du sport ont également leurs followers, etc. Tout ça fait partie du sport depuis une vingtaine d’années. Et puis, vous avez l’idéologie, ou les représentations: ce que représente aujourd’hui le sport dans l’imaginaire ou la réalité des pratiquants, des dirigeants, des entraîneurs, des journalistes sportifs… Vous avez là une masse considérable, à analyser, aussi bien pour les politiques que pour les sociologues, et qui constitue cet aspect de ce qu’on appelle «le sport de masse». Dès lors, je dirais que le sport est aujourd’hui bien plus qu’un miroir d’une société, un phénomène social irréversible, transpartisan et mondial. Cette colonisation de la planète par le sport a fait de celui-ci un «sport de masse».

Ça n’a pas toujours été le cas?

Non, parce qu’il n’a pas toujours été planétaire. Globalement, le sport tel que nous le connaissons actuellement a été institué dans les années 1750-1800 en Angleterre. Ce qui est assez logique: comme disait Marx, l’Angleterre est le lieu classique du capitalisme. Le sport est ensuite exporté par la Grande-Bretagne dans ses colonies, en Inde et ailleurs. Le rugby, le cricket, le football… Mais ce sont les Jeux olympiques, en 1904, et après la Première Guerre mondiale, qui en deviennent un facteur d’expansion considérable, drainant des foules, des migrations de touristes par millions et des audiences télé phénoménales, en mondovision. Le sport a alors évolué constamment, en s’infiltrant partout. Et, aujourd’hui, les dirigeants des institutions sportives visent à coloniser la Terre entière, en organisant des tournois majeurs partout dans le monde. Ce phénomène est concomitant avec ce que Rosa Luxemburg, grande théoricienne marxiste, appelait «l’impérialisme». L’extension impérialiste, c’est l’exportation d’un mode de production, d’un mode de pensée, l’asservissement colonial aussi, bien sûr. Pour moi, le sport est à l’heure actuelle une forme de colonisation de la planète. On ne peut plus penser hors du sport et de toutes ses conséquences: la compétition, la concurrence, le nationalisme, le chauvinisme…

«Le sport est une lutte, organisée, étatisée, partout, dans tous les pays, sans exception.»

Est-on passé du loisir, du passe-temps, du jeu à l’instrument que vous décrivez?

Oui. Le sport professionnel actuel est un secteur de haute intensité. En natation, en athlétisme, en boxe, en lutte, en haltérophilie, etc., on s’entraîne huit heures par jour. C’est devenu une activité professionnelle, plus du tout un loisir. C’est une lutte, organisée, étatisée, partout, dans tous les pays, sans exception, où il s’agit de conquérir des médailles, de s’assurer des parts du marché, avec des conséquences économiques importantes.

Politiques aussi?

Absolument. Tout au long de l’histoire récente des Jeux olympiques, la question politique et géopolitique s’est posée. Les Jeux de Berlin, en 1936, sont exemplaires: ils ont été organisés consciemment par le régime national-socialiste comme une opération de propagande destinée à donner une bonne image de l’Allemagne nazie alors que l’antisémitisme y était déjà farouche, qu’on avait commencé à construire des camps, que l’Allemagne se réarmait… Tout le monde connaissait l’objectif d’Hitler. Même la France, à l’époque sous le régime du Front populaire, a accepté d’aller faire défiler ses athlètes devant la loge du führer, le bras tendu. Les JO ont toujours et partout été politiques: Berlin, Munich, Moscou, Pékin, Melbourne… De nos jours, le sport est de part en part une opération de politique, de la part des gouvernants et du CIO. Par conséquent, l’idéologie sportive selon laquelle le sport est apolitique est très mensongère. Le sport a une fonction politique de légitimation de l’ordre public et des régimes en place. L’idée de trêve olympique, de paix olympique, de respect de l’adversaire, de fair-play, etc., relève à mes yeux du bluff. Il suffit de voir le racisme sur les terrains de foot et autour. Ou la façon dont des matchs sont devenus des duels de haine, entre deux équipes d’une même ville, d’un même pays, d’une même région ou entre deux pays… Ça remue une série de questions, comme «qu’est-ce qu’une société?» ou «qu’est-ce qu’une représentation nationale?».

Le sport est une culture?

Le sport n’est pas une culture, ou alors tout est culture. Un sportif produit un spectacle, mais ce spectacle est aussitôt oublié. En revanche, une symphonie de Beethoven, une peinture de Magritte, ça reste. C’est une œuvre. Les sportifs ne font pas d’œuvres. Ils réalisent des performances, ce qui n’est pas pareil. Dans la culture, ce qui fait le côté transcendantal de ce qu’on appelle «une œuvre», quel que soit l’art –le cinéma, la peinture, la littérature…–, c’est qu’elle reste. C’est pour ça que le sport est une sous-culture, une culture du pauvre. Un spectacle. Après, peut-on dire que le spectacle est une culture? Ça mérite d’être discuté. En tous les cas, c’est un spectacle qui génère de plus en plus souvent de la haine, directe. Dans un opéra de Mozart, non. Vous n’y trouvez pas cette idéologie propre au sport de haut niveau: l’élimination de l’adversaire, l’impératif de gagner, à tout prix… Le sport, c’est de la violence. Et la gestion de cette violence est une discussion politique. Le seul lien qui existe entre le sport et la culture est l’utilisation qu’on peut en faire à des fins idéologiques. Comme le régime nazi l’a fait avec Wagner, Bayreuth ou le cinéma. Pareil pour le régime soviétique avec le cinéma. Le sport, par sa force d’attractivité, est un médium de propagande extraordinaire. On le voit avec la Chine, on l’a vu avec la Roumanie de Ceausescu du temps de la gymnaste Nadia Comaneci.

Prendre position contre le RN ne coûte pas grand-chose à Kylian Mbappé, estime le sociologue. © BELGAIMAGE

Dès lors, lorsque des joueurs de l’équipe nationale française de football prennent position contre le RN, avant les législatives en France, ils sont dans leur rôle?

Oui, et avant tout parce qu’ils sont des citoyens. Ils ont donc le droit de s’exprimer, de prendre position. Comme l’ont les universitaires ou les artistes.

En ont-ils le devoir?

Non. Rien ne les y oblige. En la matière, il n’y a qu’un seul devoir: celui de réserve, qui s’applique à d’autres fonctions, d’autres statuts.

Les prises de position de sportifs sont-elles du même ordre que, par exemple, le refus de serrer la main de Vadim Repin, un membre russe du jury, par le lauréat ukrainien du dernier concours Reine Elisabeth, Dmytro Udovychenko, ou les appels de Judith Godrèche à rompre l’omerta dans le milieu du cinéma contre les abus sexuels?

Je pense qu’il faut nuancer. Ça ne coûte pas grand-chose à Kylian Mbappé de faire une déclaration contre le RN. Pour le concours Reine Elisabeth, il me semble que, compte tenu de la violence de l’agression russe en Ukraine, le refus de serrer la main russe est légitime. Je pense que j’aurais fait pareil. Ce n’est pas un acte de violence de sa part, c’est un acte de résistance, symbolique, ce qui est très différent. De la même manière, on ne peut pas comparer la dénonciation des violences sexuelles dans le cinéma avec le refus de serrer une main. Témoigner contre ces violences demande beaucoup plus de courage que d’appeler à ne pas voter pour les extrêmes dans une conférence de presse.

Quelle est la différence entre prendre position pour ou contre tel parti ou telle idéologie, chanter ou pas un hymne national, mettre ou non un genou à terre avant un match pour dénoncer le racisme?

Une grande différence. A partir du moment où le cérémonial prévoit qu’on joue les hymnes nationaux –ce que je trouve grotesque– et que vous faites partie d’une équipe qui représente un pays, ne pas chanter l’hymne national ou faire semblant de le chanter peut faire tache. Mettre un genou à terre est légitime, mais il est davantage de l’ordre du symbolique, comme le poing levé des athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos lors de la cérémonie de remise des médailles du 200 mètres aux JO de 1968, à Mexico. Ça relève aussi du mimétisme, très présent en sport et notamment autour des terrains de foot. Regardez à quel point les spectateurs sont grimés, déguisés, avec les couleurs nationales sur les joues ou le front. C’est pour ça que le sport est un phénomène de masse. C’est l’imitation de masse. Qui est très imprégnée dans notre civilisation actuelle. Et cette imitation va aussi dans le sens nationaliste, avec des pays qui, comme au dernier Euro, s’affrontent par footballeurs et supporteurs interposés. Ce qui est une manière de remettre en cause une certaine idée de l’Europe. Et de faire du sport un facteur de désordre. Dès lors, toutes les manifestations sportives sont aujourd’hui sous contrôle des forces de l’ordre. Alors qu’on parle de rassemblements pacifiques, de fêtes populaires, etc.

C’est l’explication du refus de la ville de Bruxelles d’autoriser la tenue du match Belgique-Israël, en septembre prochain, vu le contexte au Proche-Orient et les risques pour la sécurité?

Oui, d’autant que c’est une question géopolitique compliquée et délicate. La question du maintien de l’ordre public, lorsque vous avez des foules, dans un contexte géopolitique délicat ou difficile, se pose, légitimement. De la même façon que vous devez mobiliser des milliers de policiers pour les matchs à haut risque, dans un sport qui se dit voué à développer l’harmonie sociale. Ce qui démontre encore une fois que le sport est un phénomène contradictoire: à quel que niveau que ce soit, on voit surgir la contradiction entre l’idéologie officielle et la réalité. Et entre les intérêts des athlètes, des équipes, des spectateurs, des supporters, des dirigeants, des entraîneurs.

«Les sportifs ont le droit de prendre position. Comme l’ont les universitaires ou les artistes.»

Pour autant, un message politique donné par Kylian Mbappé n’a-t-il pas plus d’impact pour beaucoup, désormais, qu’un article ou un reportage télé, radio ou de presse écrite, ou qu’une déclaration d’un dirigeant de parti ou d’un intellectuel?

Je pense que ça a peu d’effet, parce que beaucoup peuvent estimer que ce n’est pas son rôle, que lui est millionnaire donc n’est pas dans les réalités quotidiennes des gens, qu’il est «hors monde», comme on le dirait des artistes. Pourquoi les gens votent aujourd’hui pour le Rassemblement national? Parce qu’il y a «eux et nous». «Eux», ce sont les intellectuels, les Parisiens, les nantis, et «nous», c’est le bon peuple.

Des victoires sportives peuvent changer le destin de sociétés?

Elles le peuvent, mais c’est à évaluer au cas par cas, parce qu’aucune société n’est égale, identique, à une autre. C’est chaque fois l’aspect spécifique ou particulier d’un pays, ou d’une époque, qui permet d’évaluer la possibilité ou pas qu’une victoire sportive ait un effet. Ce qui est certain, c’est que la question du sport n’est plus une question anodine. En tant qu’universitaire, sociologue, citoyen, je pense que la critique, au sens fort du terme, la mise en cause de tous les aspects du sport, me semble essentielle. Il ne faut pas l’idolâtrer. Affirmer qu’il est symbole et incarnation de la socialisation, etc., est une mystification. Le sport est l’opium du peuple. Il existe une espèce de mise en scène à travers tous les grands événements sportifs de masse organisés. Cette mystification est d’autant plus forte qu’elle semble anodine. Parce qu’elle a des effets sur ce qu’on appelle «l’être ensemble», la socialité, le vivre ensemble: vous véhiculez une idéologie terriblement concurrentielle, tout se joue à trois fois rien, chaque performance est millimétrée, fichée et classée. Dans un régime autoritaire comme la Chine, les gamines de 3 ans sont entraînées cinq heures par jour à la natation. Alors bien sûr, pour l’instant, en Europe, nous vivons dans un régime qui n’est pas totalement illibéral, mais ça pourrait venir, et le sport reste un facteur de mise au pas.

C’est pour ça qu’un pays se porte candidat à organiser, et organise, un Euro, des JO, une Coupe du monde? Dans quel but, précisément?

Parce que c’est une forme de soft power. La mondovision jette un projecteur sur le pays organisateur, que ce soit le Qatar, l’Arabie saoudite, la Russie, la Chine. Il y a cet aspect-là. Et puis, il y a les soi-disant retombées économiques, qui sont en grande partie du bluff, mais ça profite au bâtiment public, à certains sponsors, à des multinationales, pour qui c’est une sorte de publicité gratuite. Il existe une conjonction d’intérêts pour des forces économiques capitalistes, parce qu’il faut bien les nommer, et pour un pouvoir politique qui trouve là une manière d’augmenter sa popularité ou son prestige. Alors, bien sûr, le prestige dans un régime démocratique n’est pas identique au prestige dans un régime totalitaire, mais chaque fois, il y a une conjonction qui se produit dans les grands événements sportifs. Même dans les petits, jusque dans les villages: lorsque s’y dispute un derby, un match de football entre deux équipes d’une même entité géographique, plus s’y exprime ce que Freud appelait le «narcissisme des petites différences»: plus les gens sont proches, plus ils aiment se battre entre eux. Certains utilisent d’ailleurs le terme de «guerre sportive». Durant laquelle il faut «mouiller le maillot», «se battre». Lors de l’Euro, j’ai entendu des commentateurs ou des entraîneurs parler de «saine agressivité», ou d’«agressivité dans le bon sens du terme»: mais ça veut dire quoi, «l’agressivité dans le bon sens du terme»?

N’est-ce pas le propre d’une équipe de foot de défendre des couleurs, un lieu, un pays…

Oui, exactement, et c’est en ce sens que je dis que le sport de haut niveau porte en lui cette mystification: on nous dit que sa pratique est bonne pour la santé, pour l’environnement, pour le respect de l’autre mais arrivé à un certain stade il n’est plus que compétitivité, bataille, «à la vie à la mort». C’est devenu la lutte pour l’existence, où, au coup de sifflet final, le vainqueur est en liesse, acclamé par ses supporters, et le perdant s’effondre, en larmes, le nez dans la pelouse. C’est une représentation de la vie sociale qui mérite d’être discutée: pleurer pour un but manqué, ce n’est pas pleurer pour un deuil.

Cela signifie qu’il ne faudrait plus organiser ce genre de grands événements?

Je ne vois pas comment on pourrait changer ça. Je ne vois pas ce qui pourrait entraver cette logique de la gagne, cette logique toujours plus capitaliste. Dans ce sens, pour l’instant, je ne vois pas ce qui peut l’entraver.

Bio express

1940
Naissance, à Mulhouse.
1963
Professeur d’éducation physique et sportive au lycée Condorcet, à Paris.
1972
Etudes de sociologie et de philosophie à la Sorbonne.
1977
Docteur d’Etat es lettres et sciences humaines.
1988
Professeur en sciences de l’éducation à l’université de Caen.
1992
Professeur de sociologie à l’université de Montpellier III-Paul Valéry .
2017
Publie Ontologies du corps (Presse universitaires de Paris Nanterre).
2023
Sortie de Pierre de Coubertin. Le seigneur des anneaux (éditions Quel Sport ?).
2024
Les Jeux olympiques de Berlin 1936. Jeux de la croix gammée (éditions Quel Sport ?).

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