Le retour au sommet du cyclisme belge
Après des années moins fastes, nos coureurs semblent en mesure de gagner sur tous les terrains. Focus sur le retour en grâce du cyclisme belge.
Souvent, quand il en a le temps et que la météo s’y prête, Laurent Devin se rapproche de sa fenêtre. Le bureau du bourgmestre de Binche offre une vue magistrale sur la Grand-Place, ses pavés et ses terrasses. Dès que le soleil est de la partie, en effet, les vélos apparaissent. Laurent Devin aime ça. Encore plus quand ils sont en peloton. Amoureux du maillot «rouche» autant que du jaune, fan du Standard mais épris de la petite reine, l’homme fort des Binchois se démène pour que sa ville devienne un bastion du cyclisme belge. En 2024, deux ans après avoir accueilli un départ d’étape du Tour de France pour la deuxième fois, ce sont les championnats de Belgique du contre-la-montre qui animeront la cité du Gille à l’orée de l’été.
Depuis 2020, les Belges ont remporté 26 étapes sur les grands tours. Mieux que les Slovènes.
«Presque des championnats du monde», glissait le bourgmestre en préambule du départ du Tour 2022. Il ignorait alors qu’en plus de Wout van Aert et Remco Evenepoel, déjà tous les deux médaillés mondiaux de l’effort solitaire, son pays saluerait le chrono inaugural de Copenhague remporté par Yves Lampaert, premier maillot jaune du dernier Tour. En ajoutant Victor Campenaerts, désormais plus attiré par les classiques pavées mais médaillé de bronze des Mondiaux et recordman de l’heure par le passé, la Belgique affiche effectivement un beau tir groupé de spécialistes du chrono. En triomphant au Monte Lussari, au crépuscule du dernier Tour d’Italie, le Slovène Primoz Roglic a d’ailleurs mis un terme à une exceptionnelle série de cinq contre-la-montre consécutifs remportés par les Belges sur les trois grands tours du calendrier.
Prévu ce 22 juin à Herzele, au sud de la Flandre-Orientale, le «National» du chrono 2023 présentait donc l’une des affiches les plus relevées du continent avec un duel annoncé – et tué dans l’oeuf par une chute – entre Remco Evenepoel et Wout van Aert.
Un raisonnement qui restera valable trois jours plus tard, quand le circuit d’Izegem accueillera une course en ligne promise aux sprinters. Là aussi, le plateau s’annonce colossal. Le tenant du titre, Tim Merlier, 29 bouquets en carrière dont un sur chaque grand tour, devra faire face à la concurrence de Jasper Philipsen, homme le plus rapide du peloton cette saison avec cinq sprints remportés au compteur. Déjà lauréat d’arrivées massives sur le Tour de France et dernier porteur du maillot vert sur la Grande Boucle, Wout van Aert pourrait également être de la partie dans un sprint royal où les Jordi Meeus, Gerben Thijssen et Milan Menten seront de solides challengers. Tout ça alors que l’Ardennais Arnaud De Lie, 21 ans seulement et treize victoires professionnelles déjà, revient tout juste d’une lourde blessure. Dans le peloton, le constat ne fait plus aucun doute: la Belgique est à nouveau la reine du cyclisme.
La relève hors circuit du cyclisme belge
Quand la meute sur pédales se confinait à la Vieille Europe, accueillant timidement quelques phénomènes américains ou colombiens et plus froidement les robotiques cyclistes soviétiques, la domination belge n’était qu’une conséquence logique. Pays de bicyclette par excellence, la Belgique s’est régalée de ses Rik Van Looy, Eddy Merckx ou Roger De Vlaeminck, puis a régné sur ses terres de toujours grâce aux Peter Van Petegem et Johan Museeuw. Tom Boonen et Philippe Gilbert, qui étaient au cyclisme tricolore ce que la Flamande Kim Clijsters et la Wallonne Justine Henin ont été au tennis au début du siècle, ont incarné la résistance. Deux palmarès gigantesques, principalement sur les classiques, mais une inexorable extinction au fil des années 2010 lorsque des Italiens, des Espagnols, puis même des Britanniques, avec le puissant Team Sky, ont commencé à faire la loi dans le peloton. Concurrence nouvelle face à un sport entré de plein fouet dans la modernité, où les Belges ne faisaient plus que survivre. En 2014, pour la deuxième fois au XXIe siècle, la saison noire-jaune-rouge se termine sans la moindre victoire d’étape lors des trois grands tours. Quatre ans plus tard, le pays constate avec nostalgie qu’un Tour de France conclu sans lever les bras est devenu la norme: entre 2002 et 2018, les coureurs belges sont rentrés bredouilles à neuf reprises du juillet français en 17 tentatives.
Puisque les locomotives du cyclisme national brillent toujours, mais principalement grâce à des talents étrangers, la nouvelle vague émerge hors des sentiers battus. Dans les labourés, le phénomène Wout van Aert tient la dragée haute au Batave Mathieu van der Poel, petit-fils du légendaire Raymond Poulidor. Très vite, les parcours de cyclo-cross deviennent trop étroits pour le talent de Van Aert, qui remporte deux étapes du Tour de France dès sa première participation, ajoute les classiques italiennes Strade Bianche et Milan-San Remo à son palmarès, et épate le peloton par sa faculté à gagner un sprint massif et un contre-la-montre après avoir longtemps épaulé ses leaders dans une étape de montagne.
Tandis que Wout van Aert devient une star mondiale, Remco Evenepoel se transforme en prodige. Longtemps bercé par des rêves de footballeur entretenus au sein de l’académie du RSC Anderlecht, époustouflant à chaque test physique réalisé par ses coachs grâce à une résistance à l’effort hors du commun, le Brabançon se décide à suivre la voie passée de son père Patrick en se lançant dans le cyclisme.
Exceptionnel dès les juniors, il franchit à un âge très précoce le pas vers le professionnalisme et jalonne son jeune parcours d’exploits: vainqueur de la Clásica San Sebastian, difficile course basque, dès sa première année, il ajoute ensuite à son palmarès Liège-Bastogne-Liège, monument du cyclisme, puis triomphe lors du Tour d’Espagne et permet ainsi à la Belgique de remporter son premier grand tour depuis 1978. Encore champion du monde dans la foulée, Remco étoffe la palette nationale, et permet à son pays de rêver de succès sur des terrains que tout Belge estimait hors de portée depuis plusieurs décennies.
En quête de champions après les déclins de Boonen et Gilbert, la Belgique est désormais servie.
Le temps des victoires
Au pays de la «drache», les records se mettent alors à pleuvoir. Sprinters racés, capables de briller dans les emballages massifs les plus relevés de la planète, Tim Merlier et Jasper Philipsen complètent l’arsenal d’une Belgique devenue capable de gagner sur tous les terrains. En 2022, les Belges relèguent leur dauphin espagnol à plus de six mille points au classement mondial par nation, un record depuis l’établissement de cette hiérarchie quelques années plus tôt. Il faut dire qu’en plus de Liège-Bastogne-Liège et des championnats du monde, les coureurs tricolores remportent dix étapes sur les trois grands tours. Mieux qu’un an plus tôt (9), inégalable depuis le début du siècle. Point d’orgue de la saison, le Tour de France est un festival, entamé par un doublé sur le contre-la-montre de Copenhague où Yves Lampaert devance Wout van Aert, et conclu par le sprint victorieux de Jasper Philipsen sur les Champs- Elysées au lendemain du contre-la-montre de Rocamadour, également remporté par Van Aert.
Avec les deux succès de Remco Evenepoel sur le dernier Giro, que le champion du monde a dû quitter prématurément à cause du Covid, les coureurs belges ont conclu un huitième grand tour consécutif avec au moins une victoire d’étape. Depuis la sortie de la crise sanitaire qui avait mis le peloton en pause au printemps 2020, la Belgique affiche 26 victoires d’étapes sur le Giro, le Tour et la Vuelta. C’est mieux que la Slovénie des ogres Primoz Roglic et Tadej Pogacar (23). Les seize victoires d’étape sur les cinq dernières éditions du Tour de France (depuis 2018) sont également un marqueur intouchable à l’échelle internationale, trois longueurs devant les Slovènes, six devant la France, plus du double du total de la terre de sprinters qu’est l’Australie.
De nouveaux sommets pour le cyclisme belge
Si elle est revenue sur le devant de la scène du sprint mondial, un domaine où elle a toujours brillé malgré quelques années creuses après le déclin de Tom Boonen, la Belgique s’est surtout révélée dans les pourcentages des longs cols européens, longtemps synonymes de souffrance. En 2011, l’étape remportée par Jelle Vanendert dans les Pyrénées était une exception. Scotché à son écran lors des après-midis de juillet, le spectateur belge avait l’habitude d’espérer que le valeureux Jurgen Van den Broeck s’accroche au train d’enfer imposé par les meilleurs pour accrocher une place dans le Top 10, exploit pour un pays dont les meilleurs représentants vivotaient souvent aux alentours de la quinzième place lors des années précédentes.
Désormais, parce que les équipes multiplient les stages et que les meilleurs espoirs belges du peloton vivent généralement loin d’un pays trop plat pour leurs rêves d’altitude, les jeunes Lennert Van Eetvelt, Maxim Van Gils ou Cian Uijtdebroeks semblent prêts à faire en sorte que Remco Evenepoel ne soit pas qu’une exception. Quel que soit le terrain, la Belgique semble en mesure de fournir un favori au départ de toutes les courses du calendrier. Le pays, sans doute, où le travail du sélectionneur national qui doit choisir huit ou neuf hommes en vue des championnats du monde est le plus ardu.
Le seul, certainement, où un championnat national est presque aussi difficile à gagner qu’un maillot arc-en-ciel.
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