L’ambition avant la passion: la servitude moderne de Ronny Deila
Personne n’a autant divisé le Royaume du football belge ces derniers mois. En ralliant Bruges depuis le Standard, où il incarnait le renouveau depuis un an, Ronny Deila s’est attiré les foudres des supporters, mais a surtout rappelé qu’il ne déroge pas à la règle d’un milieu où l’ambition personnelle passe avant la passion collective. Retour aux sources pour mieux comprendre.
They hate because they used to love.» La formule, qui semble pompée d’une publicité pour la dernière paire de chaussures à la mode, sort de la bouche de l’un de ses anciens joueurs. L’homme en question, Adam Kwarasey, en sait quelque chose: il a passé huit saisons sous les ordres de Ronny Deila, en Norvège, et par deux fois il l’a vu partir. Sans amertume ni animosité pour autant. Que du contraire: «C’est l’entraîneur qui m’a le plus influencé», confesse Kwarasey, ex-international ghanéen, indiscutable gardien des Strømsgodset et Vålerenga version Deila. «J’ai davantage été marqué par sa façon de traiter les gens, que ce soient ses joueurs ou son staff, par sa manière de construire une équipe où tout le monde se fait confiance et se soutient, que par l’aspect tactique de son coaching. Il voulait que tout le monde réussisse. Je n’en ai connu aucun autre comme lui.»
Alors, comment en vouloir aux supporters du Standard? Ils le haïssent peut-être aujourd’hui parce qu’ils l’ont adulé hier, lui le technicien venu du froid qui avait su raviver la flamme de l’Enfer de Sclessin, en une saison à peine. C’est qu’avec ses mots et ses poings rageurs, jetés en l’air devant la tribune des plus fervents, il y avait de quoi y croire. C’est qu’il avait la trempe des hommes providentiels dont on raffole à l’ombre des hauts fourneaux, mais qu’il s’est mué en déserteur un samedi de mai dernier à Westerlo, pour couper court à l’idylle naissante, houspillé qu’il était désormais par la famille rouche. C’est qu’il ne laisse personne indifférent et que personne ou presque ne l’aurait imaginé à Bruges, à deux matches du terme, après quatre sans victoire, lui qui incarnait le visage d’un projet ambitieux, mais qui négociait depuis plusieurs semaines son départ vers un autre. C’est que le communicant avisé qu’il est n’a pas toujours eu le sens du timing et qu’il n’a jamais cessé, finalement comme tous ses congénères, de répondre aux dures lois du «football-business».
Séances sur fond de Johnny Cash
Pour appréhender le phénomène, il faut replonger aux premières lueurs de 2006. En cette année de Mondial, Ronny Deila arpente encore les pelouses dans le relatif anonymat de la Tippeligaen, l’élite norvégienne disputée sur l’année civile, lorsque la nuit noire quitte le cercle polaire et que le soleil drague à nouveau l’horizon. Défenseur central de formation, habile et dangereux sur les phases arrêtées, le trentenaire consent à quitter le Viking Stavanger pour rallier les rangs des modestes promus de Strømsgodset.
Sur le papier, le défi proposé a les faux airs d’un bourbier. Godset, entité située à 45 bornes au sud-ouest d’Oslo, a frôlé la banqueroute, sauvée un an plus tôt par des investisseurs locaux, et enrôlé 17 joueurs afin d’entériner son retour en D1. Mais Ronny a déjà assuré ses arrières: en l’échange d’un salaire alléchant, il empile les casquettes de joueur, d’entraîneur adjoint de l’équipe première et de coach de la réserve, principalement composée de gamins de 16 à 19 ans.
À l’époque, son expérience du banc se résume à trois mois à la tête de l’IL Brodd, écurie de quatrième division, et des séances données sur fond de Johnny Cash, son chanteur favori. Ronny évoluait en parallèle sous les couleurs de Stavanger et la houlette de Roy Hodgson, futur sélectionneur anglais, qui n’appréciait pas particulièrement le ballon. «Ronny n’avait pas encore d’idées fortes, mais il savait comment il voulait jouer. Il insistait pour qu’on relance depuis la défense, qu’on ne balance pas», énumère Adam Kwarasey, alors portier de la réserve de Godset.
Premier déclic et premier succès. Le noyau bis parachève sa montée à l’échelon supérieur lors d’une large victoire, au cours de laquelle Ronny fait trembler les filets, parce qu’il avait enfilé le maillot pour mieux mener les siens. Il retrouve sa jeune garde deux ans plus tard, quand l’entraîneur principal décide de laisser le poste libre.
Jostein Flo, le directeur sportif, n’hésite pas à promouvoir ce type de 32 piges, fort en gueule, leader naturel du vestiaire. «Plusieurs de mes coéquipiers avaient son âge ou étaient plus vieux. Ce n’était pas facile pour lui au début, mais il avait déjà une certaine forme d’aura. Il était le seul à pouvoir dialoguer avec tout le monde, aussi bien les étrangers que les plus jeunes», détaille Kwarasey, devenu membre de l’équipe-fanion.
Un salaire de 1.000 euros
Cette fois-ci, le slogan paraît moins reluisant que celui d’une pub pour une paire de pompes. Little money, big ideas. C’est le concept: bâtir un groupe de revanchards à moindre frais, leur offrir une seconde, une troisième voire une quatrième chance, puis faire grandir l’ensemble. Sur le terrain, l’approche est offensive, les transitions rapides, le pressing agressif et les liens indéfectibles. Strømsgodset change de dimension.
Marcus Pedersen, décrit comme une tête brûlée, est transformé en buteur fiable. Stefan Johansen, hors de forme, passe d’ailier à milieu défensif, régulièrement appelé en équipe nationale. Ola Kamara, qui devait jadis loger dans une famille d’accueil pour soulager financièrement ses parents, reçoit un salaire mensuel de 1.000 euros, doit retourner vivre chez sa mère, avant d’aligner les buts cruciaux sur le chemin des titres en Coupe et en championnat de Norvège, respectivement acquis en 2010 et 2013.
Et s’il fallait encore douter de l’investissement de Deila, il suffit de rappeler qu’il avait hébergé, en son domicile, le Ghanéen Mohammed Abu. Cet espoir d’Accra, recruté parmi tant d’autres par Manchester City, avait directement été prêté dans le grand Nord, et avait semble-t-il besoin d’un père de substitution pour s’y adapter.
Résultat: les soldats de Godset se sentent comme à la maison. L’escouade, plus que jamais soudée, détruit son propre record d’invincibilité dans son antre de Marienlyst, plaçant la barre à 44 matches, et soulève un trophée de champion national, 43 ans après le dernier.
Les adversaires de Rosenborg, institution la plus redoutée, et Molde, détentrice des deux précédents sacres, ne peuvent que contempler la progression implacable de leurs nouveaux rivaux. «C’était un grand accomplissement de voir une telle équipe remporter le championnat», souligne Rune Lange, ancien du Club Bruges qui avait côtoyé le Ronny joueur à la fin des années nonante, lorsque ce dernier défendait le blason de Odd Grenland. «Depuis son départ, Strømsgodset n’a jamais retrouvé ce niveau.»
La cravate du Celtic
Car à un moment donné, il fallait bien que l’homme providentiel s’envole vers des cieux plus radieux. L’hiver 2014 glace une première fois le comité directeur du club basé à Drammen. Les voisins de Malmö, fraîchement auréolés du sacre suédois, frappent à la porte. Ronny attire les convoitises et son employeur brandit l’option de la renégociation de contrat en guise de bouclier. Les deux parties se lient jusqu’en 2016.
Mais dans le milieu du ballon, les poignées de main et les signatures au bas des bafouilles, ça ne sert finalement qu’à apaiser les tentations, si ce n’est à les monnayer. Alors que Godset paraissait lancé pour rééditer l’exploit, classé deuxième à l’aube de l’été, la rumeur fait chauffer les cerveaux de ses têtes pensantes: le Celtic Glasgow, champion d’Écosse, a inscrit le nom de Deila sur le haut de sa liste d’emplettes estivales.
Jostein Flo et ses acolytes ne lâchent pas le morceau, demandent le versement de sommes mirobolantes, mais finissent par se rendre à l’évidence. L’esprit de leur entraîneur figure déjà ailleurs. Un mercredi de juin 2014, en marge d’une rencontre de Coupe perdue contre Tromsdalen, pensionnaire de D2, Ronny Deila annonce la nouvelle à ceux qu’il a tant chéris.
Marvin Ogunjimi avait débarqué quelques jours plus tôt. «Je n’ai pas été surpris», tranche l’ex-Diable rouge, lucide. «Le foot reste un business. Les carrières des coaches sont parfois aussi courtes que celles des joueurs. Ils peuvent se faire licencier après cinq matches. Je comprends donc tout-à-fait qu’ils choisissent de partir quand une meilleure opportunité se présente à eux.»
Voilà l’âpre réalité du football moderne. La manière laisse à désirer, le timing est discutable, mais à 38 ans seulement, et après cinq exercices et demi dédiés à reconstruire un Strømsgodset conquérant, à soigner sa réputation aussi, Ronny Deila récupère les rênes d’un monument du sport-roi. Il n’y a déjà plus le temps pour les sentiments.
Le 6 juin 2014, à l’heure des présentations, la presse écossaise découvre un personnage au sourire enfantin, les yeux écarquillés, la cravate verte et blanche nouée autour du cou. Comme si le natif de Porsgrunn, un patelin du Sud norvégien, ne réalisait pas encore le chemin parcouru, mais avait bien conscience de la nécessité de se montrer séduisant, notamment auprès des supporters du cru.
Parmi les atouts charmes, Ronny Deila abat plus que de raison la carte de l’honnêteté. Une franchise à géométrie variable qui peut lui jouer des mauvais tours. S’il aligne deux titres de champion en autant de possibilités, dont l’un glané avec une paire de centraux Jason Denayer–Virgil van Dijk, le technicien des Bhoys peine à convaincre ses sujets et le règne de son équipe, plutôt inoffensive sur la scène européenne, ne s’étend pas au-delà des frontières du Royaume-Uni. «Je ne démissionnerai jamais», lâche-t-il au micro de la BBC, en février 2016. Deux mois plus tard, au lendemain d’une défaite en Coupe contre les Rangers, l’ennemi héréditaire, le discours n’est plus vraiment le même. Il explique vouloir quitter le club, au terme de la saison.
Ronny Deila, nu pour la victoire
De son propre aveu, Ronny Deila voulait revenir au calme, renouer avec la simplicité du pays natal. Loin de la passion débordante de Glasgow. Il y a tutoyé le très haut niveau, mais la marche était peut-être trop haute.
Vålerenga, un autre club estampillé «workingclass», plus grande entité d’Oslo, nommée après un quartier de la capitale, lui offre ainsi un contrat de quatre ans. Mais là aussi, le challenge ressemble à un traquenard: Vål’enga lutte pour le maintien, n’a plus gagné le championnat depuis 2005 et reste une éternelle pépinière de talents, tels que l’ex- Genkois Sander Berge ou l’actuel rouche Aron Dønnum, tous deux lancés dans le grand bain par Deila.
L’idole de Godset ne parviendra pas à redresser la barre. Ni à façonner un groupe de soldats. Les Bohemians terminent trois fois dans le ventre mou, auteurs de prestations sans réelle saveur. «Quelque chose ne va pas avec ce club», grincent en chœur les anciens du cru, pour mieux le dédouaner.
Ronny, lui, reste égal à lui-même. Il fait d’abord le show, lorsqu’il en ressent le besoin. Fin septembre 2017, ses hommes viennent d’enchaîner sept matches sans succès, dont trois revers consécutifs. Il se met donc à nu, dans le vestiaire, pour détendre l’atmosphère.
L’électrochoc fonctionne: le futur anversois Simen Juklerød délivre une passe décisive synonyme de victoire, à la 83e minute. Amin Nouri était à Brann, dans le camp d’en face, et signera à Vålerenga la saison suivante: «Ronny veut que ses joueurs aient du feu dans les yeux. C’est pourquoi il était fait pour le Standard», glisse-t-il. «Il demande beaucoup à ses joueurs, mais il est aussi très exigeant avec lui-même.»
Le plan de carrière n’a cependant pas été mis entre parenthèses. Ronny Deila entretien déjà une relation étroite avec le City Football Group quand il s’engage en faveur de son antenne de New York, en plein hiver 2020. Dans ses valises, il embarque Efraín Juárez, un international mexicain rencontré à Oslo, devenu son adjoint et bras droit. Un an plus tard, le NYCFC remporte la MLS, le premier trophée de sa courte histoire.
Dans l’euphorie, Ronny craque. Et se donne encore en spectacle. Il tombe dans les bras de ses joueurs, verse des larmes – «Gagner m’avait tellement manqué», confiera-t-il, sur le site du club – et enlève le haut, puis le bas, avant de claquer des pompes auprès de la Coupe, au milieu des flashes et des projecteurs.
Du Ronny tout craché. «Il a l’intelligence d’arriver dans des clubs qui n’ont pas encore gagné ou qui sont à la relance», note Maxime Chanot, pilier new yorkais qui l’a vu partir à son tour, en juin 2022, après seulement treize journées. Direction le Standard, Sclessin, et un autre décor plus radieux, bien qu’à l’ombre des hauts fourneaux. «95% des coaches auraient fait pareil.» Point. Alors l’amour, la haine, les sentiments…
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