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La fin de Dieu

Éternel challenger de l’image divine de Diego Maradona, Lionel Messi a enfin accompli sa prophétie en soulevant la Coupe du monde. Entre retraite anticipée et consécration tardive, récit d’une histoire albicéleste entre penalties, finales et fardeau.

La scène a des airs de paradoxe, pour ceux qui se sont laissés bercer par le long storytelling d’un génie incapable de porter son pays. En fait, elle est juste une habitude. Au pied du mur dès le deuxième match de poule, après sa défaite inaugurale contre l’Arabie Saoudite, l’Argentine doit déjà vaincre le Mexique pour ne pas mourir. La magie jaillit du pied de Lionel Messi, qui trouve un espace invisible pour aller nicher le ballon au fond des filets de Guillermo Ochoa. La Pulga remet les siens sur le droit chemin, et les prend par la main jusqu’à la Tercera.

À 35 ans, en battant en finale le record de matches joués en Coupe du monde pour sa cinquième participation au grand show du football mondial, Messi a enfin sacré son Argentine.

Au bout de tant de matches joués, de tant de buts marqués, le numéro 10 argentin aura-t-il remarqué le clin d’œil de l’histoire? 17 années plus tôt, lors de son sacre planétaire avec les U20 de l’Albiceleste, Leo avait également perdu le premier match. C’était contre les États-Unis, dans la stupeur des gradins d’Enschede, aux Pays-Bas. Trois jours après la désillusion, l’Égypte avait fait les frais du réveil argentin. Une victoire 2-0, avec une ouverture du score de Lionel Messi.

L’histoire aurait pu être classée très vite, si l’impressionnante Argentine de José Pekerman n’avait pas craqué face au pays hôte un an plus tard sur le sol allemand, en quarts de finale du premier Mondial de la Pulga. Finalement, elle s’est éternisée jusqu’à un séjour prolongé dans le désert qatari. À 35 ans, en battant en finale le record de matches joués en Coupe du monde pour sa cinquième participation au grand show du football mondial, Messi a enfin sacré son Argentine. Peut-être parce que pour la première fois depuis longtemps, son pays semblait prêt à lui pardonner une défaite.

L’HÉRITIER EXILÉ

Les aventures argentines de Lionel Messi ont toujours eu un parfum particulier. Celui d’un enfant parti très tôt, alors que l’orgueilleux pays ciel et blanc aime voir ses prodiges grandir sur ses terres, portant l’une des mythiques camisetas des plus grands clubs du pays. Leo n’a que treize ans quand il quitte Rosario pour intégrer la Masia, et c’est de l’autre côté de l’Atlantique qu’il commence à briller. Champion d’Europe en 2006, Ballon d’or pour la première fois trois ans plus tard, il n’a qu’un titre olympique à offrir à sa terre natale pendant qu’il se crée à toute allure l’un des palmarès les plus impressionnants de l’histoire du jeu. En 2010, pour son premier grand rendez-vous argentin en tant que protagoniste de la Selección, son association avec Diego Maradona – alors sélectionneur – bute encore sur l’Allemagne au stade des quarts de finale. Tant pis s’il gagne toujours plus. Tant pis, aussi, s’ils sont de plus en plus nombreux en Europe à le consacrer comme le plus grand joueur de l’histoire. Aux yeux argentins, Leo reste en-dessous du véritable D10S, celui qui leur a offert la Coupe du monde en 1986. Emmener une équipe où se retrouvent, en vrac, Ezequiel Lavezzi, Lucas Biglia, Marcos Rojo, Enzo Pérez ou Sergio Romero jusqu’en finale du Mondial brésilien ne suffit pas à consacrer Messi à la hauteur de son illustre prédécesseur. «Le problème, pour tous les joueurs argentins, c’est que Maradona est devenu une unité de mesure», explique un jour le champion du monde 86 Jorge Valdano. «Et la majorité ne résiste pas à la comparaison.»

Deux ans plus tard, la coupe est d’ailleurs pleine pour la Pulga. Battue en finale de la Copa América par le Chili en 2015, l’Argentine tombe encore – aux tirs au but – lors de l’édition du centenaire, organisée un an plus tard sur le sol américain. Messi quitte la compétition avec cinq buts et quatre passes décisives en six matches, mais surtout des larmes plein le visage. Impossible de valoriser la troisième épopée de rang quand elle se conclut une fois de plus par une chute sur la dernière marche. À quelques kilomètres de New York, dans une enceinte qui accueille habituellement les Giants et les Jets, le tir au but du numéro 10 s’envole à un bon mètre de la lucarne. Les rayures nationales deviennent un fardeau: «Je pense que l’équipe nationale et moi, c’est fini», lâche celui qui est alors quintuple Ballon d’or en quittant les States.

Messi trompe Hugo Lloris et porte les siens aux commandes lors des prolongations de la finale face à la France.
Messi trompe Hugo Lloris et porte les siens aux commandes lors des prolongations de la finale face à la France.

Six semaines plus tard, pourtant, Messi est de retour. Après une blessure qui handicape le parcours qualificatif des siens sur la route vers la Russie, au point de se retrouver au bord d’une élimination historique quand l’Équatorien Romario Ibarra ouvre le score dès la première minute du déplacement décisif à Quito, Leo joue les héros. Son triplé envoie l’Argentine disputer une Coupe du monde traversée dans la souffrance, et quittée dès une défaite en huitièmes de finale contre les Bleus. Peu à son affaire lors d’une Copa América 2019 quittée après une défaite aux portes de la finale contre le meilleur ennemi brésilien, le Diez semble se résoudre à rester dans l’ombre de Maradona.

LE PARTAGE DU FARDEAU

C’est peut-être là que l’Argentine comprend qu’elle a besoin de lui. Leader technique, Messi est alors progressivement entouré d’une garde rapprochée qui semble enfin porter une partie du fardeau émotionnel qui pèse sur ses épaules. Le gardien Emiliano Martínez, le milieu de terrain Rodrigo de Paul ou le puissant défenseur Nicolás Otamendi mènent la révolte d’une équipe qui accepte que la pression ne doit pas être sur Leo, mais sur ceux qui l’entourent: impossible, pour eux, de laisser la carrière internationale du meilleur joueur du XXIe siècle se terminer sans un trophée international majeur.

Entre l’élimination contre le Brésil en juillet 2019 et le match d’ouverture du Mondial qatari contre l’Arabie saoudite, les Argentins ne perdent plus un match. En 2021, ils remportent une Copa América que Messi, pourtant en plein tourment avec le Barça, survole avec quatre buts et cinq passes décisives. En demi-finale, Martínez endosse le costume du héros lors de la séance de tirs au but contre les Colombiens. Face au Brésil et au Maracana, c’est au tour d’Ángel Di María d’endosser la cape pour gratter le trophée. Messi débarque au PSG avec l’attitude d’un homme enfin repu. Il ne lui reste qu’un dernier défi à relever.

L’Argentine atterrit au Qatar avec un refrain entêtant dans les oreilles et des nuées albicélestes dans les tribunes. Quand elle se remet de son coup de massue saoudien avec la victoire face au Mexique, le vestiaire chavire et s’enflamme sur Muchachos, cette chanson du groupe La Mosca datée des nineties, mais retravaillée dans la foulée du succès continental de 2021, dont les premières paroles disent: «Je suis né en Argentine, terre de Diego et de Lionel.» Comme une preuve que la Pulga n’a plus rien à prouver. L’hymne contamine les rues de Buenos Aires, descend des tribunes qataries après chaque victoire, et résonne de plus en plus fort au rythme des exploits d’un Messi aux jambes qui semblent pourtant en bout de course.

Lionel Messi, avec sa femme Antonela et ses enfants, peut enfin savourer: il est champion du monde.
Lionel Messi, avec sa femme Antonela et ses enfants, peut enfin savourer: il est champion du monde.

LE DERNIER ENVOL MONDIAL

À 35 ans, avec un début de saison canon dans le rétroviseur (douze buts et quatorze passes décisives en 19 matches avec le PSG), le Diez devient Dios au fil des tours. Contre l’Australie, il se libère enfin d’un étonnant manque en inscrivant son premier but dans la phase éliminatoire d’une Coupe du monde. Face aux Pays-Bas, il enchaîne avec une passe décisive exceptionnelle pour Nahuel Molina, qui transperce toute l’organisation oranje pour offrir un face-à-face à son latéral droit, et marque deux fois sans trembler depuis les onze mètres, la deuxième propulsant sa nation sur le chemin d’une victoire aux tirs au but. C’est encore depuis le point de penalty qu’il inflige un premier coup de poignard à la Croatie de Luka Modric, l’autre irrésistible vétéran du tournoi, avant de sortir son plus beau tour de magie à la base du troisième but argentin.

Aux abords du milieu de terrain, Josko Gvardiol est dans les parages. Encore méconnu du grand public un mois plus tôt, le Croate aux airs spartiates est devenu la référence défensive du Mondial qatari. Pas de quoi empêcher la Pulga de l’effacer une première fois. Quelques années plus tôt, le premier coup de reins aurait suffi. Pas cette fois. Gvardiol s’accroche, revient, résiste encore au deuxième crochet, reste au contact jusqu’aux portes de la surface. Autant que le défenseur de Leipzig, ce sont les années qui rattrapent systématiquement Messi tout au long de cette chevauchée. Alors, il reste la ruse. Celle qui l’emmène sur son pied droit, comme quand il avait transformé Jérôme Boateng en meme sept ans plus tôt lors d’une demi-finale de Ligue des Champions. Gvardiol est surpris, la passe décisive devient légendaire. Avec des années de retard, l’exploit individuel rappelle la sentence de Giorgio Chiellini: «La meilleure défense contre Messi, c’est un signe de croix.»

Toute l’Argentine se joint alors aux mots de la journaliste Sofía Martínez, en bout d’interview après le coup de sifflet final: «Je n’ai plus de question. Je veux simplement dire qu’une finale de Coupe du monde arrive et que c’est évident qu’on veut la gagner, mais au-delà du résultat […] tu as marqué la vie de tous les Argentins, et pour moi, c’est plus grand que n’importe quelle Coupe du monde.» Diego n’est pas encore égalé au palmarès, mais déjà dans les cœurs.

La finale deviendrait presque une anecdote si elle n’était pas une consécration. Cette fois, il n’y a plus de Gonzalo Higuain ou de Manuel Neuer pour jouer les anti-héros. Kylian Mbappé a bien tenté d’être celui-là, mais son triplé n’a suffit qu’à lui garantir le trophée de meilleur buteur du tournoi. Un prix individuel que ne remportera jamais La Pulga, mais l’Argentin s’en moque: au terme d’une rencontre folle ponctuée de deux goals et d’un tir au but transformé, il a enfin réalisé son rêve de toujours, offrir la Coupe du monde à son pays.

Si en Argentine, Diego Armando Maradona était effectivement devenu un instrument de mesure, 2022 restera comme l’année qui a définitivement vu Lionel Messi dépasser les frontières de la graduation.

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