Vente au rabais et dettes: pourquoi le foot belge vit à crédit
En proie à des difficultés financières après une ascension dopée par les millions de Paul Gheysens, l’Antwerp n’est pourtant pas en crise. Deviendrait-il seulement un club de foot belge comme les autres?
Dans les bureaux des dirigeants de clubs du foot belge, la nouvelle a souvent été accueillie avec le sourire. Un signe que la flamboyante montée en puissance de l’Antwerp, club le plus ancien du pays, avait considérablement grossi les rangs des ennemis de celui qu’on surnomme le «Great Old». Au cœur des tensions nationales, le richissime président Paul Gheysens est désormais dans l’œil du cyclone.
Dans les révélations de la presse flamande, on raconte les problèmes financiers de certaines de ses sociétés, puis on affiche des e-mails expliquant aux employés du club que leur prime de fin d’année arrivera plus tard que prévu, ou à certains fournisseurs que les factures ne seront pas honorées dans les temps. Une spectaculaire gueule de bois pour conclure une année 2023 arrosée au champagne avec le doublé Coupe-championnat sur le sol national ou une victoire de prestige contre le FC Barcelone sur la scène européenne. L’Antwerp est en manque de cash, et les ressources de son propriétaire ne sont pas inépuisables: depuis la remontée en première division validée au printemps 2017, le patron de Ghelamco a injecté plus de cent millions d’euros sur les comptes d’un club qui vit sous perfusion. Une respiration artificielle permise par le gel provisoire des règles de fair-play financier dans le football belge lors de la crise sanitaire.
Après des années d’exception financière, l’Antwerp est entré dans le carrousel infernal.
En voyant débarquer ce curieux mastodonte dans ses compétitions continentales, la Fédération européenne de football (UEFA) a ouvert de grands yeux. Si son fair-play financier est parfois à géométrie variable avec les puissants, l’institution ne laisse rien passer pour des clubs plus modestes à l’échelle mondiale. Un accord a donc été trouvé entre l’UEFA et l’Antwerp, avec un délai de trois ans pour atteindre l’équilibre budgétaire. Les 31,5 millions de pertes chiffrées lors de l’exercice 2021-2022, le dernier dont les comptes ont été publiés jusqu’à aujourd’hui, témoignent d’un besoin de liquidités conséquent. Il faut dire que l’appétit «gloutonnesque» des pensionnaires du Bosuil pèse lourd sur la comptabilité du Great Old: en plus de dépenser environ quatre-vingts millions d’euros sur le mercato depuis son retour au sein de l’élite, le club a vu sa masse salariale gonfler de 11,6 à 38,4 millions d’euros annuels entre 2018 et 2022.
Une rentrée d’argent obligatoire
Nommé directeur sportif dans la controverse (NDLR: il est reconnu coupable de harcèlement sexuel sur des employées de l’Ajax Amsterdam et désormais suspendu par la Fifa), le Néerlandais Marc Overmars avait été très clair sur cette quête de stabilité anversoise: une fois arrivé aux sommets sportifs, il faudrait y rester en cherchant une certaine stabilité financière. La donnée échappait complètement aux considérations de son prédécesseur, le tout aussi sulfureux Lucien D’Onofrio, optant souvent pour des joueurs chevronnés, routiniers de l’élite belge mais sans véritable valeur marchande pour générer autre chose que des victoires. Depuis, au sein d’un club qui s’est modernisé à toute vitesse et sans lésiner sur les moyens, les défenseurs Willian Pacho et Gastón Avila ont été les premiers joueurs vendus à bon prix – neuf millions pour le premier, douze pour l’autre – afin de faire de l’Antwerp un club comme les autres.
Pour sauver la comptabilité hivernale, c’est désormais au tour du jeune joyau local Arthur Vermeeren, 18 ans mais éclatant de talent, de quitter la Métropole. Si les 27 millions d’euros annoncés pour son départ battront très largement le record du club et figureront parmi les deals les plus rémunérateurs de l’histoire du football belge, la rumeur des difficultés financières anversoises a probablement aidé l’Atlético de Madrid, club acquéreur, à épargner quelques millions dans la transaction. L’Antwerp devait vendre, et les Colchoneros en ont profité pour négocier un montant pas spécialement en phase avec les réalités d’un marché où les jeunes talents sont de plus en plus hors de prix. «L’avantage, avec les clubs belges, c’est qu’ils sont vendeurs, fait remarquer le responsable du recrutement d’un club français. Parce qu’ils ont confiance en leur cellule de recrutement pour remplacer les talents qui quitteront leur équipe, mais aussi parce qu’avec leur gestion financière parfois délicate, ils sont obligés de faire rentrer de l’argent.»
Après des années d’exception financière, soutenu par l’un des derniers sugar daddies du football belge, l’Antwerp est donc entré dans le carrousel infernal qui dirige les pelouses nationales. Pour parvenir à un équilibre entre leurs recettes et leurs dépenses, les clubs de l’élite sont souvent dans l’obligation de vendre un ou plusieurs des joyaux de leur noyau. Malgré un marché de plus en plus scruté par les recruteurs internationaux, rares sont ceux qui parviennent à publier leurs comptes avec le sourire. Même le Sporting de Charleroi, historique bon élève financier depuis la reprise du club par Mehdi Bayat, a dû se résoudre à boucler des comptes rougis au terme d’une saison compliquée, bouclée sans transfert sortant conséquent.
La très chère chasse aux talents du foot belge
Pourvoyeur de plus en plus estimé des grandes ligues européennes, le championnat belge s’est effectivement lancé dans une course à l’armement qui doit le placer en lutte avec les Pays-Bas ou le Portugal, en tête de la liste des championnats tremplins du Vieux Continent. En plus de faire briller les meilleurs talents de leur centre de formation, les clubs ont affûté leurs réseaux de recrutement pour attirer sur le sol national ceux qu’on appelle aujourd’hui les «top prospects», ces jeunes prometteurs issus de toute la planète et promis à un grand avenir après une étape européenne intermédiaire. Si le prix espéré de leur billet de sortie fait toujours briller les yeux des responsables financiers, leur ticket d’entrée est également de plus en plus onéreux.
Dans les cinq ans à venir, les clubs pro ne pourront pas dépenser plus de 70% de leurs revenus dans les salaires des joueurs.
Pour attirer les meilleures promesses internationales sous leur maillot, les clubs belges ont donc fait décoller leur masse salariale. Dans la dernière mouture de son rapport annuel sur le football professionnel belge, le cabinet d’audit Deloitte souligne qu’entre les saisons 2017-2018 et 2021-2022, «le total des salaires payés par les clubs belges a augmenté chaque année de 10%, atteignant près de 360 millions d’euros au cours de la saison 2021-2022.» Si la modification du régime fiscal est pointée comme une partie de la hausse salariale spectaculaire de 22% enregistrée au dernier exercice, le rapport souligne également l’importance de la «guerre des talents internationale» dans ce gonflement conséquent de la colonne des dépenses.
Pour la dernière saison décortiquée (2021-2022), la variation entre les salaires et les revenus s’élève à 72%. Mieux que l’année précédente (77%), mais encore au-dessus des règles imposées par la Pro League, par l’intermédiaire de son CEO Lorin Parys, pour parvenir à un équilibre financier dans les années à venir. Dans son plan «Football First», approuvé par l’assemblée générale de la Pro League au mois de juillet 2022, l’homme fort du football professionnel belge a ainsi décidé de réguler une situation devenue intenable dans certains clubs. Si les plus huppés s’en sortent grâce à des droits télévisés plus importants, des participations européennes ou des transferts lucratifs, les entités de l’antichambre de l’élite tirent la langue, avec un ratio moyen où les salaires équivalent à 89% des revenus.
Dans les cinq années à venir, les clubs professionnels belges seront ainsi obligés de présenter des fonds propres positifs, mais aussi de ne pas dépenser plus de 70% de leurs revenus dans le «Squad Spend Ratio», comprenant les salaires du staff sportif et du noyau de joueurs. En cas d’infraction, les clubs pourraient subir un retrait de points (ce sera probablement bientôt le cas pour le KV Oostende, en deuxième division et menacé de la perte de neuf unités) ou voir le nombre de leurs joueurs sélectionnables réduit pour les matchs de championnat.
Le modèle brugeois
Parce que réduire leurs dépenses est une mission périlleuse, et que rares sont les histoires de masse salariale rabotée qui aboutissent à des succès sportifs, les clubs belges sont en quête de revenus et font les yeux doux à tout club qui s’intéresse à l’un de leurs talents. Le problème, c’est que ceux-ci prennent généralement de la valeur quand leur équipe enchaîne les succès, et qu’il faut donc investir un minimum pour bien les entourer sur le terrain. C’est le reproche que font de nombreux supporters à ces nouveaux investisseurs venus de l’étranger, qui rachètent au rabais des clubs à l’agonie financière et cherchent avant tout à redresser la barre sur le plan économique en limitant inévitablement les dépenses lors du mercato. Partout, le spectre de ce «Squad Spend Ratio» guide désormais les décisions sportives.
Même l’Antwerp a quitté son monde à part. Si certains clubs, à l’image d’Anderlecht l’été dernier, passent encore par des phases dépensières, c’est seulement grâce à la générosité d’un investisseur – souvent belge – ou aux revenus acquis par les transferts sortants. Les Bruxellois, également longtemps protégés du couperet financier par le gel du fair-play financier et la générosité de Marc Coucke, ont investi dans des joueurs expérimentés qui ne rapporteront sans doute pas gros pendant le mercato, mais permettront de gagner des matchs et de valoriser les jeunes talents qui les entourent.
Une politique basée sur le très abouti modèle brugeois, qui a collecté plusieurs titres de rang en greffant des promesses internationales à une colonne vertébrale construite autour de Ruud Vormer, Hans Vanaken, Clinton Mata, Brandon Mechele et Simon Mignolet. Pour attirer ou retenir des joueurs de ce calibre, il faut toutefois pouvoir leur offrir les salaires qu’ils méritent. C’est là que le casse-tête recommence, pour ceux dont les comptes sont déjà dans le rouge. Parce que tout le monde ne peut pas compter sur un Paul Gheysens pour prendre l’ascenseur et éviter la longue montée des escaliers. Finalement, même avec ses nouveaux problèmes, l’Antwerp n’est sans doute pas encore totalement un club comme les autres.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici