Dans les tribunes de Sclessin, les prises de position politiques sont fréquentes. © BELGA PHOTO JOHN THYS

Les supporters d’un club ont-ils aussi une couleur politique? (carte interactive)

Dans les stades belges, les tribunes les plus bruyantes ne sont pas pour autant les plus politisées. Plongée dans l’univers politique des ultras, des supporters rarement étiquetables en Belgique.

Dans le milieu des Ultras, ces supporters qui aiment se rassembler en groupes pour ambiancer et parfois embraser les tribunes de football, on se plaît à répéter que malgré les centaines de matchs qui se jouent chaque année, les incidents se comptent sur les doigts d’une main. Le 4 août dernier, dans le ciel liégeois de Sclessin, il n’y a certes que trois doigts qui sont de sortie, mais ils sont multipliés sur les mains de supporters en tee-shirt noir, massés dans le bloc réservé aux fans adverses. Ce sont les North Fanatics 2013, groupe de supporters le plus influent du Club de Bruges. Dans le bloc, décoré d’une explicite banderole «FCK Antifa», la réaction aux animations contre le racisme et aux drapeaux à l’effigie du Che Guevara brandis par les Ultras du Standard, réputés pour leur positionnement à gauche, est donc un bras dressé et trois doigts brandis. C’est le salut de Kühnen, variante du salut fasciste. Le Club de Bruges interdit de stade 43 supporters identifiés dans la tribune liégeoise. En tribunes, le match s’inviterait-il parfois sur le terrain des idées politiques?

Cartographier les tendances idéologiques des groupes de supporters emblématiques des clubs de l’élite belge reste toutefois un exercice périlleux. «Au sein de notre groupe, il y a des personnes qui ont parfois des opinions très différentes, voire opposées, explique Skull, leader des Storm Ultras qui font vibrer la tribune 4 de Charleroi. Nous, on a une position très claire là-dessus: l’opinion politique des gens s’arrête quand ils sont avec nous. Qu’un type dise « Fuck les fachos » ou « à bas les bougnoules », il recevra la même réaction.»

Souvent, la tribune se dit apolitique. Certes, des mouvements collectifs convergents existent pour mener de concert un combat contre les législations répressives face à l’utilisation de fumigènes. Les voix des tribunes se sont alors fait entendre jusqu’au bureau de la ministre de l’Intérieur. «Mais ce sont les seuls combats dits politiques qu’on mène», précise Skull.

Parmi les 20 clubs examinés, ceux qui ont milité en première division belge au cours des cinq dernières saisons et ont toujours un groupe ultra et un club professionnel (excluant Mouscron, Ostende et Seraing), l’immense majorité refuse toute étiquette politique. Figées à gauche par la plupart de leurs adversaires, les idées des Union Bhoys, les supporters de l’union Saint-Gilloise, sont ainsi nuancées par Kostas, l’une de leurs voix médiatiques: «Historiquement, le groupe a été fondé par des gens plutôt de gauche mais on n’a pas envie de l’afficher ouvertement. Parce que ça peut amener des problèmes vis-à-vis d’autres groupes, en Belgique puis à l’étranger.» Sans compter que tous les partisans ne partagent pas les mêmes convictions politiques. «Si la personne ne vient pas pour faire sa politique et essayer de convertir des gens à ses idées, on tolère.» Parce que, explique Skull: «Le mouvement ultra, c’est quand même assez subversif. Donc, on n’est pas là pour imposer des règles aux gens et dire que c’est comme ça qu’ils doivent fonctionner.»

Derrière les discours, il reste néanmoins les indices. Les nombreux drapeaux flamands agités dans les tribunes du Beerschot ou du Lierse (en D2), coutumières des chants anti-wallons, divergent de l’amitié transrégionale affichée par le Cercle de Bruges, l’Union et le RFC Liège (D2) sur un drapeau belge, dont chacune des couleurs reprend une partie de celles des trois clubs. Apolitique, certes, mais pas toujours jusqu’au bout des doigts.

“En Belgique, la politisation des supporters est moins importante”

Sociologue à l’Académie internationale des sciences et techniques du sport (AISTS) de Lausanne, Bertrand Fincoeur a longuement étudié le supportérisme en Belgique. Un mouvement qui reflète finalement l’ADN de notre pays: celui du compromis.

La majorité des groupes de supporters «ultras» se définissent comme apolitiques. Comment peut-on analyser cette posture?

D’une manière générale, la politisation des mouvements est moins importante chez nous que dans d’autres pays. En Italie, il existe par exemple une tradition politique forte: des groupes ultras se revendiquent ouvertement fascistes et l’opposition à d’autres groupes, à un club rival, repose souvent sur des connotations politiques. Même la France est beaucoup plus marquée. À Lyon, qui est un peu vue comme la capitale de l’extrême droite dans le pays, les Bad Gones (NDLR: l’un des groupes principaux) entretiennent des relations avec le mouvement identitaire. En Belgique, la scène du supportérisme n’est pas toujours très lisible. On peut peut-être trouver une analogie sur la scène politique où, en Belgique francophone notamment, l’extrême droite ne s’avère pas très virulente, voire quasi-inexistante. Il y a donc déjà une caisse de résonance qui n’existe pas.

Ce qui n’est pas le cas en Flandre : outre les résultats du Vlaams Belang et les saluts nazis de supporters brugeois, les groupes ultras affichent plus facilement leurs couleurs, à commencer par le drapeau régional.

Historiquement, on peut dire que cela reflète l’état de l’opinion, la légitimité aussi que certains partis peuvent avoir dans les stades. La parole semble plus «débridée» en Flandre et ce n’est pas pour rien que cette parole-là est plus présente dans les tribunes du Nord du pays que dans celles du Sud. Mais il faut vraiment être prudent et ne stigmatiser personne. Même au sein des groupes qui s’autoproclament de gauche, il y a une part de jeu: il s’agit de jouer avec cette identité en interaction avec les autres groupes. Quand les Ultras Inferno du Standard se mettent en scène comme des antifascistes, cela se fait aussi en réaction à une identité considérée dominante. Il est évident que dans les centaines de supporters qui sont dans les tribunes du Standard, il n’y a pas que des gens convaincus, à titre personnel, par le message antifasciste. Au même titre qu’en Flandre, montrer le drapeau flamand ne veut pas nécessairement dire que les tribunes sont pleines d’ultras indépendantistes. C’est avant tout une façon de s’affirmer.

L’identité des groupes de supporters, et donc leur apolitisme, peut-elle aussi se forger en réaction à une étiquette du passé?

C’est une possibilité. Et c’est la raison pour laquelle il faut bien distinguer groupe ultra et groupe hooligan, qui s’intéresse principalement à la violence, même s’il y a parfois des liens entre les deux. À Charleroi, les Wallon’s Boys étaient marqués à l’extrême droite alors que les Storm Ultras, avec qui ils entretenaient de bons contacts, ne sont pas clairement identifiés. Les Wallon’s Boys étaient beaucoup moins visibles que les tifos ou les banderoles des Storm Ultras, mais ils étaient par exemple très présents sur la scène musicale d’extrême droite ou dans les combats de rue.

À Molenbeek, la situation semble un peu plus complexe. En ce début d’année, des hooligans de la première heure ont apostrophé les joueurs en leur rappelant notamment que Molenbeek, ce n’est pas que des « longues barbes »…

Cela montre encore une fois que la scène belge n’est pas très lisible. Ces déclarations m’ont rappelé des théories selon lesquelles le hooliganisme serait aussi une volonté de se réapproprier le football par les classes populaires, qui en seraient elles-mêmes dépossédées par l’embourgeoisement de ce sport. Molenbeek étant vue comme une commune à problèmes, même à l’international, avec une forte immigration, est-ce qu’il n’y aurait pas là un mouvement de résistance incarné par des gens qui se définissent comme des «habitants historiques»?

Les ultras tissent également des amitiés à l’international. En quoi ces amitiés racontent-elles un engagement politique?

L’engagement en question permet tout simplement de construire des rapprochements ou des alliances. Les Ultras Inferno du Standard vont par exemple rejoindre une sorte de grande alliance antifa européenne avec des groupes qui supportent Marseille en France, l’AEK Athènes en Grèce ou Sankt Pauli en Allemagne. Il existe également des rapprochements entre microgroupes néonazis. Les ultras sont désormais très présents sur les réseaux sociaux et les échanges entre groupes de supporters sont de plus en plus fréquents, de plus en plus visibles.

Il existe par ailleurs des points de convergence entre les ultras de tous bords: en 2021, plusieurs groupes se sont alliés pour dénoncer les mesures prises par la ministre Verlinden contre la pyrotechnie.

C’est aussi une forme de rapport au politique. Chez les ultras, il y a toujours eu cette culture libertaire, que ce soit par rapport à la pyrotechnie (NDLR: l’utilisation de fumigènes, de pétards et de feux de Bengale), le prix des places, la gentrification des stades, soit le foot-business que la culture ultra refuse. Et les différents groupes peuvent effectivement se retrouver sur ce point, faire cause commune quand il s’agit de défendre des intérêts qu’ils partagent tous. Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a une forme de respect mutuel entre tous ces groupes, malgré leurs antagonismes ou leurs rivalités.

N’y a-t-il pas une forme d’ambivalence chez ces groupes, qui se présentent à la fois comme un contre-pouvoir, mais aussi comme les garants de l’ambiance?

C’est une certitude. Ils se présentent un peu comme les nouveaux syndicats. Ils sont les garants de ce que seraient les valeurs éternelles du football contre les mercenaires. Les mercenaires, ce sont les dirigeants, les joueurs, les entraîneurs. Et c’est aussi ça la difficulté des ultras: ils veulent être à la fois dans le système et hors de ce même système. Ils veulent faire partie des partenaires et des interlocuteurs légitimes, faire entendre leur voix sur la «loi football» ou le prix des places, mais ils sont également réticents à toute forme d’institutionnalisation. Ils sont très prudents dans leurs contacts avec les chercheurs ou les journalistes, ils avancent masqués. Cette ambivalence se retrouve dans leur rapport au politique. Ils sont tellement garants de l’ambiance que même les clubs ont finalement intérêt à les présenter comme apolitiques, parce que c’est une façon de les rendre respectables.

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