Sam Kunti, notre envoyé spécial au Qatar: «La propagande du Qatar a fonctionné»
L’attribution de la Coupe du monde au Qatar continue à faire des vagues XXL. On entend ici que le pays a bien progressé entre-temps. Info ou intox? Donnons la parole au journaliste Sam Kunti, qui a effectué plusieurs visites dans ce pays et a parlé avec des Qataris, mais aussi des ouvriers étrangers.
«J’étais encore aux études quand les Coupes du monde 2018 et 2022 ont été attribuées, en 2010. J’avais pris un bus pour Zurich, où se trouve le quartier-général de la FIFA. Devant le bâtiment, sur un tapis rouge, un reporter du journal anglais The Guardian, Barney Ronay, ironisait avant les verdicts: Imaginez que la Russie et le Qatar soient choisis! Quelques heures plus tard, Sepp Blatter sortait ces deux pays de son chapeau. Dans la salle, c’était la consternation. Vu que les Anglais avaient l’impression d’avoir été bernés, on parlait surtout de l’édition 2018 offerte aux Russes. Vladimir Poutine avait pris dare-dare un vol au départ de Moscou pour donner une conférence de presse. Le choix du Qatar, ce jour-là, était plutôt placé au rang de curiosité.
Ce qui faisait surtout jaser, c’était le climat dans cette région du monde et les liens potentiels du Qatar avec le terrorisme international. Mais personne n’abordait les droits humains. Ces sujets ne sont apparus qu’en 2013, quand le Guardian a publié un premier reportage. À partir de ce moment-là, l’opinion publique a commencé à s’intéresser au sujet.»
Déjà des supporters bidons au Mondial de handball
«Je suis allé pour la première fois au Qatar en janvier 2015 pour couvrir le championnat du monde de handball et les stages de plusieurs clubs de foot: l’Ajax, le Bayern, Schalke et Eupen. Toutes ces équipes avaient été invitées tous frais payés par Aspire. Les stades pour le Mondial de handball avaient été construits dans la banlieue de Doha et à Lusail, pour une très courte période d’utilisation. Dans l’équipe du Qatar, il n’y avait pour ainsi dire que des joueurs naturalisés. Mais le plus frappant, c’étaient les supporters bidons. Les Qataris avaient déplacé entre soixante et septante fans hispanophones. C’était difficile de nouer un contact avec la population locale. On les voyait dans les espaces VIP, dans les loges et à The Pearl, un quartier luxueux aménagé sur une île artificielle de Doha, mais c’était quasi impossible de converser avec eux. Donc, dès 2015, j’ai trouvé que le Qatar était un pays complètement atypique avec des côtés très négatifs.
Quand je suis retourné au Qatar en mars de cette année pour assister, notamment, au match amical contre la Slovénie, j’ai à nouveau vu de faux supporters. Dans un stade pratiquement vide, il y avait un bloc de 100 à 200 personnes, toutes habillées aux couleurs du Qatar, qui chantaient. Pendant une heure et demie. J’ai essayé d’aller leur parler pendant la mi-temps mais des agents de sécurité m’en ont empêché. Interdiction de poser la moindre question. Le plus fou, c’est que les organisateurs leur distribuaient des pastilles pour la gorge, pour qu’ils puissent continuer à chanter jusqu’à la fin du match! Un de leurs chants était Bella Ciao, un air de révolte italien. Plus absurde que ça, tu meurs!
J’ai appris par la suite qu’ils avaient tous reçu l’équivalent de 25 euros pour assister à ce match. Parmi ces fans, il y avait un Ukrainien qui s’était réfugié à Doha deux semaines plus tôt. Un Ukrainien qui supporte le Qatar à coups de Strepsils, il faut le faire.»
Une famille contrôle tout le pays
«Ce pays accueille trois sociétés parallèles: environ 300.000 Qataris, quelques centaines de milliers d’expats et deux millions d’ouvriers étrangers. Depuis quelques années, le focus est mis essentiellement sur la dernière catégorie, mais finalement, on sait très peu de choses sur les Qataris de souche. C’était autrefois un peuple nomade, c’est aujourd’hui une population qui vit une vie reculée. Avec la Coupe du monde, ils bénéficient évidemment d’une énorme attention, et ça provoque des problèmes, des tensions sociales. On se fait tous l’idée, chez nous, que tous les Qataris sont riches. Mais c’est surtout une famille, les Al-Thani, qui a les commandes du pays, qui détient le pouvoir.
En 2021, j’y étais pour la FIFA Arab Cup, une espèce de répétition de la Coupe du monde. J’ai assisté au match entre le Qatar et les Émirats arabes unis, en quart de finale. Les Qataris ont gagné facilement, 5-0. Pour la toute première fois, j’ai vu 30.000 Qataris dans un stade, soit près d’un dixième de la population locale. J’ai essayé d’accoster plusieurs personnes, mais ce n’est pas allé plus loin que des banalités. J’ai par exemple discuté avec un homme qui devait avoir entre 25 et 30 ans. Il parlait parfaitement anglais et se présentait comme socialmediainfluencer. J’ai vérifié par la suite, c’était bien ça. Il m’a dit qu’il me recontacterait pour qu’on aille boire un café, mais je n’ai plus jamais eu de nouvelles. Sur ses médias sociaux, il étalait son train de vie luxueux. Certains Qataris n’ont aucun souci à copier le mode de vie des Occidentaux. C’est un peu ironique quand on sait qu’ils sont toujours très critiques quand ils parlent de cette partie du monde.
Et donc, il y a ces deux millions d’ouvriers étrangers. 2 à 3% ont participé à la construction des stades du Mondial. Clairement, leurs conditions de travail se sont améliorées sous la pression des médias internationaux et de Human Rights Watch. Par rapport à ces ouvriers, le comité d’organisation ne peut plus se permettre le moindre pas de travers. Mais quand on me dit que la FIFA a aussi fait pression pour que la situation s’améliore, j’ai de gros doutes.
Mais 97 ou 98% des ouvriers étrangers travaillent toujours selon les lois du kafala. C’est un terme arabe qui équivaut à la tutelle. Le kafala donne à l’employeur un pouvoir disproportionné par rapport au statut de travail et d’immigration de ses ouvriers. La plus grande partie de ces travailleurs sont actifs dans les services: des hôtels, la sécurité, le métro, les transports au sens large.
En 2017, sur l’insistance de l’inspection internationale du travail, le kafala a disparu, du moins sur papier. Mais dans les faits, rien n’a vraiment changé: confiscation de passeports, vols de salaires, paiements en retard, absence d’assurance santé, horaires surchargés. Le seul progrès vraiment visible et réellement respecté est l’instauration d’un salaire minimum. Mais dans une ville comme Doha, où les prix sont comparables à ceux de Zurich ou à Oslo, un salaire minimum de 250 euros reste dérisoire.
Il n’y a pas de volonté politique de supprimer le kafala. Dans la plupart des grandes entreprises du Qatar, des membres de la famille Al-Thani sont aux commandes. Ils veulent simplement que leur business continue à tourner.
Et quand on parle de progrès, il faut être conscient qu’on est parti de très bas. On avait un système d’esclavage moderne à l’échelon industriel, on est maintenant au stade du travail forcé. Et confisquer un passeport, ça fait partie du travail forcé.»
Une assurance soins de santé obligatoire mais pas appliquée
«Je peux citer quelques situations vécues sur place qui illustrent ces progrès très limités. Après le match Qatar – Slovénie, fin mars, j’ai discuté avec quelques personnes du service de nettoyage. Au Qatar, la propreté est une obsession. Ces gens-là m’ont tous raconté la même histoire: le salaire minimum est respecté, mais les conditions de travail sont mauvaises et leur passeport a été confisqué. Six mois avant la Coupe du monde, on pouvait donc toujours parler de travail forcé dans les stades du Qatar.
L’absence d’assurance soins de santé est un autre souci. En principe, chaque employeur est obligé par la loi à fournir à ses employés une Hamad Health Card qui donne accès au système de santé publique. Cette carte coûte l’équivalent de 25 euros par an. Mais cette obligation légale n’est jamais respectée. Pendant l’Arab Cup, je me suis rendu dans la zone industrielle, à dix minutes du Khalifa International Stadium. Près de 250.000 ouvriers étrangers vivent dans cette zone. Ils proviennent essentiellement d’Inde et du Bangladesh et il y a aussi beaucoup d’Africains. J’ai parlé avec un Kényan, il m’a expliqué qu’il n’avait jamais reçu cette fameuse carte. Il travaillait sept jours sur sept, douze heures par jour et il n’avait jamais un jour de congé. C’était loin d’être une exception. Il était plutôt dans la norme. Un jour, il a souffert d’une pneumonie, mais son employeur a refusé de le laisser partir à l’hôpital. Il a fini par s’effondrer, et à ce moment-là seulement, il a été emmené. Les docteurs l’ont obligé à rester une semaine à la clinique. Il m’a dit que sa meilleure période au Qatar, il l’avait vécue dans cet hôpital. J’ai trouvé ça hallucinant.
Je suis ensuite allé voir son accomodation, comme ils disent là-bas. On peut comparer ces logements à des kots d’étudiants en très mauvais état. Ils sont six ou huit par chambre. Les toilettes sont dans un état lamentable. C’est à pleurer. Un bus vient les prendre à leur logement et les ramène après leur journée de boulot. Il y a souvent un garde qui empêche les curieux de venir passer leur nez. Dans cette zone industrielle, un coca coûte cinquante centimes. À un quart d’heure de là, au stade, le même coca revient à huit ou dix euros.
Encore un autre exemple. Malgré un document officiel qui précise qu’un employeur ne peut pas empêcher son employé de changer de boulot, c’est très difficile de le faire. Un sous-traitant dans un grand hôtel empêche ainsi son personnel d’aller voir ailleurs, où les salaires sont plus intéressants. L’hôtel dont je parle est un établissement de grand luxe. J’y ai rencontré un agent de sécurité qui doit faire des journées de douze heures. Il passe sa vie à ouvrir la porte à des footballeurs, mais son employeur refuse de lui fournir une simple bouteille d’eau.»
Beckham, Xavi, Eto’o et Cahill s’en mettent plein les poches
«Le comité d’organisation de la Coupe du monde dispose d’une impressionnante équipe de communication qui a pour mission de faire croire que de nombreux progrès ont été réalisés. On raconte que David Beckham toucherait 150 millions de livres Sterling pour son rôle d’ambassadeur. Et il y a d’autres grands noms: Xavi, Samuel Eto’o, Tim Cahill notamment.
De nombreuses organisations internationales, dont Human Rights Watch, plaident pour un fonds de compensation en faveur des travailleurs étrangers. Elles ont proposé un fonds de 440 millions de dollars, soit l’équivalent du prize-money du Mondial. Mais le milieu du foot reste sur la réserve, pour ne pas parler de désintérêt. Et ça n’a rien d’étonnant. Gianni Infantino a déclaré, lors d’une conférence de presse, que ces ouvriers étaient « fiers de leur travail » au Qatar. Et Patrice Motsepe, le président de la Confédération Africaine de Football, a fait remarquer que des milliers d’ouvriers avaient eu le « privilège » de travailler sur ces chantiers, que la construction de stades et d’hôtels leur avait permis d’envoyer de l’argent au pays. À partir du moment où des leaders du football mondial tiennent de tels discours, il n’est pas étonnant que les fédérations nationales ne bougent pas. Par contre, Lise Klaveness, la présidente de la Fédé norvégienne, s’est exprimée en faveur de ce fonds. Les Fédérations allemande et française ont aussi manifesté leur soutien à cette initiative, mais on a eu l’impression qu’elles le faisaient à contre-cœur. RobertoMartínez adopte le point de vue de l’Union Belge et affirme qu’il s’engage aux côtés des institutions sur place. Mais quand je lui ai demandé pourquoi il ne prenait pas la peine d’aller jeter un œil dans un camp de travail à Doha et de discuter avec des ouvriers, il m’a simplement répondu: That’s not for football to do.
Quand on entend une réponse aussi laconique, on comprend que le Qatar mène très bien sa guerre de la communication. Le monde du football préfère refiler la patate chaude à des institutions comme l’Organisation Internationale du Travail. Le problème est que la section de l’OIT à Doha est financée en grande partie par… le Qatar.
Le pays implique aussi, dans cette guerre de la com’, des académiciens qui travaillent à Doha pour des universités occidentales. Le plus souvent, ils s’alignent sur les points de vue du Qatar, sans aucun esprit critique. Lors d’une conférence de presse dans le cadre de l’opération Play the Game, cette année au Danemark, quelques académiciens ont carrément lâché que les journalistes étaient des racistes occidentaux. Ironique quand on sait que les Qataris se considèrent au-dessus des expats et des ouvriers étrangers. Ils traitent ces derniers comme des sous-personnes. Un étranger n’a pas le droit de demander la nationalité qatarie. J’ai discuté avec un Pakistanais qui tient un petit garage à Doha. L’affaire a été lancée par son grand-père, puis son père l’a reprise. Il en est à la troisième génération, mais ses enfants n’ont aucune chance d’obtenir la nationalité qatarie et les droits qui s’y rapportent.
Au cours des derniers mois, le discours du comité d’organisation est devenu de plus en plus agressif. Tous les observateurs qui critiquent le Qatar sont qualifiés de «mal informés» et on leur reproche de diffuser des fake news. L’évolution est dangereuse.»
Sam Kunti couvrira la Coupe du monde au Qatar pour notre magazine. Vous pourrez suivre ses aventures et toute l’actualité du tournoi sur https://sportmagazine.levif.be/
Sam Kunti
• Il est né en 1988 à Lokeren, mais il a passé la plus grande partie de sa vie à Louvain.
• Il a étudié le droit pendant cinq ans à Louvain et a obtenu un master en journalisme à la Columbia University (New York).
• Il a commencé comme journaliste de foot freelance à la Coupe du monde au Brésil en 2014.
• Il a travaillé pour plusieurs médias internationaux, notamment WorldSoccer, BBC Sport, Forbes, Josimar.
• Il a sorti récemment un livre: Brazil 1970. How the greatest Team of all Time won the World Cup.
«On a caché beaucoup de suicides»
«Plus je discutais avec des travailleurs étrangers, plus je me rendais compte qu’ils avaient des problèmes mentaux. Il ne faut pas oublier qu’ils proviennent d’un milieu très pauvre dans leur pays d’origine. Ils ont déjà dû donner entre 2.000 et 3.000 euros à l’agent qui les a recrutés. Ça veut dire que quand ils sont arrivés au Qatar, ils étaient déjà endettés. Une fois sur place, ils sont confrontés à des vols de salaires, des paiements en retard, des problèmes physiques. Tout ça fait qu’ils se retrouvent souvent dans une situation sans issue.
En mars de cette année, j’ai rencontré des Gambiens dans un de ces camps de travail. Pour nouer le contact, je leur ai parlé de Tom Saintfiet, le coach belge de la Gambie. Ils m’ont expliqué qu’on leur avait promis un boulot, mais quand ils sont arrivés au Qatar, il n’y avait rien. Ils étaient endettés parce qu’ils avaient dû payer leur agent de recrutement. Un de ces gars était sur place depuis un mois et il n’avait plus rien, il devait mendier pour recevoir un peu d’eau et de nourriture, il ne savait pas comment rentrer en Gambie. Il était hébergé par des compatriotes, il dormait à même le sol, il y avait des rats et des souris. Après quelque temps, il n’a plus voulu m’adresser la parole: Si je continue à te parler, ils vont me trouver. Ils ont un système d’espionnage sophistiqué, je vais être tracé. Après un mois, il était déjà complètement parano.
Il y a eu de nombreux suicides parmi les ouvriers étrangers. D’un autre côté, beaucoup de ceux que j’ai accostés gardent quand même espoir. Les suicides, c’est un sujet qui n’est jamais abordé. C’est difficile d’avoir des chiffres fiables parce que la plupart du temps, le certificat de décès mentionne une mort naturelle. L’âge moyen des ouvriers étrangers est compris entre 25 et 35 ans. Autant de morts naturelles dans cette tranche d’âge, c’est plus qu’interpellant.»
Pour toute question sur le suicide, contactez le Centre de Prévention du Suicide via le numéro gratuit 0800 32 123 ou à l’adresse www.preventionsuicide.be
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