Philippe Albert: « Les Anglais n’oublient pas leurs idoles »
À Newcastle, Philippe Albert a bien failli mettre un terme à l’hégémonie du grand Manchester United. En prenant exemple sur Blackburn, champion en 1995, les Magpies manquent de rafler le titre les deux saisons suivantes. Leur formule secrète? Un football offensif et des team buildings alcoolisés, avec un « grand Phil » au four et au moulin. Confessions du plus anglophone des Ardennais.
Voilà un Mondial plutôt réussi. Deux buts inscrits et, à chaque fois, au bout du micro, le même observateur. En 1994, au cours d’un été américain, Kevin Keegan découvre Philippe Albert sur les antennes de la BBC. L’audace, le panache, la moustache. Le profil plaît au double Ballon d’Or. C’est le déclic, le défenseur qu’il lui faut pour le football chatoyant qu’il veut pratiquer à Newcastle, dans la grisaille ouvrière du Nord-Est de l’Angleterre. En deux ans à la tête de ces drôles d’oiseaux appelés Magpies, l’homme aux bouclettes légendaires a déjà entamé le ravalement de façade: Newcastle valide son maintien en D2, monte dans la version 1.0 de la Premier League et y accroche le podium dans la foulée.
Les Anglais se demandaient ce qu’il se passait: ils n’avaient jamais vu un défenseur sortir avec le ballon, jouer des une-deux avec les milieux de terrain. » Philippe Albert
Avec Philippe, c’est donc le début d’une belle histoire. « J’avais commencé la préparation avec Anderlecht et le 8 août, j’ai reçu un coup de fil. J’ai quitté le stage pour aller rencontrer Keegan et McDermott ( Terry, son adjoint, ndlr) dans un hôtel à Leeds. Ils m’ont donné deux jours de réflexion et le 10 août 1994, le jour de mes 27 ans, je signais mon contrat. Le 11, j’étais à Newcastle pour m’entraîner avec l’équipe », rembobine l’ex-défenseur bouillonnais, les coudes sur la table en bois de ses actuels quartiers de Wanfercée-Baulet, en périphérie carolo. « Ça a été très vite parce qu’Anderlecht et Newcastle se sont rapidement mis d’accord. Et je voulais de toute façon jouer pour Keegan. C’était surtout le défi sportif qui m’excitait: il fallait rivaliser avec Manchester United, ce qu’aucun club n’avait encore réussi à faire. »
Vous avez rapidement compris que vous alliez vous inscrire dans la durée à Newcastle?
PHILIPPE ALBERT : Oui, vraiment. Dès que j’ai posé le pied à l’aéroport, au club. Les gens étaient supers. J’arrivais aussi dans une ville de travailleurs, ce qui rejoignait ma mentalité: s’entraîner très dur, jouer les matches à fond, puis profiter du moment présent. Je retrouvais une atmosphère que j’avais connue en Ardenne ou à Charleroi. Une ville minière avec des gens très chaleureux, très accueillants. À partir de ce moment-là, je savais que j’allais rester plusieurs saisons. Avec ma femme, on habitait dans la périphérie, entre Newcastle et la mer, un quartier un peu huppé. Ce n’était pas une maison gigantesque, mais c’était chouette. Le reste, finalement, n’avait pas beaucoup d’importance.
« À l’extérieur, quand on rentrait aux vestiaires, tous les spectateurs nous applaudissaient »
Vous aviez conscience de participer à quelque chose…
ALBERT : ( Il coupe) À quelque chose de spécial, oui. C’était le football que j’adorais. Un football offensif, à une ou deux touches de balle. Dès le premier amical, j’ai senti la différence de niveau, de rythme. On était au début d’une fantastique période qui a duré quelques années. Il y a eu Keegan, puis Dalglish et même Bobby Robson, plus tard. Un mois après mon arrivée, on a affronté l’Antwerp en Coupe d’Europe et on les a démolis. 10-2 sur les deux rencontres. Je me souviens avoir discuté avec des connaissances qui n’en revenaient pas du football qu’on pratiquait. Ça allait dix fois plus vite.
Newcastle gagne alors un surnom: The Entertainers. Au pays du kick and rush, qu’est-ce que ça voulait dire?
ALBERT : Dès qu’on avait le ballon, il fallait jouer vers l’avant. Je me souviens de matches épiques où le cuir allait d’un camp à l’autre. On sentait la tension descendre des tribunes. À l’extérieur, quand on rentrait aux vestiaires, tous les spectateurs nous applaudissaient. Ça ne m’était jamais arrivé. C’était grâce à Keegan. C’était un dieu vivant et pas uniquement à Liverpool. Les Anglais ont l’art de ne pas oublier leurs idoles.
Vous, ce qui vous rend populaire, ce sont vos montées balle au pied.
ALBERT : Oui, aussi parce que ce n’était pas perçu de la même manière. Je le faisais parfois avec l’équipe nationale, mais quand l’action n’allait pas au bout, je sentais que mes coéquipiers ou les supporters n’étaient pas contents. C’est là où la mentalité britannique est différente. Après six mois, les gens se demandaient ce qu’il se passait: ils n’avaient jamais vu un défenseur sortir avec le ballon, jouer des une-deux avec les milieux de terrain, frapper au but à 25 mètres, déborder sur la gauche et donner un centre qui pouvait se transformer en assist… Je n’aime pas parler comme ça, mais c’est ce que j’ai ressenti. C’est ce que les gens me disaient. Mais ils devaient surtout remercier Keegan, parce que c’étaient ses consignes: « Quand tu as l’occasion, tu y vas et le gars qui est devant toi, il couvre. » C’était aussi simple que ça. Il ne fallait pas que j’y aille toutes les cinq minutes, mais j’avais cette capacité de sentir le bon moment. Les adversaires ne savaient plus où donner de la tête: à mes côtés, il y avait Robert Lee, Peter Beardsley, Ruel Fox, Andy Cole, Keith Gillespie, etc. Ensuite, c’étaient les Ginola, Asprilla et Shearer. Et en plus de ces gars-là, je venais donner le surnombre. Ils devenaient fous…
Cette période est surtout marquée par votre rivalité avec Manchester United…
ALBERT : On est parvenus à les ennuyer plusieurs fois, dont un fameux match de mars 96. J’ai encore revu les images, il y a quelques mois. S’il n’y a pas Peter Schmeichel dans les buts, c’est 4-0 pour nous à la mi-temps. Éric Cantona marque le but victorieux pour Man U, à vingt minutes de la fin. À la fin de la saison, on a 79 points et Manchester 83. Si on gagne ce match, je suis persuadé qu’on est champions. Mais Schmeichel et Cantona ont fait la différence.
Vous aviez pourtant douze points d’avance en janvier.
ALBERT : Franchement, on a fait ce qu’il y avait à faire. Il y a eu l’un ou l’autre accrochage en cours de route, mais on savait que Manchester allait faire le forcing pour nous rattraper. Malheureusement, ils ont fait plus que ça… Ce qui nous a manqué, c’est ce fameux match de mars 96. Je touche la barre sur coup franc et Schmeichel sort des ballons impossibles. C’était infernal. Manchester n’existe pas en première mi-temps. La différence, aussi, c’est qu’au mois d’octobre, Éric Cantona était revenu de suspension ( après huit mois, pour avoir agressé un supporter, ndlr). Ils ont commencé à faire une série incroyable dès son retour…
« À mon époque, c’était un drame si Anderlecht n’était pas champion, au moins une fois sur deux »
Cette rivalité atteint son paroxysme quelques mois plus tard: United vous bat 4-0 lors du Charity Shield, puis vous leur infligez un 5-0 en championnat. Après le match, vous parlez d’une « délicieuse revanche ». Qu’est-ce qui vous animait?
ALBERT : Il y avait une forme de respect mutuel. C’était très, très dur dans les duels, mais une fois que le match était terminé, on serrait la main à tout le monde. Que ce soient des mecs comme Roy Keane ou Éric Cantona, même si on s’était accrochés. Sur ce match-là, c’est vrai, on voulait laver l’affront. À 3-0, on avait déjà réussi à le faire. À 4-0, on était contents, et à 5-0, on était au septième ciel. À la fin du Charity Shield, si l’un ou l’autre joueur de Manchester ne nous avait pas pris de haut, il n’y aurait pas eu le même esprit de revanche…
Vous avez également dit dans la presse anglaise qu’Anderlecht était un business, Newcastle une famille. Pourquoi?
ALBERT : Keegan voulait qu’il y ait cette convivialité dans le club et au sein du noyau. Anderlecht est le club le plus titré grâce à cette vision des choses et tant mieux. À mon époque, c’était un drame si on n’était pas champions, au moins une fois sur deux. Keegan pensait que pour créer quelque chose sur le terrain, il fallait aussi créer quelque chose en dehors. C’est pour ça qu’il était à l’initiative de week-ends à l’étranger. Quand on était libres, le noyau complet partait deux ou trois jours en Écosse ou en Irlande. On faisait le vide dans nos têtes, on jouait au golf…
Si on gagne ce match contre Manchester United, je suis persuadé qu’on est champions. Mais Schmeichel et Cantona ont fait la différence. » Philippe Albert
On vous encourageait clairement à faire la bringue…
ALBERT : On pouvait, oui. Le matin, on s’entraînait, une demi-heure ou trois quarts d’heure. On jouait au golf l’après-midi et le soir, on sortait ensemble. Les joueurs de leur côté et le staff du leur. C’était une forme de team building. Après, c’est toujours la même chose: il y a ceux qui supportent et ceux qui supportent moins bien ( Il rit). Ceux-là, on y faisait plus attention. Certains partaient un peu en vrille et là, on les mettait dans un taxi pour l’hôtel. Moi, j’avais 27 ans, j’avais aussi de l’expérience à ce niveau-là. En général, je faisais partie des derniers.
Avec qui?
ALBERT : Il y en avait deux qui étaient très costauds: Darren Peacock et Steve Howey. Deux défenseurs avec qui j’étais aussi associé sur le terrain. On a passé des moments extraordinaires. Les lundis, quand il n’y avait pas de match en semaine, on allait au resto. On se donnait rendez-vous à 18h30-19 h et on était bien obligés de rentrer à 2 h du matin parce que le restaurant fermait. Le lendemain, on était sur le terrain à 10 h pour une double séance. C’était plus qu’une coutume, c’était la norme. Tous les clubs le faisaient à ce moment-là. Ça a changé avec l’arrivée d’entraîneurs étrangers, qui avaient une autre vision des choses. La différence, aussi, c’est que les clubs n’avaient le droit d’enregistrer que trois étrangers. Donc, dans mon équipe, il n’y avait quasiment que des Anglais, des Écossais, des Gallois ou des Irlandais. Leur mentalité est la même. Quand tu as un noyau avec 90% de Britanniques, tu te fonds dans le moule. Et cette mentalité collait plutôt bien avec la mienne…
« Quand vous arrivez dans un club de foot ou un nouveau boulot, c’est à vous de vous adapter »
Lors de l’été 1996, Alan Shearer signe à Newcastle pour quinze millions de livres. Un record pour l’époque, alors que le Real et Man U souhaitent l’acheter. Vous aviez le sentiment de passer dans une nouvelle dimension?
ALBERT : J’avais le sentiment de franchir un palier. Aujourd’hui, quinze millions de livres, ce n’est rien du tout ( Il sourit). Pour l’époque, c’était énormément d’argent et je pense qu’Alan était le joueur le mieux payé du championnat. Keegan a fait resigner un contrat aux meilleurs joueurs de son équipe, dont je faisais partie. Il savait que s’il y avait une grosse différence entre Shearer et les autres, ça n’allait pas bien se passer. Moi, je n’avais rien demandé. J’ai directement signé, je voyais que quelque chose se mettait en place. Avec un peu de réussite, on aurait écrit l’histoire du club. On est deux fois vice-champions, finalistes de la Coupe et on perd le Charity Shield. On est passés à côté de quelque chose, mais je reste persuadé que les supporters gardent cette période-là comme la meilleure du club depuis des décennies.
Il a aussi fallu apprendre à composer avec les caprices de star. Asprilla arrivait en retard, Ginola ne roulait qu’en Range Rover. Vous avez senti un changement de mentalités?
ALBERT : Le monde a complètement changé à partir des années 2000. Je pars du principe que, quand vous arrivez dans un club de foot ou un nouveau boulot, c’est à vous de vous adapter. À Newcastle, sur la fin, j’ai vu des joueurs qui s’en foutaient du blason, qui venaient uniquement pour le pognon. Ils ne voulaient pas s’intégrer, ils ne voulaient pas apprendre la langue. Quand Charleroi m’a contacté, j’ai trouvé un arrangement et je suis parti. Pour moi, ça ne servait à rien de rester parce que ce n’était plus le club que j’avais connu.
Vous faites quand même quelques mois à Fulham. Le club est alors en D3, mais il est coaché par Kevin Keegan…
ALBERT : J’avais surtout envie de jouer. On est champions dans le courant du mois d’avril et on est allés fêter ça à Tenerife, pendant une semaine. Tout le noyau était là, sans le staff, en juin 99: Chris Coleman, Kit Symons, Geoff Horsfield, Paul Peschisolido. Déjà, en Premier League, ils aimaient bien boire un verre et sortir, alors deux divisions en-dessous… Je retrouvais la camaraderie que j’avais connue à Newcastle. Mais là, c’était sept jours non-stop, hein. Il a fallu une semaine à certains pour récupérer ( Il rit). Ça a été une semaine de folie. Pas d’entraînement, rien: on faisait la bringue même la journée. C’étaient sept jours de détente bien mérités.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici