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Opération mains propres: quatre ans plus tard, peut-on parler d’une opération réussie ?
En octobre 2018, le football belge a connu un véritable tremblement de terre. Les répliques sont encore perceptibles aujourd’hui. Mais l’Opération Mains Propres a-t-elle vraiment changé quelque chose dans le monde du football? Sport/Foot Magazine a interrogé quelques personnages clés.
Peter Bossaert «Un make-over extrême à la Fédération»
CEO de la Fédération belge de football
«L’Opération Mains Propres est une des plus grandes crises subies par le football belge et le reste partiellement, puisque le volet pénal est en cours. Cependant, une grande crise ouvre aussi les yeux et constitue une opportunité pour faire mieux. Ce qui a été révélé n’est pas agréable mais actuellement, la Fédération a complètement modifié son organisation et son fonctionnement répond aux normes les plus strictes en matière de bonne gouvernance et d’éthique. Elle peut enfin rivaliser avec n’importe quelle grande entreprise internationale. C’était nécessaire, car l’image de l’URBSFA a été sérieusement écornée en 2018. Il faut du temps pour la repolir. Nous continuons à travailler de manière conséquente et je pense qu’à terme, nous parviendrons à susciter à nouveau un sentiment plus positif dans la société.
Nous disposons de la législation la plus sévère du monde au niveau des managers, mais nos compétences s’arrêtent à la frontière.» Peter Bossaert
Toutes les personnes impliquées dans l’Opération Mains Propres – et je tiens à rappeler le principe de la présomption d’innocence – faisant partie de la Fédération ont effectué un pas de côté. D’autres personnes inculpées ont poursuivi leurs activités dans le football, ce qui est leur droit le plus strict, tant que leur culpabilité n’est pas démontrée. Le football a un handicap: il est extrêmement médiatisé et ses acteurs sont automatiquement sous les feux de la rampe, ce qui est nettement moins marquant dans d’autres secteurs.
Soyons clairs: nous sommes une fédération sportive. Nous avons notre propre règlement, notre propre tribunal sportif et nous nous occupons du droit sportif. Le volet pénal de l’Opération Mains Propres, qui est en cours et concerne essentiellement la fraude fiscale et sociale dans les relations avec les managers, ne relève pas de notre compétence. L’URBSFA n’a aucune compétence en la matière. Notre tâche est de veiller à ce que le football se joue correctement, que les compétitions se déroulent honnêtement. C’est notre principal souci dans cette affaire.
La procédure disciplinaire concernant le match-fixing (dans lequel étaient impliqués Waasland-Beveren et Malines, ndlr) a été bouclé en 2019, afin que la saison suivante puisse commencer normalement. Dès qu’il a été question de match-fixing, nos instances disciplinaires et nos enquêteurs ont examiné les faits et poursuivi les parties impliquées. Nous avons réussi à traiter toute l’affaire en 2019, malgré l’appel introduit devant la CBAS (la Cour Belge d’Arbitrage pour le Sport, ndlr). C’est très rapide, le scandale ayant éclaté en octobre 2018.
Nous avons ensuite effectué un travail interne, qui a abouti à un make-over extrême. Notre mode de fonctionnement a complètement changé depuis 2018. Nous avons désormais une corporate governance complètement renouvelée. Nous n’avons plus qu’une ASBL. La distribution des rôles du management et du conseil d’administration est clairement définie. Il n’y a plus de comité exécutif. Le conseil d’administration a une responsabilité strictement stratégique et budgétaire, comme dans toutes les entreprises, alors que le management détient les compétence opérationnelles. Dix personnes siègent au conseil d’administration: quatre représentants des clubs professionnels, quatre des amateurs – deux de Voetbal Vlaanderen et deux de l’ACFF – et deux administrateurs indépendants, parmi lesquels Paul Van den Bulck, qui vient de devenir le premier président indépendant de la Fédération. Nous voulions éliminer tous les conflits d’intérêt et nous y sommes parvenus.
Les dirigeants ou les propriétaires impliqués dans une enquête judiciaires devraient effectuer un pas en arrière, s’ils sont actifs. Ça ne se produit pas en football.» Kris Luyckx
Nous avons édicté un nouveau règlement fédéral, en collaboration avec l’Université Catholique de Louvain. Nous l’avons purgé de tous les hiatus qui pouvaient susciter la confusion. Nous avons mis sur pied une commission d’intégrité et modifié le système d’octroi des licences. Notre compliance officer trace les contours d’une bonne gestion et veille à leur respect.
Nous avons également un nouveau règlement quant aux intermédiaires. Les doubles mandats sont interdits et on ne peut plus verser d’argent aux managers non-enregistrés. Nous avons une clearing house, qui contrôle le paiement des managers. Enfin, il y a aussi une législation anti-blanchiment, qui nous oblige à dénoncer les transactions douteuses. Nous disposons actuellement de la législation la plus sévère du monde en ce qui concerne les agents des joueurs.
Cette législation aurait encore plus de poids si nous pouvions l’arrimer à la loi. Le problème, c’est que nous sommes confrontés aux diverses compétences: qu’est-ce qui est fédéral, qu’est-ce qui est régional? Nous avons aussi un handicap: la Belgique est plus sévère que le reste du monde, ce qui ne facilite pas la vie des clubs dans les transferts. Si on couple cet aspect à la législation, il faut prendre garde à ce qu’il n’y ait pas de différences entre les communautés francophone, flamande et germanophone. C’est notamment pour ça que cette législation n’est pas encore au point.
En résumé, nous avons subi une métamorphose complète en matière de gestion et de réglementation ces quatre dernières années. Je pense que l’exercice est achevé. Nous fonctionnons comme il se doit, désormais. Mais nous devons bien constater que nos compétences s’arrêtent à la frontière. Nous sommes donc très heureux que la FIFA, partiellement grâce à la pression que nous avons exercée, a l’intention de mettre sur pied une clearing house internationale et d’introduire un règlement mondial concernant les managers. À l’heure actuelle, la majorité des transferts effectués en Jupiler Pro League sont internationaux. Si nous voulons qu’ils se déroulent conformément à notre vision, il faut que le contrôle ne s’arrête plus à la frontière.»
Kris Luyckx: «Un nouveau momentum en fin d’année»
Avocat de Dejan Veljkovic
«Depuis octobre 2018, on a pris conscience de tout ce qui n’allait pas. On avait perdu tout sens des normes et valeurs. Le football belge est devenu plus prudent.
Ça ne concerne que la Belgique. À l’étranger, surtout plus au sud, beaucoup de managers continuent à travailler d’une façon qui suscite beaucoup de questions. Ils touchent des commissions telles qu’on peut se demander si elles avantagent les joueurs. Nous avons un département droit sportif et des clubs belges nous interrogent sur ce genre de pratiques. Nous leur conseillons de ne pas travailler avec ce genre de managers.
À terme, si ce déséquilibre persiste, ça peut entraîner un problème de concurrence. À l’avenir, il pourrait devenir impossible de transférer ici certains footballeurs. Le football est nettement plus important que chez nous dans une série des ces pays du sud. Et les pouvoirs publics y réfléchiront à deux fois avant d’intervenir si le football est porté au rang de religion.
En ce qui concerne la Belgique, le football tombe désormais sous le coup de la loi anti-blanchiment à laquelle sont soumis le monde financier, le marché immobilier et le secteur du diamant depuis 2017. Élargir cette loi au football a été une bonne décision. Les clubs ne l’appliquent pas encore à la lettre, mais ça changera quand la justice y prêtera attention.
Le fait est que les clubs l’ont échappé belle dans l’Opération Mains Propres. La justice a décidé de ne pas poursuivre les sociétés alors qu’elle l’aurait fait dans d’autres secteurs coupables de ce genre de fraude. Je suppose que le parquet a pensé qu’inculper tous les clubs impliqués signifierait la fin du football. Nous n’aurions en tout cas plus la même compétition. Je pense qu’un club comme l’Antwerp doit être très amer à l’idée d’être en concurrence avec le Club Bruges, par exemple, alors que celui-ci a participé à la fraude, selon le ministère public.
J’en viens au football et à la question que j’entends le plus souvent: Ça n’aboutira à rien? Je vous assure que si. Je m’attends à ce qu’on sache clairement, en fin d’année, voire au début de l’année prochaine, qui parmi les 57 suspects (voir encadré, ndlr) devra répondre de ses actes devant le tribunal. On assistera à un autre momentum, qui sera un signal fort. Les personnes qui sont à la tête des clubs comprendront qu’elles doivent être prudentes.
Il y a ici une différence avec d’autres secteurs. Les dirigeants ou les propriétaires impliqués dans une enquête judiciaire devraient effectuer un pas en arrière s’ils sont actifs. Ça ne se produit pas en football.
La Fédération de football a donc raté l’occasion d’intervenir drastiquement. Elle n’était pas suffisamment préparée, juridiquement et administrativement, à régler convenablement l’aspect disciplinaire, bien que mon client, Dejan Veljkovic, ait voulu jouer cartes sur table avec la Fédération. Elle a refusé, pensant pouvoir tout régler elle-même. Nous avons introduit une demande de dommages et intérêts. La Fédération aurait pu s’en prendre aux managers via la Commission des Licences, mais elle ne l’a pas fait non plus. C’est un réflexe corporatif. Des personnes occupant ou ayant occupé des postes importants à la Fédération ont été inculpées et elles préféraient donc ne pas ouvrir la boîte de pandore.
Veljkovic va bien. Il est conscient qu’il lui sera très difficile de retravailler en Belgique et il essaie de reprendre pied à l’étranger, mais sa famille (sa femme, son père et son frère) est encore poursuivie. C’est son principal souci pour le moment.»
Roland Duchâtelet «Le match-fixing est moins grave qu’avant»
Ex-président du STVV et du Standard, ex-propriétaire de différents clubs étrangers
«La corruption est présente sous différentes formes en Belgique. Je pense que le match-fixing est moins grave qu’avant, grâce à l’Opération Mains Propres mais aussi, selon moi, grâce au fait que beaucoup plus de clubs belges sont en mains étrangères. Le football belge n’est plus un petit club privé réunissant quelques dirigeants.
J’avais été frappé par le fait qu’à Charlton, en Premier League et dans le football anglais en général, il y avait nettement moins de matches arrangés. C’est aussi le cas en Primera División. Une question se pose donc: y a-t-il une relation entre l’actionnariat des clubs et l’achat de matches? Le paysage est devenu beaucoup plus international en Jupiler Pro League. Je ne peux pas imaginer que les Japonais du STVV aillent discuter avec des Arabes pour arranger un match. C’est une évolution. Ça peut être un sujet de thèse intéressant pour un étudiant en sciences du sport (il rit).
Selon moi, on continue à acheter des dirigeants de clubs pour qu’ils engagent des joueurs.» Roland Duchâtelet
Il y a un autre type de corruption, qui consiste à acheter des dirigeants de club pour qu’ils engagent des joueurs. Ça se passe aussi en Angleterre et ça reste très présent dans notre football, selon moi.
Il y a encore la fraude fiscale. On essaie de contourner la fiscalité normale en payant autrement une partie du salaire d’un entraîneur ou d’un footballeur. On peut y parvenir en mettant en place certaines constructions ou en payant carrément en noir, comme ça a été apparemment le cas de certains entraîneurs. Je ne pense pas que cette sorte de fraude existe encore dans le football belge, contrairement au secteur de l’horeca, où beaucoup d’affaires continuent à travailler à moitié au noir, alors que la caisse blanche est obligatoire depuis 2016. Mais donc, cette pratique a disparu du football professionnel.
Les gens ont réalisé qu’ils pouvaient être condamnés et que certains l’étaient, de fait. Ça a eu un sérieux impact sur leur comportement.
Par exemple, depuis l’Opération Mains Propres, on remarque des progrès au niveau des managers. Une série d’entre eux se sont clairement distancés des pratiques frauduleuses. Ils ont du succès auprès des parents raisonnables et bien élevés de jeunes talents qui réfléchissent à long terme. Cette évolution va dans le bon sens.
D’autre part, aucun jugement n’est encore tombé dans l’affaire du Standard pendant la saison 2013-2014 (Roland Duchâtelet a des preuves qu’il y a eu match-fixing pendant les play-offs, ce qui a privé le Standard du titre, ndlr). Je déplore que ça n’avance pas. La Fédération pointe le tribunal du doigt. Elle n’a donc pas examiné l’affaire, décidant tout simplement que c’était à la justice d’intervenir.
Est-ce que je veux obtenir gain de cause? L’essentiel est qu’on enquête sur ce qu’il s’est passé et qu’on condamne sévèrement les coupables. Si l’affaire n’est pas étudiée avec conséquence et qu’on laisse les choses suivre leur cours, on aura investi énormément d’argent dans la justice sans rien obtenir. C’est bien mal employer l’argent du contribuable. La justice doit poursuivre son travail, car beaucoup de gens ayant commis des actes délictueux sont toujours en liberté, sans la moindre sanction.
Prenez l’affaire Ye. Le procès a été très long, quelques personnes ont été condamnées, mais ça n’a pas eu un impact suffisant et les gens ont repris leurs petites affaires comme si de rien n’était. Le problème n’a pas vraiment disparu.
En résumé, le chemin est encore long.»
Sébastien Stassin «Les agents sont plus transparents»
Représentant au syndicat des joueurs United Athletes
«Jadis, les joueurs ne savaient généralement pas combien leur manager gagnait. Depuis l’Opération Mains Propres, ils promettent de plus en plus souvent d’être transparents. Ils montrent toutes les transactions et sont francs par rapport aux commissions qu’ils percevront en cas de transfert ou de nouveau contrat. Selon un nouveau règlement, les clubs devraient payer la commission aux joueurs et non plus aux managers. Ces commissions diminueront si ça devient la nouvelle règle. Pas pour les tout grands footballeurs car là, c’est la loi de l’offre et de la demande, mais un cran en-dessous, pour les joueurs qui ont un salaire plus modeste ou moyen. Les joueurs sentent ainsi dans leur portefeuille ce que gagne un agent.
Les managers gagnent-ils trop? Il y a une différence entre les agents qui aident aussi à régler la paperasserie et à trouver un appartement et les managers qui règlent un transfert puis disparaissent. Celui qui règle tout de A à Z pour un joueur peut gagner davantage.
L’Opération Mains Propres a fait bouger les choses et c’est une bonne chose, mais le monde politique s’en prend trop au football. On pourrait croire que tout se déroule dans les règles dans les autres sports. Le football est une proie facile, grâce à sa réputation dans l’opinion publique. Prenez la discussion sur les cotisations sociales: oui, les footballeurs émargent à une catégorie particulière. Et on établit des comparaisons: Simon Mignolet paie moins de cotisations sociales qu’un infirmier… Mais le salaire élevé de Mignolet est imposé à 50%, soit plusieurs fois plus que ce que paie l’infirmier. Et depuis l’introduction du nouveau règlement, le Club Bruges paie aussi plusieurs fois plus que ce qu’il devait auparavant.»
Lorin Parys «La Belgique est un précurseur»
CEO de la Pro League
«A posteriori et à long terme, Mains Propres a en fait été un cadeau du ciel pour le football. L’opération a changé beaucoup de choses. Je suis convaincu que nous adoptons une autre approche dans différents domaines. Nous voulons modifier la réputation du football. Dans le passé, on a adopté des habitudes qui ont pris des allures extraterrestres. Ça ne va pas. Le football n’est pas un corps étranger à la société. L’Opération Mains Propres a été le levier de changements qui étaient nécessaires depuis longtemps, mais n’auraient jamais vu le jour autrement.
Très concrètement, je pense à la clearing house. Grâce à sa mise sur pied, les clubs ont souscrit à la nécessité d’une bonne gestion et de transparence. Depuis la campagne de transferts de l’été 2020, la clearing house est opérationnelle et assure le contrôle et la transparence des transactions. Elle sert de modèle à la FIFA, qui élabore sa propre clearing house. Nous avons donc été des précurseurs. Ou plutôt: nous avons été obligés d’être des précurseurs.
Le football est une proie facile pour les politiciens, compte tenu de l’opinion publique.» Sébastien Stassin
L’introduction de la loi anti-blanchiment d’argent est une deuxième action marquante. Nous parlons d’AML ou Anti Money Laundering. Nous sommes la seule branche sportive au monde à devoir s’y soumettre. Ça a de nombreuses implications pour les clubs, qui doivent passer par différentes procédures avant qu’une transaction puisse être conclue.
Les journaux ont écrit que tous les clubs contrôlés avaient présenté des carences dans l’application des nouvelles règles. Il faut nuancer. Tout ça est nouveau et la législation n’est pas adaptée au secteur du football. Ces manquements sont plutôt formels, comme la rédaction de rapports. C’est un aspect que nous sommes en train de résoudre. À l’avenir, nous voulons qu’il y ait automatiquement une trace écrite de chaque estimation de risque.
La Pro League a ajouté une couche supplémentaire à ces règles en élaborant Football First, un plan global grâce auquel nous voulons nous engager à suivre les règles à la lettre. Nous voulons une gestion d’entreprise claire et transparente. Nous avons formé un conseil d’administration plus restreint, mais efficace, avec Wouter Vandenhaute (président d’Anderlecht), Sven Jaecques (manager général de l’Antwerp), Philippe Bormans (CEO de l’Union Saint-Gilloise) et Harm van Veldhoven (président de Lommel), qui représentent les clubs, et deux administrateurs indépendants, Bart De Smet (président du VBO) et IsabelleMazzara (directrice générale de l’ULB et présidente de Wallonie-Bruxelles Enseignement). Ces deux dernières personnes nous apportent leur expérience et leurs connaissances professionnelles. Leur embauche apporte une réelle plus-value au football professionnel. Je considère ma nomination au poste de président exécutif comme un chouette encouragement à poursuivre mon travail dans le respect des principes de Football First.
Les clubs ont également approuvé la fondation de la Pro League University, un nouvel institut de formation qui doit améliorer la gestion des clubs, en collaboration avec l’Université d’Anvers. Le projet sera lancé en janvier 2023.
Les clubs s’engagent à avoir des fonds propres positifs d’ici cinq ans. Ils doivent progresser de 20% par an. S’ils n’y parviennent pas, ils subiront un retrait de points. C’est révolutionnaire. Bientôt, ils ne pourront consacrer que 70% de leur budget au sportif alors qu’à l’heure actuelle, cela représente parfois 120% du budget.
Nous ne pourrons jamais éliminer complètement tous les problèmes mais avec toutes ces mesures, nous mettons en place une nouvelle culture, au sein de laquelle il va devenir très difficile d’enfreindre les règles. Avant mon arrivée, il existait déjà une certaine volonté de mettre tout ça en place, mais nous avons accéléré. Instaurer une nouvelle culture est un travail de longue haleine, mais nous avons donné le coup d’envoi. Comme lors de tout changement, on risque parfois d’aller droit dans le mur, mais l’ordre de marche est clair.
Nous pensons à l’avenir et n’allons donc pas juger des cas individuels. Je ne vais pas décider qui un club peut engager ou conserver. Nous n’allons pas non plus abandonner le principe de la présomption d’innocence.
Je ne sais pas ce qui peut encore émerger, suite à l’Opération Mains Propres, mais nous devons vivre en toute transparence. Il n’y a rien de tel que la lumière du jour. J’espère cependant que nos nouvelles mesures vont aussi bénéficier de l’attention qu’elles méritent. Il s’est produit des choses inacceptables et nous ne pouvons pas faire comme s’il ne s’était rien passé, mais le football professionnel a emprunté une nouvelle voie grâce à ce passé.»
Jesse De Preter «Une base légale pour les agents, de grâce»
Avocat et dirigeant du Football Forum, une organisation internationale pour managers et joueurs
«Si la BFFA (Belgian Federation of Football Agents, ndlr) existe toujours? Nous nous réunissons quelques fois par trimestre. Nous étudions surtout la manière d’assister juridiquement les managers qui ont des problèmes suite à l’Opération Mains Propres mais en fait, The Football Forum est une organisation beaucoup plus importante, emmenée par Jonathan Barnett (un grand manager, ndlr) et, avant, par Mino Raiola (décédé en avril, ndlr). Les trois principaux bureaux de management de Belgique apportent leur contribution financière à The Football Forum, qui est établi en Suisse.
Changer de culture est un travail de longue haleine, mais on a donné le coup d’envoi.» Lorin Parys
La FIFA planche depuis 2018 sur la rédaction d’un règlement international pour les intermédiaires – elle n’emploie pas le terme de managers. C’est important, car elle va demander à toutes les fédérations nationales d’appliquer ce règlement. C’est regrettable, car ce règlement est en contradiction totale avec le droit européen. Nous nous demandons donc quelle est son utilité. Les managers de bonne volonté vont voir leur liberté restreinte tandis que les cowboys – pas seulement les agents, mais aussi les clubs cowboys – auront les mains libres, sachant que s’ils vont au tribunal, ils gagneront.
Nous nous occupons donc de deux choses. Un: comment faire en sorte que la FIFA reste dans le cadre légal de l’Europe? Deux: nous planchons nous-mêmes sur un règlement, qui est encore plus sévère que celui de la FIFA. Nous menons une fameuse lutte car entre-temps, la FIFA a annoncé qu’elle présenterait cette réglementation lors de sa prochaine assemblée générale, fin octobre.
La clearing house de la Fédération est évidemment un élément nouveau pour les managers travaillant en Belgique. J’en ai toujours été partisan. Elle est utile, puisqu’elle vérifie tous les documents inhérents à un transfert. Ce n’est pas un luxe, car le football belge n’a pas toujours géré intelligemment ces documents. En tant que juriste, je me pose quand même des questions, car cette procédure bafoue les règles sur la vie privée. Il faut en effet transmettre toutes sortes de documents à la base de données de la clearing house et certains papiers contiennent des données très personnelles sur les joueurs et les managers, ainsi que des informations confidentielles sur les clubs. Par la suite, beaucoup de données sont publiées. Est-ce permis? Selon moi, non. Donc, le système doit être perfectionné. Mais je ne me tracasse pas outre mesure, car les avantages pèsent actuellement plus lourd que les inconvénients.
Un autre problème: la nouvelle réglementation de la clearing house comporte aussi des règles à suivre en cas de conflit entre managers, clubs et joueurs. Certaines clauses sont contraires au droit. Elles ne respectent pas les droits de la défense, par exemple. Donc, au premier contentieux sérieux, le tribunal rejettera ce règlement. La BFFA l’a signalé à la Fédération en son temps, mais bon…
Il y a une autre évolution, suite à l’Opération Mains Propres, à savoir l’application de la loi anti-blanchiment à la Fédération, aux clubs et aux agents. Les clubs ne sont pas encore tout à fait prêts, car ils ne connaissent pas encore très bien le sujet. Ils demandent donc chaque fois une masse de papiers pour être en ordre. Cette loi augmente aussi la paperasserie des managers. On pense Better safe than sorry et on exagère. Le système ne fonctionne donc pas encore comme il le devrait. Nous sommes le pays européen le plus sévère. C’est pour ça que la campagne de transferts a été plus longue cet été (jusqu’au 6 septembre, ndlr). C’était aussi stratégique, car nous sommes plutôt un marché exportateur. Le dirigeant qui peut vendre un footballeur pour dix millions d’euros le 30 ou le 31 août a le couteau sur la gorge, devant lui trouver un remplaçant. Tout le monde le sait. Il est donc rassurant de disposer d’une marge. Cet élément est sans doute encore plus important que la loi anti-blanchiment.
Ce sont là les changements les plus importants depuis l’Opération Mains Propres, mais il reste un chantier: le nouveau règlement fédéral sur les intermédiaires (datant du 1er juillet 2020, ndlr) est caduc. C’est un mauvais règlement, on ne peut pas le qualifier autrement. Il est dépourvu de base légale. S’il est contesté en justice, il passera à la trappe. De plus, la clearing house devrait être un institut indépendant, mais elle est sous la tutelle de la Fédération et de la Pro League. La jurisprudence est l’affaire de l’URBSFA, ce qui n’est pas normal car la Fédération n’est pas une instance publique. La Fédération ne peut pas mener d’enquête, elle n’a pas de procureur qui puisse commander des perquisitions et n’a pas davantage de police qui puisse intervenir, si nécessaire.
La clearing house est utile, mais je pense qu’on y bafoue les règles sur la vie privée.» Jesse De Preter
La BFFA a consacré énormément de temps à la rédaction d’une proposition de loi fédérale. Elle est toujours à la Chambre, mais elle y est bloquée car elle est toxique: elle émane des managers. C’est très regrettable car notre proposition de loi allait beaucoup plus loin et était plus sévère que le règlement de la Fédération. Nous voulions réguler tout le système de la même façon, en Belgique. L’absence de base légale dans notre pays est une grave carence. Les politiciens ne le comprennent apparemment pas, puisqu’ils disent qu’il y a une législation sur le placement des travailleurs. Mais, de un: il y a trois décrets différents, en Flandre, à Bruxelles et en Wallonie. Donc, le manager qui veut caser un footballeur dans un club flamand est confronté à une autre législation que s’il voulait le transférer dans un club wallon. De deux: le travail d’un manager dépasse le simple cadre du placement.
Je ne sais plus combien de fois j’ai rappelé qu’il fallait une base légale. Nous avons donné la becquée aux politiciens avec notre proposition de loi, vérifiée et validée par un centre d’étude, mais il ne se passe rien. On n’ose pas avancer parce qu’on a peur, qu’on ne veut pas être associé aux managers. Pourtant, si cette proposition de loi passait, nous accomplirions un fameux pas en avant.»
Peter Vandenbempt «Le football n’est plus au-dessus des lois»
Commentateur et analyste de Sporza et de Proximus TV
«Quand j’ai interviewé Dejan Veljkovíc pour Pano, un magazine de la VRT (diffusé en décembre 2021, ndlr), j’ai rapidement compris qu’il allait être conspué par le monde du football. En confessant tout ce qu’il savait, il a cloué beaucoup de gens au pilori. Il n’a pas agi sous le coup du remords, mais parce que les preuves à son encontre étaient irréfutables et qu’il obtiendrait une réduction de peine s’il parlait. Beaucoup de gens lui en veulent de la manière dont il a présenté les choses: «Je suis une victime, j’ai été obligé de fonctionner dans ce système pervers sous peine de ne pas avoir de travail.» Ce qui est évidemment faux.
L’Opération Mains Propres est-elle ce qui pouvait arriver de mieux à notre football? En partie. Un des enquêteurs m’a raconté qu’on pouvait comparer la situation à celle du secteur du transport. Longtemps, tout a été permis, beaucoup de gens se pensant intouchables. Jusqu’à ce qu’on s’attaque à ces dysfonctionnements. Le secteur est désormais beaucoup mieux régulé. Ce sentiment régnait en football aussi. L’impression d’être au-dessus des lois. Nous faisons ce que nous voulons et on nous laisse tranquilles. Il suffisait d’inviter un politicien dans les loges, de temps en temps, et de lui servir du champagne. C’est fini, depuis l’Opération Mains Propres. Les clubs et les managers n’ont plus ce sentiment d’impunité.
J’ai été très déçu que l’Union fasse appelle à Mogi Bayat pour augmenter le prix du transfert de Casper Nielsen.» Peter Vandenbempt
Le milieu veut maintenant rétablir ses relations avec la politique. C’est nécessaire. Car le football a escroqué pendant des années son principal sponsor, le gouvernement. Le système de cotisations sociales, les subsides… Ça n’était pas encore suffisant pour certains clubs. S’ils veulent tenter de réparer les dégâts, ils ne peuvent plus se permettre le moindre faux-pas. Je pense donc que c’en est fini de l’argent noir et de toutes ces constructions, avec de fausses missions de scouting, même si je n’en ai pas la moindre preuve. Il ne faut en tout cas pas prendre à la légère la nouvelle loi anti-blanchiment, qui est désormais applicable aux clubs de football. C’est un élément très important, qui extirpe beaucoup de transactions de l’illégalité.
Ce qui n’a pas changé selon moi, c’est la jalousie qui règne entre les managers. Mogi Bayat s’implique encore dans de nombreux transferts. Les clubs continuent à faire appel aux agents pour régler des affaires. Cette mentalité-là n’a pas changé. J’ai été très déçu de voir un club comme l’Union faire appel à Bayat pour relever le prix du transfert de Casper Nielsen. Je ne crois pas que tout se déroule selon les règles de l’éthique entre managers, clubs et footballeurs.
Certains ont quand même été sanctionnés, d’une manière ou de l’autre. Mehdi Bayat a dû quitter la présidence de la Fédération quand il a été inculpé de faux en écritures et de corruption. Il n’est pas parti parce qu’il avait trop de travail à Charleroi, contrairement à ce qu’on raconte parfois. Reste à voir qui sera finalement condamné. Beaucoup de suspects insistent sur la présomption d’innocence, bien que le parquet affirme détenir des preuves irréfutables. Mais ça ne veut pas encore dire qu’il y aura condamnation.»
C’est quoi, l’Opération Mains Propres?
L’Opération Mains Propres est une enquête à grande échelle du parquet fédéral, concernant les pratiques de blanchiment d’argent, de corruption et de match-fixing du football belge. Initialement, le dossier s’appelait Opération Zéro, les enquêteurs pensant ne rien trouver. Ils ont toutefois ouvert la boîte de Pandore du football belge, notamment grâce aux aveux du manager Dejan Veljkovic, en échange d’une réduction de peine. De nombreux acteurs de premier plan de notre football se retrouvent maintenant dans de sales draps.
Les 57 suspects
1 Uros Jankovic associé du manager Dejan Veljkovic
2 Dragan Siljanoski manager, ex-joueur de l’Antwerp, ancien partenaire de Veljkovic
3 Nedzad Tanovic associé de Dejan Veljkovic
4 Branko Veljkovic père de Dejan Veljkovic
5 Marija Bogojevska femme de Dejan Veljkovic
6 Goran Veljkovic frère de Dejan Veljkovic
7 Ugljesa Jankovic associé de Dejan Veljkovic et frère d’Uros Jankovic
8 Arnaud ‘Mogi’ Bayat manager
9 Mehdi Bayat ex-président de la Fédération, CEO du Sporting Charleroi
10 Pierre-Yves Hendrickx directeur administratif de Charleroi
11 Laurent Denis juriste et manager, déjà condamné pour son implication dans l’affaire du Chinois Zheyun Ye
12 Thierry Steemans ex-directeur financier du FC Malines
13 Johan Timmermans ex-président du FC Malines
14 Stefaan Vanroy ex-directeur sportif du FC Malines
15 Herman Stijlemans manager sportif du FC Malines, toujours actif
16 Olivier Somers ex-dirigeant et actionnaire du FC Malines
17 Philippe Collin ex-secrétaire général du RSC Anderlecht
18 Herman Van Holsbeeck ex-manager du RSC Anderlecht
19 Johan Van Biesbroeck ex-CEO du RSC Anderlecht
20 Luc Devroe ex-directeur sportif du KSV Roulers, du KV Ostende et du RSC Anderlecht, actuellement manager
21 Olivier Renard ex-directeur sportif du Standard et de l’Antwerp, maintenant président et Chief Sporting Officer du CF Montréal
22 Bruno Venanzi ex-président du Standard
23 Patrick Turcq ex-manager de Courtrai et de Gand
24 Michel Louwagie manager de Gand
25 Luc Denteneer ex-responsable sportif d’OHL
26 Paul Van der Schueren ex-CEO d’OHL, maintenant administrateur-délégué du club
27 Lazo Liposki ex-directeur technique d’Anzhi Makhachkala
28 Francois De Keersmaecker ex-président de l’URBSFA
29 Steven Martens ex-secrétaire général de l’URBSFA
30 Melchior Roosens ex-président de Waasland-Beveren
31 André Opgenhaffen ex-secrétaire de Waasland-Beveren
32 Dirk Huyck ex-président de Waasland-Beveren
33 Olivier Swolfs ex-directeur financier de Waasland-Beveren
34 Herbert Houben ex-président du KRC Genk, maintenant membre de la direction
35 Patrick Janssens ex-directeur général du KRC Genk
36 Filip Aerden directeur financier du KRC Genk
37 Herman Nijs ex-directeur du KRC Genk, maintenant membre de la direction
38 Dirk Degraen ex-CEO du KRC Genk
39 Roger Lambrecht ex-président du Sporting Lokeren, décédé
40 Peter Maes ex-entraîneur du Sporting Lokeren
41 An Bruyndonckx ex-femme de Peter Maes
42 Erwin Lemmens entraîneur des gardiens des Diables rouges (écarté)
43 Ronny Van Geneugden ex-entraîneur d’OHL et de Waasland-Beveren, directeur technique du MVV en D2 néerlandaise
44 Vincent Mannaert CEO du Club Bruges
45 Bart Verhaeghe président du Club Bruges
46 Luc Anthonissen ex-directeur de l’agence Belfius de Genk
47 Ivan Leko ex-entraîneur du Club Bruges et de l’Antwerp, maintenant actif à Shanghai Port (Chine)
48 Yannick Ferrera ex-entraîneur de Waasland-Beveren, du FC Malines et du Standard, entre autres
49 Glen De Boeck ex-entraîneur (entre autres) de Waasland-Beveren, de Mousron et de Courtrai
50 Evert Maeschalck manager
51 Thomas Troch manager
52 Walter Mortelmans manager
53 Bart Vertenten ex-arbitre
54 Sébastien Delferière ex-arbitre, actuellement manager financier de l’ACFF, l’Association des Club de Football Francophones
55 Matthias Leterme manager général du KV Courtrai
56 Christian N’Sengi-Biembe directeur sportif de l’équipe nationale du Congo
57 BVBA Creative and Management Group SPRL de Mogi Bayat
Chronologie
10 octobre 2018Dans le cadre d’une enquête pour fraude financière et match-fixing, la justice procède à 44 perquisitions et à 25 arrestations. Les managers Mogi Bayat et Dejan Veljkovic sont les figures clés de l’Opération Mains Propres.
Dejan Veljkovic décide d’avouer en échange d’une diminution de peine.
Le parquet fédéral exige que le FC Malines ne soit pas promu en D1A et que Waasland-Beveren soit relégué en D1B, en raison de leur rôle dans le volet de match-fixing.
17 juillet 2019La CBAS (Cour Belge d’Arbitrage pour le Sport) estime que Malines peut jouer en D1A, mais le club ne peut être aligné en Coupe d’Europe. Waasland-Beveren est acquitté sur toute la ligne.
Le tribunal continue les vérifications des aveux de Veljkovic. Tous les clubs qui ont travaillé avec lui sont interrogés: le Club Bruges, Lokeren, Malines, le KRC Genk, le Standard, Anderlecht et La Gantoise.
La clearing house de l’UB entre en fonction. Désormais, les intermédiaires (les agents de joueurs) ne peuvent percevoir leur indemnité de transfert qu’après autorisation écrite de la Fédération. Le même jour, la Fédération publie une version actualisée du règlement sur les intermédiaires.
La Fédération, les clubs professionnels et les managers sont soumis à la loi anti-blanchiment qui est d’application dans les secteurs de la finance, de l’immobilier et du diamant depuis 2017. Cela signifie que les clubs et les agents soupçonnés d’utiliser de l’argent issu de la criminalité s’exposent à des amendes de plus d’un million d’euros et même à des peines de prison, dans certains cas.
28 septembre 2021Le documentaire «Milieu du terrain» de la RTBF apporte de nouvelles révélations. L’arbitre Sébastien Delferière aurait fait office de manager pour Felice Mazzù, quand celui-ci entraînait Charleroi, et Mogi Bayat aurait offert des montres de luxe lors de la lutte pour le titre en 2014, afin d’influencer le cours de matches et de régler des transferts. Bayat dépose plainte pour diffamation et violation du secret de l’enquête.
Veljkovic a achevé son travail. Il est passé aux aveux complets. En échange, il écope d’une peine de prison de cinq ans avec sursis et d’une amende de 80.000 euros, avec sursis également. Tout l’argent acquis illégalement est confisqué.
Veljkovic s’exprime pour la première fois, durant une interview accordée à l’émission «Pano» un an et demi plus tôt. Il affirme que Georges Leekens a fait débuter Derrick Tshimanga, un défenseur de Lokeren, en équipe nationale afin d’augmenter sa valeur marchande et de compenser une somme de 200.000 euros qu’il devait au président de Lokeren, Roger Lambrecht.
Le livre «La confession de Dejan Veljkovic» sort. L’agent déclare notamment qu’Herman Van Holsbeeck a fait appel à lui lors de la lutte pour le titre 2017 entre Anderlecht et le Club Bruges, afin de faire pencher la balance en faveur des Bruxellois.
14 janvier 2022Le parquet fédéral a bouclé l’enquête dans l’Opération Mains Propres. 56 personnes et une société sont inculpés de blanchiment d’argent, de faux en écriture et de falsification de matches.
Les 57 suspects du dossier Mains Propres reçoivent une convocation. Ils doivent comparaître devant la chambre des mises en accusation le 20 septembre.
Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs avocats demandent des examens complémentaires et l’affaire est reportée.
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