Neuf frères et soeurs, petits boulots, Hernan Losada: le parcours atypique de Tarik Tissoudali, le vainqueur du Soulier d’Ebène
Un gars chaleureux qui refuse que sa vie se limite aux terrains de foot, un renard qui explose avec Gand, un mec qui a toujours dû se battre. Découvrez le véritable Tarik Tissoudali, vainqueur de la Coupe de Belgique et du soulier d’Ebène.
» Tarik? Un gars charmant et désarmant. Comme entraîneur, j’essaie toujours d’être très humain. Lui, c’est pareil. Si je suis malade, si j’ai un souci, il m’envoie des messages et il y ajoute un petit coeur. » Henk de Jong en a plein la bouche quand il évoque Tarik Tissoudali. Ce coach ne l’a pourtant côtoyé que l’espace d’une demi-saison à De Graafschap. « Dans le monde du foot, c’est quand même souvent chacun pour soi. Lui, c’est un vrai joueur d’équipe. »
Quand Tissoudali signe dans ce club de deuxième division en janvier 2018, ça fait d’abord froncer des sourcils. Il a passé la première moitié de la saison à Venlo, en D1, et on ne peut pas dire qu’il ait été extraordinaire avec « cette équipe trop défensive », pour reprendre ses termes de l’époque. Mais dès son premier match avec son nouveau club, il dépose sa carte de visite. Le FC Utrecht II se fait manger, repart avec une défaite humiliante (7-0) dans la valise et Tissoudali a marqué un but et donné trois assists. Le 4-3-3 de Henk de Jong est fait pour lui. « J’aime pratiquer un jeu offensif, j’exige de mes équipes qu’elles pressent toujours haut », explique l’homme. « Quand on perdait le ballon, Tissoudali devait presser avec les autres. Mais quand on avait la possession, il était entièrement libre. C’est le genre de joueur qu’il ne faut pas bombarder de consignes. Si tu fais ça, tu le perds, il se bloque. Avec moi, les ailiers ne doivent pas redescendre avec les défenseurs latéraux. Si tu veux que tes ailiers participent au boulot défensif, tu ne dois pas prendre Tissoudali. »
C’est le genre de joueur qu’il ne faut pas bombarder de consignes. Si tu fais ça, tu le perds, il se bloque. » Henk de Jong, ex-coach de Tissoudali
À la fin de cette saison-là, De Graafschap monte en Eredivisie et Tissoudali y est pour quelque chose. Lors du barrage contre Almere City, il inscrit un but décisif. « On n’a plus jamais eu un joueur aussi créatif entre-temps », épingle Raymond Willemsen, qui suit le club pour le journal DeGelderlander. « Tissoudali est aussi un gars très discret, modeste, pas du tout grande gueule. Il avait été directement accepté par tout le groupe. »
Le club impose à ses joueurs d’habiter dans la région et on lui dégote donc une villa pas très loin du centre d’entraînement. « Il n’en revenait pas », se souvient Henk de Jong. « Il a dit que cette maison était beaucoup trop grande pour lui. » Une réaction étonnante pour un jeune qui a grandi sur les petites places d’Amsterdam, où la fanfaronnade s’inscrit dans l’ADN de la population, où il faut un caractère bien trempé pour survivre.
Une famille de… dix enfants
Le père de Tarik Tissoudali, Messoud, a quitté le Maroc pour Amsterdam en 1970. Il a commencé à bosser dans un restaurant bien connu du centre. Dans les années 80, il a fait venir sa femme et leurs cinq enfants. La famille s’est encore agrandie, pour passer au total à dix gosses! Six garçons, quatre filles. Messoud grimpe dans la hiérarchie du resto, il enchaîne les journées à rallonge et passe peu de temps à la maison. Les corvées ménagères sont pour la maman, Aïcha. Et c’est peu de le dire… Il n’est pas rare qu’elle doive faire jusqu’à six lessives de linge par jour.
L’aîné des garçons, Mohammed, devient naturellement le père de substitution. Pour lui, pas question de succomber aux tentations amstellodamoises. Fumer, boire, se droguer, ce n’est pas pour lui. Son rejet de ces vices inspire toute la famille qui suit à la lettre les préceptes de l’islam, dont le respect d’autrui et surtout des aînés. « Quand des gamins du quartier venaient sonner à la porte pour se plaindre qu’on les avait intimidés, on avait vite un problème avec notre mère », a expliqué Omar, un autre frère, dans nos colonnes, l’année passée.
Avec la voiture mise à sa disposition par le Sparta Nijkerk, un club amateur, il fait le ramassage d’ouvriers polonais et bulgares, et il les conduit sur les chantiers.
Ça joue beaucoup au foot sur la place située devant la maison. « C’était idéal parce que notre mère pouvait ainsi nous surveiller en permanence, il suffisait qu’elle passe la tête par la fenêtre pour nous voir », lâche Mohammed. « Les grands frères veillaient aussi sur les plus petits. »
L’éducation des enfants est un pilier de la vie quotidienne chez les Tissoudali. On leur apprend très vite la valeur de l’argent. « Dans une aussi grande famille, tu ne peux pas demander à ton père de t’acheter les dernières Nike », explique Mohammed. « Non, tu travailles d’abord, tu te les achètes éventuellement ensuite. » Omar ajoute que « Tarik était parfois un peu plus gâté, mais on lui faisait bien prendre conscience de la valeur des choses. Il devait capter que la vie n’était pas facile et qu’il fallait bosser dur pour obtenir quelque chose. »
Dès l’âge de douze ans, Tarik multiplie les petits boulots pour se faire de l’argent de poche: il distribue des publicités, livre des pizzas, travaille dans un magasin Albert Hein, prépare des kebabs dans un restaurant turc. Il se retrouve même dans la cuisine d’un McDonalds. Dans une interview télévisée, il a raconté ceci… « Vous connaissez le secret d’un bon hamburger? Il suffit d’y mettre une blinde de sauce. » À l’approche de l’âge adulte, quand il avance dans sa carrière, il continue à travailler sur le côté. Avec la voiture mise à sa disposition par le Sparta Nijkerk, un club amateur, il fait le ramassage d’ouvriers polonais et bulgares, et il les conduit sur les chantiers. Il a aussi la charge de prendre les présences.
Une mauvaise expérience en France
La vie de Tarik Tissoudali bascule quand il signe son premier contrat professionnel. Il a 21 ans et il n’y croyait plus. C’est Telstar qui lui donne une chance. Il dira plus tard, dans le magazine flamand Humo: « Mon but, c’était de gagner le plus possible pour ne plus devoir travailler sur le côté. Je savais ce que c’était de trimer pour s’en sortir. »
Après deux saisons à Telstar, il file en France, au Havre, en Ligue 2. Mais cette aventure ne se déroule pas comme il l’avait imaginée. L’entraîneur américain Bob Bradley, qui l’a persuadé de signer là-bas, part à Swansea dès le mois d’octobre. Le coach qui lui succède, OswaldTanchot, ne parle pas un mot d’anglais et il y a un réel souci de communication. En plus, Tissoudali est en conflit avec son agent, RichinelBryson, qui n’est pas intervenu dans le transfert mais prétend avoir droit à un tiers du montant déboursé par Le Havre. Ce conflit va durer cinq longues années, pour être finalement réglé à l’amiable.
Il a signé en France pour quatre ans et Le Havre va le prêter successivement à trois clubs néerlandais: Cambuur (D2), Venlo (D1) et De Graafschap (D2). Ses prestations avec le dernier des trois vont lui permettre de décrocher un transfert au Beerschot. « Dans un premier temps, De Graafschap souhaitait me conserver, puis ils ont choisi un autre joueur », explique-t-il dans notre magazine. « Et donc, j’ai accepté la proposition du Beerschot. C’était à nouveau la deuxième division, mais l’ambition était de retrouver la D1 très vite. »
Après les premiers entraînements à Anvers, beaucoup de joueurs ne sont pas du tout convaincus par son potentiel. Certains se demandent comment la direction a pu engager Tissoudali. » He seemed like a shit player« , dira le défenseur Denis Prychynenko, devenu entre-temps un de ses meilleurs potes. « Je me disais qu’on ne pouvait pas aller très loin avec un gars venu de la D2 aux Pays-Bas. Je me souviens qu’au tout premier entraînement, quand on a fait un toro, il n’était vraiment nulle part. C’était dramatique. Après ça, on a joué un petit match. Un moment, on me passe la balle, je vois Tissoudali arriver près de moi, je veux protéger mais il est plus rapide, il me chipe le ballon et il marque. C’était joli, mais je me suis dit qu’il avait eu beaucoup de bol. Cinq minutes après ça, j’ai voulu le tacler violemment pour lui montrer qui était le patron, mais il m’a dribblé et il a encore marqué. Là, je me suis dit qu’il n’était pas si mauvais, finalement. »
Je me disais qu’on ne pouvait pas aller très loin avec un gars venu de la D2 aux Pays-Bas. » Denis Prychynenko, ex-coéquipier au Beerschot
Tarik Tissoudali avait directement marqué les esprits avec De Graafschap et permis au club de monter en D1. Mais pendant sa première saison au Beerschot, ce n’est pas trop ça. Des coéquipiers de l’époque expliqueront plus tard que le courant ne passait pas entre le coach, Stijn Vreven, et son ailier. Un Vreven qui conteste cette version: « C’est complètement faux. En tout cas, ce n’était pas mon ressenti. Je suis toujours calme et jovial avec mes joueurs en dehors du terrain. Et sur le terrain, j’essaie de les faire progresser. J’ai eu des discussions avec Tissoudali, même des engueulades, mais j’ai ça avec tous mes joueurs. Pas plus avec lui qu’avec d’autres. »
Stijn Vreven a été marqué par l’écolage néerlandais du joueur. Là-bas, on apprend aux ailiers à construire des actions offensives, moins à défendre. Mais ce coach attend autre chose d’un joueur posté à cette place, il exige qu’il se replie en phase défensive, qu’il suive le back adverse. Et donc, ça a parfois fait des étincelles entre les deux hommes. « J’ai dû m’employer pour lui faire entrer ça dans la tête », se souvient Vreven. « Quand on dominait, il était bon. Mais quand on était inférieurs à l’adversaire, comme contre Malines ou l’Union, il avait du mal à faire son boulot défensif, à appliquer mes consignes. »
Hernán Losada a changé sa vie
Lors de la deuxième saison de Tissoudali au Kiel, Stijn Vreven prend la porte après une série de onze points sur 27. L’équipe est confiée à Hernán Losada. Dans un premier temps, ce n’est pas une bonne chose pour le joueur. Il disparaît complètement des radars, au point de passer tout près d’un transfert vers un club qatari de D2 au mois de janvier. Le contrat est pratiquement ficelé. Pendant le stage, il fait ses adieux à ses potes Denis Prychynenko et Raphael Holzhauser. Mais finalement, le deal ne se fait pas.
Dans le deuxième match après la trêve, contre l’Union, Tarik Tissoudali monte au jeu puis inscrit un but de classe mondiale. Il est lancé. Définitivement. Losada modifie son système et l’aligne en retrait de l’attaquant de pointe, Prince Ibara ou Marius Noubissi. Dans le milieu, Holzauser devient le fournisseur attitré de caviars pour le duo offensif. Ça marche super bien et le Beerschot remporte le championnat.
Grâce à Losada, Tissoudali a trouvé son meilleur poste, derrière le numéro 9. Aujourd’hui encore, Stijn Vreven ne peut masquer son étonnement: « En début de saison, je demande à mes joueurs de compléter une fiche avec toutes sortes d’infos, histoire de mieux les connaître. Je leur demande aussi de renseigner les postes où ils pensent pouvoir être les plus efficaces. Tissoudali n’a jamais dit qu’il se verrait bien jouer en pointe ou dans le dos de la pointe, il ne parlait que d’une place sur l’aile, que ce soit à gauche ou à droite. Je n’aurais jamais cru qu’il pourrait atteindre un niveau pareil comme deuxième attaquant. »
Entre-temps, le vestiaire a appris à connaître l’homme qui se cache derrière le joueur. Ses coéquipiers découvrent un chouette gars. Quand Jack, le fils de Frédéric Frans, est hospitalisé, son père trouve le lendemain, dans son casier du vestiaire, une carte, une peluche et un Kinder Surprise. Un cadeau de Tarik Tissoudali. « Il est incroyablement chaleureux », témoigne le Beerschotman TomPietermaat. « C’est un gars droit, en fait il n’est pas fait pour le milieu du foot. Tu ne rencontres pas beaucoup de mecs comme lui quand tu fais ce métier. Je le définirais comme quelqu’un de très pur. »
C’est un gars droit, en fait il n’est pas fait pour le milieu du foot. » Tom Pietermaat, ex-coéquipier au Beerschot
Tarik Tissoudali sait aussi aborder des sujets sérieux. L’islam par exemple. Il lui arrive de disserter pendant des heures sur ce thème avec des joueurs du Beerschot. Ses paroles sont toujours empreintes de respect, il ne cherche jamais à démolir. Et il a l’art de relativiser, de se remettre lui-même en question. Prychynenko a le bon mot. « Il dit souvent: I know I am ugly but I have a nice wife and great kids. »
À côté de ça, il sait rire de beaucoup de choses. Tout ne doit pas toujours être stijf, sérieux. « Il a besoin de rigoler et de faire des blagues pour être bon sur le terrain », dit Jan Van denBergh, autre joueur du Kiel, dans Het Nieuwsblad. « Il doit avoir l’impression qu’il tape la balle avec des potes sur une petite place d’Amsterdam comme au bon vieux temps de son enfance. »
La grosse erreur stratégique du Beerschot
« Tarik Tissoudali quitte le Beerschot »: quand le club publie ce communiqué en janvier de l’année dernière, ça passe mal auprès des supporters. Une décision qui n’a pas été facile à prendre pour le joueur parce qu’il avait apprivoisé le matricule et la ville, et c’était réciproque. D’ailleurs, il continue à suivre toutes les équipes où il a joué et on l’a revu plusieurs fois au Kiel depuis son départ. La direction l’avait laissé entamer sa dernière année de contrat sans aborder une prolongation, alors que Losada avait insisté pour que des négociations soient mises en route. Vu que rien ne bougeait, Tissoudali a demandé à son agent de regarder ailleurs. Il avait envie de rester en Belgique, mais visait une équipe du G5.
Le jour où La Gantoise se manifeste, les patrons du Beerschot bougent enfin. Ils proposent à Tissoudali un salaire supérieur à ce qu’il peut gagner chez les Buffalos. « Mais pour moi, ils avaient réagi trop tard. Ils auraient pu réfléchir plus tôt. » Le 30 janvier, les Anversois se déplacent à Louvain. Beaucoup de joueurs sûrs de partir ne joueraient plus ou lèveraient le pied, de peur d’une blessure. Tarik Tissoudali n’est pas fait de ce bois-là. Il joue un gros match et marque le seul but du jour.
À Gand, il se met directement en évidence. Lors de son premier match, sur la pelouse d’Eupen, il marque deux fois. Une nouvelle histoire d’amour est en marche. « J’étais un peu sceptique par rapport à son transfert à Gand », avoue Tom Pietermaat. « C’est un niveau au-dessus, avec un vestiaire où il y a quelques fortes têtes, et une personnalité comme Hein Vanhaezebrouck. Je n’étais pas sûr qu’un gars aussi gentil que lui pourrait s’imposer là-bas. Mais on voit le résultat entre-temps. »
À la Ghelamco Arena, il devient vite le bon copain de tout le monde et une alchimie se crée sur le terrain entre Laurent Depoitre et lui. « Depoitre est tellement généreux dans tout ce qu’il fait que c’est super agréable pour l’autre attaquant », explique Vanhaezebrouck. « Il bosse comme un malade, il va au duel, il attire en permanence un ou deux adversaires. Tissoudali en profite. »
On voit aujourd’hui un Tarik Tissoudali parfaitement bien dans ses baskets. Il confirme: « Hein Vanhaezebrouck me donne la confiance dont j’ai besoin. Il est convaincu qu’aucun autre joueur du championnat de Belgique n’a les mêmes caractéristiques que moi. »
Le gars est difficile à suivre sur un terrain. Et parfois en dehors aussi… Pietermaat raconte: « Il m’a appelé juste avant la trêve. Il m’a demandé si je pouvais lui dénicher une petite tente et des sacs de couchage. Il voulait partir une semaine dans les Ardennes avec Denis Prychynenko. J’ai trouvé tout ça chez mes parents et j’ai porté le matériel au stade le jour où on a joué contre Anderlecht. Tarik est venu nous voir. Le soir même, il est parti avec Denis. Quelques jours plus tard, il m’a envoyé une photo. Ils posaient tous les deux, ils étaient en Suisse, il faisait moins dix. C’est typique de lui, des trucs pareils. »
Les pitas, les kebabs, c’était avant
Tarik Tissoudali semble aujourd’hui taillé à la serpe. Mais ça n’a pas toujours été comme ça. « Quand on compare des photos d’aujourd’hui et celles prises quand il était au Havre, ce n’est pas le même corps », a lâché son frère Omar dans Sport/Foot Magazine. « On a l’impression qu’il était un peu grassouillet. Je n’irais pas jusque-là, mais ce qui frappe surtout aujourd’hui, c’est qu’il est très sec. Manger des crasses avec des potes, c’est fini. Il vit à fond pour son métier. »
Le joueur n’a aucun mal à l’avouer: « Avant d’arriver au Beerschot, ça m’arrivait de commander une pita ou un kebab le soir, simplement parce que j’avais une grosse faim. Le performance manager du club m’a pris en main. Il voyait que j’avais un beau potentiel et il voulait que je l’exploite à fond. Il m’a prévenu: Tu vas me détester. Mais ça a marché. Aujourd’hui, mon pourcentage de graisse est beaucoup plus bas et mon taux de sucre est stable. Je suis beaucoup plus mobile et moins vite fatigué. Je veux encore progresser sur ces points-là à Gand. »
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